J’ouvre les yeux… Premières images… Un ciel aux lourds nuages sombre veinés de pourpre au dessus de la tête. Autour, plusieurs sombres inconnus et lui, mon frère ? Ma vision se brouille par instant alors que j’essais de fixer mon attention sur ceux qui parlent. Je reconnais des voix mais les visages me semblent inconnus. Une désagréable sensation d’humidité me pousse à regarder vers le bas. Je suis nu, enfoncé jusqu’aux genoux dans ce qui semble être une fontaine de sang.
Alors viennent les questions… Que fais-je ici ? Mère, oui. C’est pour elle que je suis ici. A moins… Non, il y a une autre personne… Mais qui ? Comment suis-je arrivé ici ? Mon frère m’a appelé. Pourtant, je ne me rappelle pas avoir un frère… Je… Moment de panique au moment où mon nom m’échappe.
J’essais de lever la main… Des picotements mais rien ne se passe. Il me faut sortir de la fontaine, laver le sang qui couvre mon corps. Un pas… La surface du bassin semble s’élever, de plus en plus vite. Puis le noir…
Je me réveille dans un lit, dans une pièce petite mais propre. Le mobilier qui la compose est simple et fonctionnel. Une table et une chaise. Un miroir surplombant le tout. Rien de plus. Des vêtements sont posés sur le dossier. Je me redresse, puis glisse une jambe après l’autre hors du lit. Assis là, j’essais de rassembler quelques souvenirs. La chute, la fontaine… Rien… Je me concentre… Une vive douleur m’arrache un gémissement. Vaincu, les dents serrées, je me recouche…
Combien de temps ai-je dormis ? Longtemps sans doute car la faim me tenaille. Avant d’ouvrir les yeux, son parfum et son aura trahissent sa présence. Elle se penche sur moi, passe sa main sous ma nuque. J’ouvre les yeux pour la voir approcher une fiole de ma bouche.
Vulsh nomeno, wux geou kiwieg desta
Instinctivement, j'entre ouvre les lèvres. Elle y verse un liquide tiède au goût acre et sucré, qui glisse au fond de ma gorge. Je n'ai pas peur. Elle me murmure des mots, sa voix est familière. Ma faim s’apaise. Mieux, le breuvage me redonne quelques forces. J’en redemande, j’en veux plus, mais elle refuse.
Elle me rassure, même si je ne comprends pas tout. Mon esprit est encore embrumé. Un nom revient souvent. Tanist… C'est ainsi qu'elle me nomme. A peine le temps d'en prendre conscience pleinement que je retombe dans le sommeil.
Toujours la chambre. Sans fenêtre, impossible de situer le lieu ou le moment. La luminosité, faible, semble provenir d’une dalle phosphorescente au plafond. Des champignons, j’ai déjà vu ça avant. Mais où ? L’expérience de l’autre fois m’incite à ne pas chercher plus avant. Je me redresse, titube un instant, pris de vertiges. Pourquoi n’est-elle pas là ? La faim se fait sentir et j’ai besoin de ce liquide, de la puissance qu’il me procure. J’éprouve le besoin de sortir, d’aller chercher une de ces précieuses fioles. L’air de la pièce est froid. Je me lève pour passer quelques vêtements mais mes jambes ne l’entendent pas ainsi. Les quelques pas jusqu’à la chaise durent une éternité. Chaque mouvement nécessite un effort intense. Essoufflé, j’arrive à destination, posant la main sur la tunique. De la soie d’araignée, douce au toucher, excellente qualité. A cet instant, mon regard se porte sur le miroir… Tanist ! Ce nom percute mon esprit alors que j’observe le visage qui me fait face, mon propre visage. Tanist Haagenti est mon nom mais frère m’appelle autrement…
Les traits sont harmonieux, la peau sombre. Des cheveux bruns mi-long agrémentés de quelques mèches de couleur carmin. Une frange couvre partiellement le coté gauche de mon visage. D’un geste de la main, je la pousse vers l’arrière afin de chercher mon propre regard. Des yeux vert émeraude… La douleur est là, soudaine, écrasante. Avant de heurter le sol, j’ai le temps de saisir quelques images. Parmi elles, une sombre m’appelant…
La porte se referme avec un léger grincement. J’ai perdu le compte de ses visites mais j’attends cet instant avec impatience. Comme à chaque fois, elle vient m’apporter ce liquide dont je me nourris, et m’enseigner tout ce que je dois savoir avant de quitter cet endroit. Je lui dois aussi les quelques livres de magie posés sur la table ainsi que le petit livret bleu du Sssiks Olath.
