I - Le commencement
Aux abords de Floran, pauvre bourgade paysanne, les Vendoré se cachaient. Cachés du monde, ce monde impropre, dangereux, qui ne les comprenait pas. Eux qui aimaient la nature, la terre, en parfaite symbiose avec le règne animal. Là où les gens voyaient de nombreux bienfaits en la civilisation, cette famille ne voyait que décadence et impureté. Parfaitement autonome, ils vivaient de la chasse, de l’impressionnant potager dévorant toutes les terres entourant leur chaumière. Aife était née là, bouton de rose dans cet univers froid et sauvage. 4ème enfant de ses parents, deux autres la précéderaient ensuite. Une fratrie à en vomir, trop de concurrence pour se sentir à sa place. Pour se sentir aimé, choyé. Elle qui avait l’âme si sensible, qui voulait recevoir de l’amour, et en donner, ne se sentit jamais à sa place parmi les siens. Tout devait être gagné, selon les préceptes de Maphr, où du moins la version détournée et extrême que sa famille suivait. Les faibles périssaient. Les forts survivaient, le travail étant toujours récompensé par la déesse. Dès qu’Aife obtint la faculté de réfléchir, une seule pensée se mit à hanter ses nuits : s’élever, quitter cette porcherie et devenir quelqu’un dans ce monde cruel et sombre. Désintérêt absolu pour les autres Vendoré, mais pas pour les grands principes qu’ils prônaient. Car oui, seuls les forts subsistaient. Mais ils étaient faibles. Eux qui se pensaient mieux que tout le monde alors qu’ils n’étaient que de parfaits abrutis, illettrés. Aife dut pourtant obtempérer bien des années. Apprendre à tisser, tuer, chasser, découper, cuisiner, entretenir. Elle joua à la perfection son rôle jusqu’à l’aube de l’âge adulte. Alors que sa fleur venait tout juste de bourgeonner, et que son plan, enfin, était prêt à être exécuté.
II - La ville lumière
Aden, lumière d’Elmoraden, capitale flamboyante de tout l’Empire. Haut lieu de la civilisation, où toutes les races, toutes les idées, se mélangeaient. Rêve de toute une vie, enfin exaucé à ses seize ans révolus. Seule mais heureuse, elle qui venait de tout quitter, avec pour seul rempart face au reste du monde une robe brocardé. Si Aife avait prévu avec intelligence sa fuite, elle ne s’était pas du tout préparée au… reste de sa vie. Elle savait faire de nombreuses choses, mais si elle était arrivée jusqu’ici, c’était pour abandonner ces tâches ingrates et débilitantes. Que quelques pièces dans une bourse rapiécée, de quoi tenir une semaine, peut-être deux. Aife était en danger. Elle aurait pu rebrousser chemin, rentrer bredouille chez ses parents. Mais il en était hors de question. Pas aussi vite. Pas après tout ça. Chaque échoppe, chaque taverne, la repoussait. Créature puante et incapable qui ne présentait aucun avantage, ou presque. Et puis elle la rencontra elle. Madame. Celle qui tenait un lupanar, non, des lupanars, un peu partout dans la capitale. Derrière la crasse et l’innocence, la maquerelle vit un véritable joyau. La proposition qu’elle lui fit glaça le sang de la jeune naine mais… elle était fatiguée, apeurée, après ces semaines de recherches intensives. Simple décision qui allait révolutionner toute sa vie. Découverte de cette civilisation qu’on lui avait interdite. Propre, maquillée, coiffée. Que de nouveautés, des nouveautés qui la faisaient vibrer comme jamais. Certains pourraient voir en cette « belle révolution » une autre horreur du monde, des créatures qui profitent du malheur des autres. Madame poussant au vice sa protégée. Mais Aife n’en tira que force et influence. Une manière comme une autre de s’élever dans ce monde, au diable la décence et la pureté. Libre de disposer de son corps et de son esprit.
III - La fin d'une ère
Les années passèrent et Aife ne s’abandonna pas à l’oisiveté un seul instant. Reliquat de son éducation. Tout argent obtenu était immédiatement investi dans son futur. Apprendre à écrire, lire, découvrir le reste du monde. Comprendre cette civilisation qu’elle venait seulement de rencontrer. Il ne lui fallut pas bien longtemps avant de quitter cette position de simple prostituée pour devenir l’une des courtisanes les plus prisées de tout Aden. Danseuse hors pair, grande intellectuelle, sourire mutin qui faisait chavirer le cœur d’hommes comme de femmes. Les siens n’auraient pu la reconnaitre. Cette femme aux longs cheveux odorants et brillants, aux robes colorées faites des plus chères étoffes. La vie était belle, Aife obtenait au fur et à mesure tout ce qu’elle désirait. Richesse. Puissance, en jouant habilement des si nombreuses confessions sur l’oreiller qu’elle récoltait. Et puis une rencontre vint tout changer, encore une fois. Mage Sombre de la Tour d’Ivoire se laissant aller une nuit entre ses bras. Puis deux… Puis tout le reste de sa vie. Son âme sœur, la seule personne qu’elle avait un jour aimé. Il l’entraina vers de tous nouveaux sommets d’excellence. Magie, le pouvoir de se défendre, d’écraser soi-même la vermine de ce bas monde. Tout ce qu’un homme de son acabit pouvait lui offrir. Fût un temps, Aife pensa même arrêter de travailler, épouser cet homme et ne plus rien faire d’autre que d’aimer. Mais le destin ne put se résoudre à ainsi lui offrir le bonheur auquel elle aspirait. L’Ire. Rongeant peu à peu l’Empire. Assiégeant Aden, son foyer, sa nouvelle maison. Obligée de fuir. Sans lui, car il se devait de protéger le monde avec ses confrères et consœurs. Sentiment d’injustice. Et d’impuissance. La haine pour ces créatures. Elle venait de tout perdre. Le confort, l’amour, le pouvoir. La rage de survivre et de régner qui s’éveillait dans son cœur. Le monde ne serait plus jamais pareil… et elle non plus.
IV - Et maintenant ?
Dix ans. Dix ans pour se reconstruire, et seules les fondations étaient présentes. Encore tant de travail à accomplir, dans ce monde en perdition. Guerre incessante avec l’Ire, résultant tantôt en victoire tantôt en défaite. Une Aife triste et fatiguée relocalisée à Gludin. Reprise de la même activité, car son corps était sa plus belle arme, sa fierté. Mais quelque chose… clochait. La demoiselle en voulait plus, beaucoup plus. Elle n’était plus qu’une simple courtisane. Elle était une magicienne féroce. Une érudite. Tant d’autres options s’offraient à elle, des moyens bien plus certains de se tailler une place dans ce nouveau monde.
Un nouveau jour se lève. L’ultime client envolé dans les dernières lueurs de la lune. Le jeu commence.
