Je ne me suis jamais sentie à ma place. J’ai toujours eu le sentiment d’être un coucou dans un nid de rossignols.
Regardez, ma sœur, Thétys : voilà une véritable enfant de la balle. Une voix d’or, ravissante et charmante comme une aube de printemps, habile de ses mains, la fierté de mon père, la gloire de ma mère. Son numéro de jonglage aquatique fait désormais la renommée de notre troupe, au même titre que les ballades de mon père ou les acrobaties des licornes de ma mère.
Mais moi… Je n’ai jamais réussi ne serait-ce qu’à jongler avec deux balles d’entraînement. Je chante faux et ma voix rauque blesse l’oreille. Aucun instrument n’a voulu se laisser dompter par mes doigts malhabiles, quant aux arts magiques, n’en parlons même pas. Ma mère s’est souvent lamentée, pensant que je n’entendais pas, en se demandant ce qu’elle pourrait faire de moi.
Pire, la vie de bohème me rend malheureuse. J’aurai tellement voulu être une de ces enfants à la peau pâle et translucide, vivant à l’ombre de l’arbre-mère en Cefedellen, apprenant à lire et écrire avec les prêtres du village, rentrant à la maison le soir. La maison… Je n’ai pas de maison. Mon père dit que le monde est notre maison. Mais imaginez ça : une maison sans murs ni toit, une maison sans meubles, sans foyer où se chauffer l’hiver, sans jardin ombragé où se reposer l’été… Non, je n’ai pas de foyer, je n’ai pas de racines, je suis une graine de pissenlit jetée au vent, qui voudrait tellement se planter en terre, mais ne peut que se laisser ballotter par la brise…
Pendant des années, j’ai fait la petite main pour la troupe. N’ayant aucun talent artistique, j’aidais à la logistique. Autant dire que j’étais de corvée perpétuelle : cuisiner, aller chercher de l’eau, retourner au ruisseau pour la vaisselle, allumer le feu, monter les tentes pour la nuit, démonter les tentes au matin, charger les chariots… Une servante bon marché. Oh, je ne souffrais pas tellement de cela, au moins je me sentais utile. Mais quand je voyais ma ravissante Thétys jongler avec des bulles d’eau, pour me faire rire pendant que je lavais les casseroles… Je riais jaune. Oh, ne vous y trompez pas, j’aime, j’adore, j’adule ma sœur aînée. Comment, d’ailleurs, ne pas l’aimer ? Mais j’aurais tellement voulu lui ressembler davantage…
Par la force des choses, je restais de longs après-midis quasiment inoccupée, à regarder les autres répéter leurs tours. Il y avait, dans la troupe, une ancienne, une vieille femme humaine, qui nous accompagnait depuis de nombreuses années, sans se plaindre, malgré sa pauvre condition physique. Elle avait toujours un avis à donner sur l’efficacité des acrobaties et le chemin à prendre, et c’était une formidable conteuse, bien qu’elle semble par moments perdre un peu la tête, et mélanger ses contes avec la réalité. Quoi qu’il en soit, elle faisait également office de médecin, lorsque l’un des membres de la troupe se blessait. Elle trimballait dans sa charrette nombre de potions, d’herbes et de mixtures étranges. Les gamins la disaient sorcière, mais je pense que c’était simplement une ancienne, qui savait nombre de choses.
Un après-midi, alors que je m’étais installée à l’ombre d’un saule pleureur pour regarder ma vive Thétys s’entraîner à ses arabesques aquatiques, la vieille Mana, car c’était son nom, vint me trouver.
« Ben ça, ma p’tiote Thalyssa, te v’là ‘core en train d’t’lamenter dans t’coin en r’gardant ta joulie sœurette. »
La gorge nouée d’avoir été si bien percée à jour par tous, je souris faiblement, sans répondre.
« T’es-tu point dit qu’tu pourrais ben avoir un talent caché, toi z’aussi ? »
Je la regardai alors d’un air désabusé en haussant les épaules.
« L’talent, c’pas forcément d’naissance, t’sais ben. L’talent, parfois ça s’travaille, pis ça s’apprend. »
« Même en travaillant tout l’jour, j’pourrais jamais rien faire, moi. Chui pas une artiste, comme eux. »
Dénuée d’agressivité, ma voix était cependant emplie d’amertume et de ressentiment : qu’est-ce qui lui prenait, à cette vieille folle, de remuer le couteau dans la plaie ?
« T’es jamais-tu point dit qu’tu pourrais être utile à aut’chose dans c’te troupe ? Pasque laver les casseroles pis éplucher les patates, c’est point un travail pour toi, t’es plus maligne que ça, ma p’tiote. Chui ben sûre qu’tu pourrais apprendre mon art à moué, qu’est certes pas ben joli, mais qu’est ben précieux, tout d’même. »
« De quel art tu parles, vieille Mana ? »
« De çui d’réparer les corps, pis d’soigner les plaies. C’pas jouli, jouli, pis ça d’mande eun’ sacrée mémoire et d’l’intelligence, pour sûr ! Mais t’as c’qui faut pour ça, m’est avis. M’enfin, t’viendras m’voir si un jour ça t’dit d’faire aut’chose que d’aller chercher d’l’eau dans l’ru pour la soupe du soir. »
Je regardai partir l’ancienne, clopin-clopant, sans savoir que penser de cette conversation. Il est vrai que j’avais toujours été attirée par les livres, ayant appris à lire très tôt, et avec bien plus de facilité que ma sœur. Il est vrai aussi que je souhaitai plus que tout, moi aussi, que mes parents soient fiers de moi. Aussi, le soir, j’évoquai le sujet avec mon père, alors qu’il accordait sa lyre à la lumière des étoiles et du feu de camp tout proche.
