Aelis se tenait bien droite, le regard fixe, son visage n'affichant aucune émotion. Ses genoux tremblaient, et pour la première fois de sa vie, elle fut ravie de porter une robe ample. Le roi Viktor s'avançait parmi l'attroupement qui s'était formé dans la salle royale, un corps inerte dans les bras. Aelis attendait à proximité du trône. Le roi s'arrêta une fois devant celui-ci, jeta un coup d’œil rapide à sa fille, puis fixa le corps qu'il portait. Sans lâcher celui-ci des yeux, il se tourna vers les nobles qui attendaient, et déclara d'une voix forte :
« Ainsi meurt la reine Ava la Majestueuse. »
***
Elle n'avait pas pleuré. Elle ne devait pas montrer le moindre signe de faiblesse. Lorsque sa mère était en vie, elle pouvait vivre au grand jour sans être une honte pour tous, mais depuis qu'elle n'était plus... Assise sur le bord de son lit, Aelis tremblait. Son père, le roi Viktor, avait eu le malheur d'avoir une fille, déshonneur suprême pour un roi. La jeune princesse avait évité la mort, ayant un frère aîné. Ce qui ne l'empêchait d'être considérée comme une malédiction, une sorte de démon de la famille royale.
Lev entra dans sa chambre, et la toisa :
« Père désire te voir.
-Bien. »
***
Elle avança vers le trône en ignorant tous ceux qui la fixaient avec horreur ou dégoût, afin d'atteindre son père. Elle s'inclina à la manière des dames, et releva la tête lorsque son frère l'annonça :
« Princesse Aelis, fille du roi Viktor le Vainqueur, et de la défunte reine Ava la Majestueuse.
-Je suis là pour vous servir, sire.
-QU'IMPORTE ! la voix tonitruante du roi retentit dans toute la salle, faisant sursauter la plupart des
personnes présentes. »
Aelis ne cilla pas.
« Tu es le déshonneur de la famille royale ! Je devrais te tuer de mes mains sur-le-champ, tu n'es qu'un rebut, une honte ! »
Elle le fixait en tentant de ne pas bouger, une boule lui obstruant la gorge.
« Cependant, mon sang impérial coule malgré tout dans tes veines, je ne te tuerai donc point. Mais tu dois être châtiée ! Châtiée pour le crime d'être née femme dans une famille royale ! »
La foule exprima un mouvement de joie à demi-silencieux. Aelis déglutit. Elle savait que son père n'attendait que cela depuis toujours.
« Tu ne seras plus considérée comme femme. Et tu es bien trop insignifiante pour être considérée comme homme. Désormais tu n'auras plus de sexe d'appartenance. Tu seras envoyée parmi le peuple déchu, ces anciens esclaves. »
Aelis aperçut du coin de l’œil Lev, son frère, qui semblait un peu déçu par le châtiment choisi par leur père. Elle fixa de nouveau le roi.
« Tu auras un nouveau nom. Désormais tu seras connue sous le nom de Pavel. Tu ne pourras jamais porter de titre, et nul ne sera tenu de te respecter. Tu as jusqu'au coucher du soleil pour partir du château. Le roi a parlé. »
Aelis sentit le sol se dérober sous les pieds. Son frère prit la parole :
« Nul n'est autorisé à l'aider ou l'empêcher de prendre ses affaires et de partir. Sur ordre du Prince Lev le Lion. »
Elle quitta la salle d'un pas rapide après s'être de nouveau inclinée, et sentit le sang battre à ses tempes. Dans leur ancien langage, Pavel signifiait « faible ».
***
7 ANS PLUS TARD
Sept années s'étaient écoulées depuis la mort de sa mère. Pavel, âgée de dix-sept ans, n'avait toujours pas quitté le camp d'anciens esclaves qu'elle avait rejoint. Ils l'avaient reconnue comme leur chef, scandalisés que le roi renie sa propre fille, et fiers à la fois qu'elle ait décidé de les rejoindre.
C'était un jour d'orage quand Kilrae fit son apparition au campement. Il tenait entre ses mains les poignets frêles d'un sombre qui se débattait. Aussitôt les sentinelles du camp se précipitèrent auprès de Pavel pour lui annoncer la venue de cet orc impressionnant. Celle-ci se précipita à sa rencontre.
« Qui êtes-vous ? Que nous voulez vous ?
-Kilrae de Heine. Vous protégez mal votre campement, ce sombre vous espionnait depuis un certain temps, à en juger par le lieu où il vivait quand je l'ai trouvé, dit-il en jetant le concerné aux pieds de Pavel. Et vous êtes ?
