Elle escalada un faucon en s'aidant des haubans, enjamba la coursive et, prenant son élan, plongea dans les flots houleux comme on la sommait de se rendre. L'aura enflammée éclata. La ratant, elle se perdit dans un ciel lourdement chargé tandis que sur le navire, déjà, on accourait. Lylith comprit que si elle gagnait le port, elle se ferait prendre et punir si sévèrement qu'elle en mourrait.
« Tant qu'à être perdue, autant éviter de souffrir ! »
En nageant obstinément, elle suivit les courants, s'éloignant du tir nourri que les mages sur le port incantaient à leur tour. Hors de portée, elle se mit sur le dos pour faire la planche, laissant s'éloigner d'elle le navire. Glacée jusqu'aux os par cette froideur qui peu à peu lui ôtait toute envie de lutter, Lylith se laissa emporter. Puis, avisant que le courant l'avait assez approchée des côtes, elle se retourna et, s'obligeant à réagir, avança un bras, puis l'autre, tentant une nage régulière.
Ses membres engourdis avaient peine à se mouvoir. Sa volonté fut la plus forte. La côte déserte, dont elle devinait les détails à présent, ramena un peu de chaleur dans ses muscles tétanisés.
Elle finit par se laisser choir sur la grève, à bout de forces, si épuisée qu'elle s'endormit. Au-dessus d'elle, les nuages éclatèrent et une pluie cinglante se mit à tomber.
Lylith s'éveilla moulue et transie, la joue baignant dans une écume qui moussait sous son souffle régulier. L'orage n'en finissait pas de crever, et la mer de se déchaîner.
Elle se redressa en grelottant sur ses coudes et se força à avancer à genoux sur le sable. Si elle ne trouvait pas un abri, elle tomberait malade. Une série d'éternuements le lui confirma. Elle avisa une carcasse de barque et s'y pelotonna à l'abri du vent. Elle se mit à tousser et chercha à sa ceinture la gourde de peau emplie de rhum qu'on leur avait distribuée. Elle la vida, s'appuya sur le flanc de l'embarcation, ferma les yeux, et s'abandonna.
Lorsqu'elle s'éveilla, des mouettes piquaient du bec dans les eaux sombres redevenues sages. Un franc soleil balayait l'azur dont les nuages s'étaient dispersés. Lylith en était baignée. Elle cligna des yeux, s'étira puis se leva pour le laisser l'envelopper en entier. Le nordet était cinglant. Lylith renifla. Non, jugea-t-elle, pas de nez bouché ni d'humeur bronchique. Le rhum l'avait sauvée !
Elle fut prise aussitôt d'une joie puérile, réalisant enfin ce qui venait de se passer. Libre. Elle était libre de nouveau. Après ces années passées en mer. Elle allait enfin pouvoir reprendre sa vie là où les circonstances la lui avaient volée ! Affamée, elle allongea son pas le long de la grève. Il lui fallut couvrir plusieurs lieues.
Quelques heures plus tard, elle parvenait enfin en ville et s'appliqua à scruter la mer. Aucun pavillon Giranais n'y mouillait. La flotte de Levos avait assurément levé l'ancre. Elle en fut enchantée et prit la Passeuse qui se présentait non loin.
Avisant une taverne à son arrivée à Aden, elle décida d'en gagner l'arrière-cour pour tenter de chaparder quelque nourriture dans les cuisines. Sans le sou, elle ne pouvait espérer un repas à l'intérieur. Dans un premier temps, se dit-elle, cela suffirait. Elle en était là de ses réflexions lorsqu'une main se posa sur son épaule, ferme et massive. Elle sursauta.
« Holà, petite ! Quel âge as-tu ? »
Lylith se retourna en toussant.
« Je vais sur mes dix-neuf ans humains, messieurs » répondit-elle, si surprise par la question que l'idée ne lui vint pas seulement de feinter.
Ils étaient deux, habillés en soldats. Lylith n'eut pas le temps de se demander plus avant ce qu'on lui voulait. Un des soldats plaqua une feuille sur une des nombreuses caisses vides qui s'entassaient de façon désordonnée et brinquebalante dans l'espace, et sortit de sa besace une plume taillée et un flacon d'encre. L'autre l'entraîna sans ménagement par le bras et la força à se pencher au-dessus de cette écritoire improvisée.
« Signe là, mon gars, exigea-t-il.
― Qu'est-ce que ... ?
― Signe là ou nous t'embarquons pour vol.
― Mais je n'ai rien volé, se défendit Lylith, agacée par cette inconfortable posture, d'autant qu'elle n'avait pas d'arme pour s'en défaire.
― Alors que fais-tu dans cet endroit ? dit l'autre, soupçonneux.
Lylith comprit qu'ils avaient dû la voir contourner la bâtisse et que l'aubergiste les avait sommés de l'appréhender.
― Je cherchais à manger, expliqua-t-elle, servie par la sincérité du gargouillement de son ventre. Je suis sans le sou et j'ai faim, ajouta-t-elle en prenant un air pitoyable.
― Raison de plus pour signer » lui enjoignit l'homme en lui tendant la plume.
Lylith soupira et obtempéra, résignée. « Tant qu'à trouver un emploi, se dit-elle, pourquoi pas celui-ci ? »
L'homme replia le document, le rangea dans sa besace avec la plume et l'encre, et lui tapota l'épaule.
« Te voilà engagée dans la glorieuse armée du Général Di Limia. » lui dit-il avec fierté.
Lylith ne s'en étonna pas outre mesure. Elle avait très vite reconnu dans ces pratiques celles des agents recruteurs. Quelle que soit la région, ils usaient toujours des mêmes.
