Un carrefour, au nord de Giran. A droite, le chemin vers la passe de la mort, vers un affrontement sans fin contre des créatures qui finiraient par avoir sa peau. Il suffirait de laisser son chapeau à l'entrée vers les légionnaires en faction, avec un mot laconique qui dirait que tant qu'à faire, autant mourir comme ça, les armes à la main. Et ensuite s'enfoncer le plus loin possible, se frayer un chemin à coup de hache, avec Chien sur ses talons. Cela donnerait l'illusion d'une mort honorable, en combattant l'ennemi jusqu'au bout. Certains le pleureraient probablement, d'autres le maudiraient, ils auraient tous raison. Mais avant tout, ce serait la fin d'un calvaire, la délivrance après ses erreurs et ses échecs. Les légionnaires retrouveraient probablement son corps sans vie quelques jours plus tard, tombé par les armes plutôt que par le Néant qui l'envahissait petit à petit, plutôt que par la corde qu'il avait méritée.
Au matin, sa résolution était ferme. Il prendrait à droite, et irait affronter sa mort, droit dans les yeux. Il irait chercher un semblant de dignité dans son trépas, pour ne pas faire honte à ses ancêtres, à son père, à son peuple. Et alors qu'il les convoquait mentalement pour être les témoins de sa fin, il prit conscience qu'il avait oublié jusqu'à leurs visages. Depuis combien d'années n'avait-il pas fait appel à eux ? Depuis combien d'années ne s'était-il pas souvenu d'un seul conseil de son père ? Depuis combien d'années ne s'était-il pas remémoré les coutumes que son grand-père lui avait transmis au coin du feu ? Le choc fut rude à encaisser. Il avait oublié les siens, oublié qui il était, se fondant dans la masse, niant sa culture et son identité. Et là, il les voyait tous, ses ancêtres sans visage, autour du feu, en train de rire. La colère le gagna, elle était sa compagne permanente depuis qu'il avait été infecté, elle était toujours à l'affût, prête à surgir au moindre détail. Et ils rirent de plus belle, ignorant les vociférations qu'il leur adressait. Il n'y avait pas même de place pour lui, autour du feu, ils ne lui permettaient pas de rejoindre le cercle, ils ne lui permettraient pas de le faire une fois passé de l'autre côté. C'était profondément injuste, il était prêt à mourir pour se faire pardonner, prêt à mourir pour retrouver sa dignité. Et alors seulement, il comprit pourquoi ils riaient tous. Et la colère retomba d'un seul coup, plus vite encore qu'elle n'était venue. Ils riaient de sa naïveté, du fait qu'il puisse croire qu'il y avait quelque chose de digne à mourir lâchement, à abandonner le combat, à refuser d'affronter ses échecs et ses peurs. Et tout vacilla.
Il prit à gauche, vers ce qu'il devait vraiment affronter, vers les sept mille qui n'étaient plus, vers Gludio. Assumer sa responsabilité dans les évènements qui s'y étaient produits, il croyait l'avoir fait, il l'avait dit, il l'avait écrit, il l'avait clamé haut et fort, et pourtant il se rendait compte désormais que ce n'avait jamais été le cas. Il avait accueilli la nouvelle de sa condamnation à mort comme une punition méritée, et l'accepter avait déjà consisté à trouver une porte de sortie, un moyen de fuir son crime impardonnable. Il avait accusé le mal noir de l'avoir influencé, et c'était partiellement vrai, mais le parasite faisait partie de lui désormais, et il lui fallait l'assumer comme tel, ne pas s'en servir comme d'une excuse pour camoufler ses erreurs. L'exécution, ou la non exécution plutôt, il l'avait vécue avec un détachement complet, comme s'il était hors du monde, ne comprenant ni pourquoi le gouverneur était venu les gracier, ni pourquoi tout avait tourné à l'affrontement, pourquoi d'autres étaient morts. Il en avait voulu à tout le monde après, à Elion d'être venu alors qu'il aurait du les laisser mourir, à Clébard de continuer comme si de rien n'était, à Maman de ne penser qu'à son moustachu, aux autres de ne pas leur en vouloir, à lui-même de ne pas être resté là au milieu du gibet, de ne pas avoir parlé à la foule, de ne pas leur avoir offert sa vie pour les calmer, une fin digne d'être contée et plus de soucis à se faire sur comment réparer ses erreurs. Dignité, tu parles. Là encore, il s'était fourvoyé, il avait oublié.