Les jours passent et je me sens mieux, même si j'ai encore du mal à m’habituer à ce corps et à ce reflet. Aujourd'hui, je me tiens debout. Nous avons fait une promenade hors de cette chambre, courte certes, mais quel plaisir. Je voudrais marcher plus, mais la fatigue arrive encore très vite. A notre retour, épuisé, je m'allonge immédiatement, le regard fixé vers le plafond. Elle me parle mais une chose attire mon attention. Un autre parfum se mélange au sien. Le temps d’apercevoir la sombre qui se tient sur le coté de la porte et je sombre dans le sommeil. Quand j’ouvre les yeux, elles sont penchées sur moi. Je sens une main sur mon cou, une autre sur mon front.
Batobot ui, ulph desta
J’avale la fiole d’un trait, regrettant sa faible contenance. Les effets apparaissent rapidement. Je frissonne alors que l’énergie irradie à travers mon corps, jusqu’à aux extrémités. Quelle sensation plaisante, malheureusement trop éphémère. Elle m’a assuré que je trouverai d’autres sources une fois sorti de ce lieu. Pour l’heure trop faible et vulnérable, je dois patienter. Tandis que la première me prodigue quelques conseils dans notre langue, je m’attarde sur la nouvelle. Ses traits me semblent familiers. C’est étrange, je ressens sa peur, presque palpable. Pourtant, j’ai une apparence des plus normales, avantageuse même. Alors pourquoi ? Plus je la regarde et plus je sens monter en elle la crise de panique. Ce jeu m’amuse un temps, puis la fatigue a raison de ma résistance.
Allongé dans le lit, encore… Je ne suis pas seul dans la pièce. Elle est assise là, inquiète, tenant à la main un petit coffret en bois. Je l’observe sans retenue. Jeune, belle et désirable, rougissant légèrement sous mon regard insistant. Des pensées lubriques prennent corps tandis que je détaille ses formes. Maudit soit mon état de faiblesse. Elle devrait être à ma merci et non le contraire. Puis je croise son regard…
La douleur balaye mes envies alors que de nouvelles images s’imposent à mon esprit. Une cascade en arrière plan, elle tout près, son regard est brillant, elle me sourit. La pâleur de la main posée sur sa joue m’intrigue. Elle est sensée être mienne, mais je suis sombre. Alors qui ? Encore ce nom qu’elle prononce tendrement. Les images s’estompent, je suis assis sur le lit, tremblant.
Elle est debout, sa main posée sur la mienne. Son contact est doux, rassurant. Sa présence m’apaise, comme si nous étions liés. Son regard est le même que celui entrevu dans ce souvenir. Seulement, je peux y percevoir peur et inquiétude. Elle détourne le regard le temps d’ouvrir le coffret en bois maintenant posé sur le lit. A l’intérieur, un médaillon finement ouvragé repose sur une feutrine bordeaux. Elle sort le bijou et le place dans ma main. Je l’observe, le retourne entre mes doigts, effleure le fermoir sur le coté. Une petite pression du pouce libère le couvercle qui pivote autour d’une charnière invisible, découvrant son contenu. Une mèche de cheveux dans le fond, sombre, souple et soyeux. Sur le couvercle, deux initiales entrelacées par un liseré de lierre…
De nouveaux souvenirs affluent alors que je lève mon regard sur elle. Niché au creux de sa poitrine repose le jumeau du médaillon qu’elle m’a remis à l’instant, mais aussi quand j’étais lui. Nul besoin de l’ouvrir pour savoir ce qu’il contient. J’accroche enfin son regard, prononçant son nom…
Je me sens presque bien, enfin. Mais il me reste tant à apprendre. J'ai lu le livret bleuté qu'elle m'avait confié, intéressant. C'est une jolie porte d'entrée dans le monde de Shel'Oloth. Aujourd'hui je sais où aller, l'heure de la promenade est proche. Cette fois, j'irai seul afin de vérifier l’exactitude du savoir couché sur le papier. Je la croise en chemin. Elle m’entraîne à sa suite pour me faire visiter les bâtiments du Sssiks Olath. C'est plutôt spacieux et accueillant. Nous nous dirigeons ensuite vers son bureau où nous entamons une longue discussion me concernant, puis concernant la ville et les implications de certains. Comment ne pas accepter ? Elle inscrit mon nom sur la liste officielle des membres de la cité sombre avant de faire de même pour celle du Sssiks Olath. Nous échangeons quelques mots sur l'avenir. Je suis pressé, tellement pressé…