« Ada ? »
« Ma Thaly. Viens-t’en t’asseoir avec moi. »
Je restai silencieuse un moment, ne sachant comment aborder le sujet qui me préoccupait.
« Tu voulais me parler d’quequ’chose, ma Thaly ? Raconte voir. »
« Ada… Ya la vieille Mana qu’est v’nue m’parler c’t’après-midi. L’a dit qu’el’pouvait m’apprendre d’la médecine, et tout ça. Qu’j’avais des qualités pour c’genre d’choses. »
« Hm hm. Et toi, t’as dit quoi ? »
« J’sais point trop. L’a dit qu’j’pouvais réfléchir. »
« Et tu veux que j’t’aide à réfléchir. »
Un silence plein d’amour vint se poser, tout doux, entre nous. Mon père n’a jamais manifesté de dédain pour mon manque de talent. Il m’a toujours dit que, tant que j’étais utile à la communauté, de quelque façon que ce soit, je valais tout autant qu’un autre. Malgré cela, j’ai toujours ardemment souhaité un peu de l’admiration que je lisais dans son regard lorsqu’il se posait sur ma sœur.
« Ma Thaly, t’sais qu’tu peux rester avec nous autant que tu le voudras, qu’tu peux vivre comme tu l’as fait jusqu’à aujourd’hui autant qu’tu voudras. Mais j’sais qu’ça n’te conviendra pas. Bientôt, t’voudras plus. T’voudras t’chercher aut’ chose. Et t’partiras. Mais, si t’sais pas gagner ta croûte, t’f’ras pas long feu dans l’monde, qu’est plein d’dangers et d’gens malhonnêtes. Alors, voilà c’que j’pense : essaie donc d’voir si ça t’plaît, la méd’cine et l’herboristerie, et tout c’que pourras t’apprendre Mana, qu’est ben sage et respectab’. Apprend un métier. Et vois où ça peut t’mener. »
Après cette tirade, mon père m’attira contre lui, je me lovai contre sa poitrine, sous son bras, respirant l’odeur de cuir et de vernis que j’aime tant, et nous restâmes là quelques temps, à regarder le ciel clair et la lune pleine.
Dès le lendemain commença mon apprentissage. La vieille Mana était un professeur très exigeant, bien moins bonhomme que lorsqu’elle contait ses histoires aux enfants de la troupe. Malheur à moi si elle voyait que je ne travaillai pas assez ! Mes corvées étaient triplées jusqu’à nouvel ordre. Malgré tout, j’aimais apprendre, et j’aimais ce que j’apprenais. Assez vite, je fus capable de panser les plaies ouvertes, de réduire des fractures, de poser une attelle ou de préparer des potions anti-douleur. L’ancienne m’apprit à reconnaître les fleurs et les herbes qui composent l’essentiel de l’attirail d’un herboriste, à les préparer, à les doser afin que leur effet soit optimum. Elle m’apprit aussi les dangers de cette discipline, le surdosage qui transforme le remède en poison, la confusion entre deux plantes qui peut être mortelle, ou encore l’hygiène insuffisante qui provoque l’infection, voire la gangrène. Désormais, les membres de la troupe s’adressaient indifféremment à elle ou à moi, et peu à peu, elle les renvoyait régulièrement vers moi, directement.
De ville en ville, je commençai à poser un étal proposant des soins, des remèdes, tandis que la troupe se donnait en spectacle. Mon activité se révéla bientôt plutôt lucrative, et je pus m’acheter des produits rares, et des ouvrages qui me permettaient d’en apprendre davantage. Je devins même, pendant quelques temps, l’apprentie d’un prêtre qui m’apprit les rudiments des soins magiques, et des sorts de renforcement, connaissances de base que je renforçai par la lecture d’ouvrages de référence de la Tour d’Ivoire.
La vieille Mana mourut en un jour pluvieux, où la boue nous empêchait d’aller plus avant sur notre route. C’est en allant l’éveiller, au petit matin, pour l’accompagner au petit-déjeuner – car elle marchait avec de plus en plus de difficultés, et appréciait davantage le soutien de mon bras que celui de son bâton de noisetier – que je l’ai trouvée dans son lit, endormie sur le côté. Nous l’avons enterrée au pied d’un charme, qui était son arbre préféré parce que « l'est tout ridé, tout tordu et tout gris comm’moi ! ». J’ai déposé quelques pensées pourpres et jaunes sur la terre fraîchement retournée, avant de me rendre à la représentation du soir.
Sur la route, toujours. Chemins après chemins, villages après villages, nous avalions les lieues, ne restant que quelques jours dans une ville, avant de partir pour la suivante. J’avais récupéré la charrette de la vieille Mana, ainsi que tout son contenu, et je m’étais un peu éloignée, de fait, de ma famille. Je passais mes journées à concocter les remèdes que je vendais le soir, et à partir à la recherche d’ingrédients divers. Mais je me sentais vivre, enfin. J’étais fière de ce que je faisais, fière de ce que je devenais, et je sentais que mes parents et ma sœur l’étaient également. J’avais trouvé ma place.