-Pavel. Dirigeante des Insoumis.
-Ce campement, dit-il en désignant autour de lui, c'est les Insoumis ?
-Oui, acquiesça-t-elle.
-Les Insoumis à quoi ?
-Tous ici étaient des esclaves avant que la reine n'abroge la loi. Ils n'avaient cependant pas leur place dans la société, puisque même affranchis, personne ne les considéraient comme des êtres au même titre que les autres. Nous sommes Insoumis à l'autorité royale de la famille Kaevis.
-Et vous ?
-Pardon ?
-Vous dites que tous ceux du campement étaient des esclaves. Et vous ?
-J'étais noble. Le roi m'a déchue après la mort de la reine.
-Et que faites-vous toute la journée, dans ce campement ?
-Nous essayons de survivre jusqu'au lendemain.
-Vous plaisantez ? Alors que vous pourriez monter une armée ?
-Que ferions-nous d'une armée ?
-Vous n'avez jamais entendu parler de Shilen, par ici ?
-Bien sûr que si. C'est elle qui a obscurci l'esprit du roi.
-Et vous ne luttez pas ?
-Je ne vois pas ce que nous pourrions faire. »
L'orc éclata d'un rire tonitruant, qui fit tressauter la jeune femme.
« Qu'ai-je dis d'aussi amusant ?
-J'ai bien fait de venir de ce côté-ci des montagnes, on dirait ! Je vais rester parmi vous, je crois, vous avez l'air d'avoir besoin d'aide. »
***
4 ANS PLUS TARD
Une lourde épée fendit les airs, s'abattant droit sur Pavel. Elle leva aussitôt ses deux épées, et les croisa pour parer l'attaque : le choc violent la fit grimacer, et elle sentit une décharge de douleur se répandre dans son dos.
« Tu tiens le choc ? demanda Kilrae en souriant, tentant de la faire fléchir.
-Je fais semblant d'avoir du mal pour ne pas te vexer ! répondit-elle avec un sourire amusé.
-Vraiment ? dit-il en dégageant son épée avant de porter de nouveau une attaque vers ses jambes. »
Elle sauta pour l'éviter, et lança à toute vitesse ses lames de chaque côté du cou de l'orc, s'arrêtant à quelques centimètres de sa peau.
« Vraiment. »
Kilrae éclata de rire, et repoussa les lames de son amie de l'une de ses mains. Chacun d'eux rengaina ses armes, et Pavel essuya une entaille sur sa joue en grimaçant.
« Excuse-moi, je ne voulais pas...
-Laisse, le coupa-t-elle avec un sourire, j'en ai vu de pire. »
Il posa doucement sa main sur la joue de la jeune femme. Elle mit la sienne par dessus, son teint rosissant.
« Aelvi Pavel, Aelvi Kilrae ? les appela un elfe qui se tenait à quelques mètres d'eux. »
Ils s'écartèrent aussitôt l'un de l'autre.
« Que se passe-t-il ? demanda Pavel d'une voix soudainement pleine d'autorité.
-Nos espions sombres sont revenus. Le clan Shiléniste d'Arenia a réduit ses forces de moitié.
-Bien... Comment se déroule la rééducation des anciens du clan Shiléniste de Jallil d'vharc ?
-Ils avancent à leur rythme, Aelvi... Vroe vous fera un rapport plus détaillé quand il viendra vous voir. »
Pavel acquiesça à son attention.
« Rassemble nos forces, Kryo. Nous attaquerons à la tombée de la nuit. »
L'elfe hocha la tête brièvement, et s'éloigna d'un pas rapide. Pavel se tourna vers Kilrae.
« Nous allons devoir préparer notre offensive très clairement, Kil'. Leurs forces sont réduites, mais ils restent le clan le plus puissant que nous n'ayons jamais affronté. Je crains que cette fois, l'un de nous devra rester à distance pour organiser nos troupes...
-C'est exactement ce à quoi je pensais. Le clan d'Arenia ne se laissera pas reconvertir par la diplomatie et la raison comme l'a fait le clan de Jallil d'vharc. Je guiderai les nôtres sur le terrain.
-Quoi ? s'écria Pavel. Je t'en prie, dis-moi que c'est une plaisanterie !
-Non, répondit-il en souriant. Tu as déjà organisé des batailles, et tu t'en es très bien tiré. C'était toi qui mené l'assaut au clan de Jallil d'vharc.
-Oui, mais tu avais au préalable fait toute notre stratégie, je... je n'avais pas eu à faire grand chose. Et toutes les autres fois, nous avons toujours tout fait ensemble, je n'avais donc à m'inquiéter de rien...