« Tu es désormais cadet dans l'infanterie, ajouta l'autre, tu vas avoir un uniforme en place de tes guenilles, une solde de cinq cent adenas et, pour commencer, un repas qui te remettra sur pied. »
Elle avait été placée à l'avant des trois premières lignes d'artilleurs, le cœur battant. La tactique de combat était enfantine. Face à l'ennemi, les trois rangs tombaient à genoux. Le premier se levait, épaulait et tirait avant de reculer et de s'accroupir. Le deuxième puis le troisième prenaient ainsi le relais, laissant à chacun le temps de recharger ses capsules de combat.
En face, l'ennemi faisait de même.
Celui des deux camps qui avait ouvert le premier une brèche permettait à ses cavaliers de s'y engouffrer. Les canons les y aidaient, ainsi que les catapultes que les soldats lançaient en dernier recours avant de défendre leur vie qui ne tenait alors qu'à un fil, celui de l'épée.
Lylith faisait mouche chaque fois. Autour d'elle, les corps tombaient, les uns après les autres. Elle n'avait pas le temps de les compter, encore moins d'y reconnaître ses amis. Elle n'avait qu'une envie, une obsession grandissante, celle de se jeter, l'épée en avant, à l'assaut de ces ennemis qui tiraient de l'autre côté. L'odeur de la poudre et du sang la galvanisait. Elle armait son arme avec frénésie, refusant d'attendre que la troisième ligne ait repris sa place pour tirer. Sans même s'en apercevoir, elle avait lâché son poste, rechargeait et incantait à tout-va, encore et encore, intégrant la ligne qui s'avançait, sans se soucier de ne pas être à sa place. Une main la ramena vers l'arrière.
― Baisse-toi, rugit-on, tu vas te faire tuer !
Lylith tourna la tête vers l'inconnu.
Il s'effondra à ses pieds, sa mise en garde à peine prononcée. Tout alors en elle se noya dans un brouillard sanglant. Elle en oublia les ordres, les règlements, et s'élança dans la brèche, près des cavaliers qui s'y enfonçaient en faisant tournoyer leurs épées pour décimer les fantassins ennemis. Elle hurla comme dans les plus violents abordages, le ventre secoué d'un plaisir carnassier. Un poignard dans une main, son épée dans l'autre, plantant et replantant encore au hasard, la bouche écumante, le corps baignant dans ce sang furieux qui peu à peu l'inondait.
Elle ne s'arrêta que lorsqu'il n'y eut devant elle plus rien à percer.
Entendant enfin le clairon qui sonnait, elle réintégra ses lignes, épuisée par ses démons, mais prête encore à les vénérer. Ils avaient gagné cette bataille. L'armée ennemie battait en retraite. On la félicita pour son acte de bravoure et elle fut mise trois jours au cachot, au pain sec et à l'eau, pour avoir désobéi aux ordres.
Trois affrontements plus tard, Lylith était toujours aussi obstinée et désobéissante ; si farouche, pourtant, qu'elle transmettait courage et ténacité autour d'elle. La punir encore aurait été une hérésie. Ses supérieurs décidèrent donc de lui confier une pôle et de la placer parmi les fantassins qui derrière la cavalerie achevaient les troupes désorganisées.
Elle s'engagea dans le combat, mais la maniabilité de cette arme, qui n'était en somme ni un sceptre, ni une pique tout en se voulant les deux, lui valut d'être blessée à l'épaule d'un coup d'épée. Elle s'en trouva tellement vexée qu'elle laissa la colère l'emporter. Jouant de la pôle comme d'un sabre, elle embrocha son ennemi, récupéra la lame qui l'avait fauchée et, indifférente à la douleur, fendit et pourfendit jusqu'à ce que plus aucun corps ne se tienne debout à ses côtés.
C'est alors qu'il se passa quelque chose d'inhabituel. Le clairon sonna dans ses rangs le signal de retraite et Lylith demeura un instant interdite et déboussolée, la rapière ballante, incapable de se décider à rentrer. Il lui avait semblé que l'avantage leur était acquis, or les cavaliers revenaient vers elle et la débandade gagnait son camp. Elle jura et se mit à courir à son tour, frustrée.
Un cheval la frôla.
Affolé par le sifflement d'un sort enflammé, l'animal fit un brusque écart, s'entrava dans trois hommes que la mort avait entassés là et se coucha sur le flanc, l'entraînant dans sa chute. Elle s'en dégagea, consciente que ce temps perdu ramenait vers elle les ennemis au cri de « Tue ! Tue ! ».
Lylith n'eut pas le temps de s'imaginer perdue qu'elle se sentie hissée par une force herculéenne et se retrouva en selle derrière un cavalier.
Ami ou ennemi ?
Elle n'aurait su le dire sur l'instant, mais il l'emporta loin de la tuerie. Lorsque le cavalier prit la direction de son campement, elle relâcha la pression sur le manche de son poignard. Ils gagnèrent les hauteurs qui protégeaient leurs campements respectifs. L'homme obliqua pour la ramener vers celui de la cavalerie. Il se laissa choir de sa monture, à peine l'eut-il arrêtée devant l'infirmerie, la jambe méchamment abîmée. Lylith hurla à l'aide tout en s'agenouillant à ses côtés.
[> Justification SubClass Abyss Walker]
Elle cueillit sur le mur le petit carton divisé par mois, portant au milieu d'un dessin la date de l'année courante 45 en chiffre d'or. Puis elle biffa à coups de crayon la première colonne, rayant chaque jour jusqu'au 6 Tourneterre, jour de son Indépendance, la véritable. Lylith quitta l'auberge sans aucun plan d'avenir et cela, semblait-il, lui allait bien.