« Mais qu’est-ce qu’on va faire de toi, ma pauvre fille ? »
C’était toujours le même refrain. Sa mère lui demandait - au choix- de faire les comptes, forger un petit couteau ou aller chercher des objets précieux. Et elle, systématiquement, se ridiculisait. Elle faisait des erreurs incompréhensibles en comptant les pièces d’or, fabriquait un morceau de métal à peine bon à servir de coupe-papier, ou ne ramenait que du bois pour le feu en guise d’objet précieux. Et à chaque fois, elle avait droit à ce refrain, et au couplet qui suivait inévitablement.
« Tu as déjà 85 ans, tu devrais pouvoir gagner ta vie honnêtement, au lieu de faire les corvées des autres, mais non, tu es incapable de faire quoi que ce soit de respectable correctement ! Ah ça, par contre, pour aller sautiller dans les prés avec Lula, ça, ya du monde ! Mais quand est-ce que tu te mettras du plomb dans la cervelle ! Si encore tu essayais de t’arranger un peu, tu trouverais peut-être un mari, mais regarde-moi ces genoux tout écorchés, et crasseux ! Comment veux-tu y mettre une robe ? Et ces doigts, avec tes ongles pleins de terre, comment veux-tu qu’on ait envie d’y passer une bague ? Isen, tu m’écoutes ?… »
Et ça continuait à l’envi, avec une variation inéluctable sur les mêmes thèmes. Peu à peu, elle s’était blindée, elle n’écoutait plus. Elle s’évadait en imaginant tout ce qu’elle pourrait faire, le lendemain, s’il faisait beau, avec Lula…
Lula, c’était sa meilleure amie. Bon, elle n’était pas très bavarde. Mais c’était sûrement parce qu’elle avait quatre pattes et un pelage soyeux. C’était un bison laineux qu’elle avait recueilli tout bébé, qu’elle avait nourri au biberon, et élevé avec amour. Le petit veau dormait avec elle l’hiver, lui tenant chaud, et gambadait avec elle la journée, quand elle n’était pas embauchée au bar du village pour servir des bières aux mineurs.
Ce qu’elles préféraient, c’était faire des acrobaties. Isen enchaînait les sauts périlleux tandis que Lula tournait autour d’elle en sautillant. Puis, elles feignaient toutes deux d’être mortes pour finalement se rouler l’une sur l’autre en riant. Isen rentrait de ses échappées bucoliques avec de l’herbe plein les cheveux, les genoux pleins de terre et les coudes écorchés. Et la complainte de sa mère reprenait de plus belle.
Un jour, alors qu’elle traînassait dans l’herbe avec Lula, un mouvement sur l’horizon attira son regard. En y regardant de plus près, elle constata qu’il s’agissait d’une caravane de roulottes, tirées par des chevaux de trait. Toute excitée, elle courut dans sa direction, l’animal haletant à ses trousses.
« Hééééééééé ! »
Etonné, le conducteur de la roulotte de tête tira sur les rênes et tourna la tête dans sa direction.
« Héééééé arrêtez-vous ici !
-Quoi, qu’ess’tu dis ma p’tite ?
- H… h… H… Arrêtez-vous dans notre village… h… h… On a besoin… de distractions. Vous êtes des troubadours hein ?
- Ouais, tout à fait ma p’tiote ! Bardes, dresseurs d’animaux, jongleurs, on a que du beau monde !
- Oh, s’il vous plait, arrêtez-vous chez nous !
- Hmmm… »
L’elfe jeta un regard au village, puis se tourna vers la file de roulottes qui le suivaient.
« Yaurait-y un ruisseau dans l’coin ?
-Suivez-moi ! »
Et Isen les mena près d’un ruisseau dont l’eau était bien claire, l’herbe bien verte, et la berge bien sèche. Elle s’éloigna un peu pour les laisser s’installer, mais resta dans les parages. Elle était fascinée par ces gens, qui allaient de ville en ville, vivaient au jour le jour, et pratiquaient leur art sans cesse.
D’ailleurs, une des filles elfes s’était éloignée, et elle avait l’air de se concentrer, assise en tailleur dans l’herbe. Le plus silencieusement possible, Isen s’approcha, Lula sur ses talons. La fille était très jolie, avec de longs cheveux blonds aux reflets roses, et une jolie robe jaune, qui rehaussait son teint et lui donnait l’air d’un bouton d’or au milieu de ce pré. Isen l’observait depuis un long moment lorsque celle-ci, sans ouvrir les yeux, lui adressa la parole.
« T’peux t’approcher, t’sais. J’allons pas t’manger. »
A ces mots, la naine se redressa vivement et marcha le plus calmement possible vers la jeune fille elfe. Celle-ci ouvrit les yeux et lui sourit.
« Comment t’t’appelles ? Moi c’est Thetys. »
- Isen.
- ‘chantée Isen ! T’habites ici ?
- Oui, dans le village là.
- C’bien, d’vivre dans un village com’ça ?
- Bof… Moi j’aime pas trop. Je préfèrerai faire comme vous, et aller sur les routes !
- J’te comprends. J’pourrions point vivre au même endroit tout l’temps. J’étions faite pour bouger tout l’temps.
- Tu fais quoi, toi, comme spectacle ?
- R’gard’. »
Thetys se leva, brossant sa robe. Elle ferma les yeux et se mit à fredonner un petit air inconnu de la naine. Puis elle leva les mains, et peu à peu, de l’eau apparut au creux de sa paume, formant petit à petit une bulle, qui grandit, encore et encore, et commença à se former. On aurait dit…
« Une licorne ! C’est une licorne, c’est ça ? »
La naine s’était exclamée, faisant sursauter l’elfe qui perdit alors sa concentration, et la licorne redevint de l’eau qui tomba au sol en éclaboussant les deux jeunes filles. Elles éclatèrent de rire, et s’essuyèrent rapidement.
« Faut point m’faire peur comme ça, j’ai encore b’soin d’pas mal d’concentration !
- C’est impressionnant ton truc !
- Merci.
- Tu veux voir ce que je sais faire, moi ?
- Vas y ! »
La naine appela Lula, qui s’était couchée un peu plus loin et n’avait pas bronché, même à la vue du cheval aquatique. Elle se redressa et rejoignit sa maîtresse qui lui fit signe de ne pas bouger. Isen s’éloigna un peu, prit son élan, puis se mit à faire une série de sauts périlleux qui la poussèrent à sauter par-dessus le petit bison. Lorsqu’elle s’arrêta, elle voulut saluer, mais trébucha et s’écroula dans l’herbe, aussitôt assaillie par le petit animal qui lui lécha vigoureusement le visage. Thetys éclata de rire.
« ‘ach’ment drôle ton numéro ! T’pourrais êtr’ clown dans not’ troupe !
- C’est vrai, tu crois ? »
La naine avait soudain un air très sérieux et intéressé.
« Euh… J’savions point, faudrait d’mander à Ada.
- Demande-lui. S’il te plaît, demande-lui ! J’aimerais tellement partir avec vous !!! »
Toute excitée, Isen s’était redressée et sautillait sur place en parlant.
« J’lui d’mand’rai. Promis. Mais là, faut que j’m’entraîne. Tu peux rev’nir ce soir, après le spectac’ ?
- Bien sûr, bien sûr ! »
La naine s’éloigna, euphorique, en courant.
(la suite demain ^^)