Il avait pris un bâton de marche et il s'appuyait dessus, pour soulager ses efforts, et faire en sorte de ne pas tomber. Le chemin serait long, il en était conscient. Et la toile souterraine avait été son bâton de marche après Gludio. La perspective de réparer ses torts, de faire reculer le Néant, de se rendre utile, d'éviter que d'autres ne contractent le mal qui le rongeait de l'intérieur, c'est ce qui l'avait empêché de tomber. Le golem, les hypothèses sur le fonctionnement des cristaux, les plans à deux, trois ou sept mouvements de cristaux, les stratégies qu'il élaborait mentalement à la manière d'un joueur d'échecs pour avoir des coups d'avance sur l'Ire, cela permettait d'occuper son esprit, de le focaliser sur autre chose que Gludio. C'était la voie de sa rédemption, son seul salut. Et dans la tour de Cruma, alors qu'il observait la représentation de la toile, il n'avait pas cillé en ne voyant rien bouger. Cela faisait partie des hypothèses plausibles, ce premier mouvement de cristal ne devait pas nécessairement rallumer un tronçon, et s'il était là, c'était justement pour voir et analyser les impacts. La compréhension totale des mécanismes n'arriveraient pas avant deux ou trois autres mouvements, c'était prévu, pas inquiétant. Jusqu'à l'arrivée des autres, jusqu'au moment où il avait lu la déception sur leur visage, jusqu'au moment où il avait vu le cristal brisé en morceaux. Et en même temps que le cristal, son bâton de marche se brisa. D'un coup sec, il n'y avait plus rien pour le retenir de tomber. Il n'était pas seulement déçu ou abattu, il était dévasté. Le chemin de la rédemption n'existait plus, il ne restait plus qu'à attendre la fin.
En route vers sa destination, il avait cherché à se rappeler des conseils de son paternel, à retrouver les souvenirs de ses phrases, de ses grimaces. Et comme il n'en retrouvait pas trace dans son esprit, il avait cherché au dehors, ouvrant sa conscience à ce qui l'entourait, aux esprits qui résidaient dans les pierres, dans les arbres, dans le lit des rivières qu'il longeait. Et à mesure qu'il avançait vers Gludio, il sentait avec une acuité de plus en plus sensible que l'air autour de lui changeait. Les plaintes se faisaient de plus en plus audibles dans son esprit, elles étaient encore là bas, ces milliers d'âmes, au moins pour lui, et plus il s'en rapprochait, plus cette certitude grandissait en lui. Il ne pourrait pas retourner sur place, mais ça ne l'empêcherait pas de mener à bien ce qu'il avait à faire. Il trouva une colline suffisamment éloignée pour être à l'abri, mais sur laquelle il avait une vue dégagée sur la cité. De là, il entendait les âmes errantes mugir et il savait qu'elles l'entendraient aussi.
Il s'assit en tailleurs, posant son chapeau à sa gauche, son bâton à sa droite. Chien vint se coucher juste à côté, son énorme museau posé sur le bâton. L'orc ferma les yeux, et entonna son chant, grave et rocailleux. Depuis combien d'années n'avait-il pas chanté. La dernière fois, c'était pour grand-père, il s'était assis avec les siens autour du feu, et il avait chanté avec eux pour accompagner grand-père de l'autre côté, célébrer sa vie et le remercier d'avoir été, lui souhaiter que la nouvelle soit faste. Depuis lors, il n'en avait jamais retrouvé la force, l'envie ou la foi. Il avait oublié, à la fois qui il était et d'où il venait. Son père n'avait pas eu droit à son chant, pas plus que les limiers tombés au champ d'honneur. Et il se souvenait désormais. La mélodie s'envolait et enflait. Autour du feu, les ancêtres n'avaient toujours pas de visage, et nulle place n'était libre pour qu'il vienne les rejoindre, mais ils chantaient eux aussi, ils chantaient avec lui pour accompagner les âmes de ceux qui étaient tombés par sa faute vers leur prochaine vie.
Maj : sub Warcryer