-J'ai confiance en toi. Nous avons tous confiance en toi, Aelis. »
Elle frissonna. Il était le seul à continuer de l'appeler par son premier prénom, celui que son père le Roi lui avait retiré quand il l'avait déchue.
« Tu n'as pas à t'inquiéter, comme d'habitude, nos mages resteront avec toi, et ils maintiendront le contact entre nous tous par télépathie. »
Elle acquiesça lentement.
« Mettons nous en route, où nous ne serons pas à temps avec nos hommes, termina-t-il. »
***
La nuit tombait doucement sur les montagnes du Royaume de Kaevis. Rassemblés en cercle autour d'un feu de camp, des hommes et femmes de toutes les races écoutaient avec attention une humaine à l'allure stricte s'adresser à eux.
« Nous devrons être rapides, disait Pavel, se tenant bien droite, les mains dans le dos. Nous devrons être silencieux. Nous devrons être précis. Nous ne devrons aucune montrer aucune pitié. Parce que nous n'en recevrons pas. »
Elle parcourut des yeux ses troupes, pour s'assurer de l'impact de ses paroles.
« Comme vous le savez sans doute déjà, je resterais à distance, avec nos mages, afin d'organiser la bataille. »
Il y eût un mouvement général d'inquiétude silencieuse.
« Ne vous en faites pas, Kilrae partira avec vous. C'est lui qui mènera l'assaut sur le terrain. Je ne m'éterniserais pas, vous connaissez d'ores et déjà tous vos répartitions. »
Elle dégaina l'une de ses épées, et leva son bras vers le ciel dans un geste de puissance.
« Pour la Lumière ! »
Tous reprirent cette phrase en cœur avec force, avant de se disperser peu à peu. Autour du feu de camp, ne restaient qu'une dizaine de mages, ainsi que Pavel et Kilrae.
« Reste prudent, Kil', lui dit-elle à voix basse. Il est fort envisageable qu'ils nous tendent une embuscade...
-J'ai confiance en toi, je sais que tu peux nous mener à travers cela, Aelis.
-Et je sais que tu es le premier à prendre des risques sur le terrain pour empêcher les autres de se faire blesser, rétorqua-t-elle. Je t'en prie, reste prudent.
-Je ferais de mon mieux, répondit-il avec un sourire. »
Il l'enlaça. Pavel ferma les yeux, empreinte d'un étrange sentiment de panique mêlé de tristesse. Lorsqu'il se dégagea, elle essaya de se reprendre.
« On se revoit à l'aube, mon Aelis, dit-il en lui adressant un imperceptible clin d’œil avant de s'éloigner. »
***
Pavel faisait les cent pas autour des cendres du feu de camp. L'aube s'était levée. Cela faisait quelques heures que le contact par télépathie avec les troupes de terrain avait été rompu : le groupe resté au campement de la Communauté ne savait pas ce qu'il était advenu.
Soudain, ils virent apparaître au loin un attroupement, qui semblait s'approcher. Aussitôt, ils se précipitèrent tous vers eux, laissant tomber derrière eux leurs armes, et tout ce qu'ils tenaient dans leurs mains. Lorsqu'ils les eurent rejoints, la troupe s'arrêta, et une naine s'avança vers Pavel.
« Aelvi Pavel...
-Que s'est-il passé ?! Le contact a été rompu depuis des heures ! »
Elle s'interrompit, remarquant le sang qui maculait les habits de la naine, et son air abattu.
« Rina ? Qu'y a-t-il ?
-Nous... nous avons gagné, Aelvi Pavel.
-Gagné ? Vraiment ? »
Pavel sentit la joie l'envahir, et échangea des regards ravis avec les mages qui étaient restés avec elle au campement.
« Aelvi, nous... nous avons essuyé de lourdes pertes, cependant. »
Le sourire de Pavel se figea.
« Nous avons perdu Rhotghar, Zane, Kryo, et...et... »
Elle baissa la tête sans finir sa phrase. Pavel sentit sa respiration s'emballer. Elle resta figée, ses yeux perdus dans le vague. Puis, sans s'en apercevoir, elle s'était mise à avancer. Les soldats s'écartèrent sur son passage.
Pavel sentit son cœur s'arrêter : sur un brancard de fortune porté par quatre hommes, gisait le corps inanimé et ensanglanté de Kilrae.
***
2 ANS PLUS TARD
Deux années durant, elle avait erré dans les terres du Royaume de Kaevis. A la mort de Kilrae, la Communauté s'était dissoute. Personne n'avait rien dit, ou prévu, mais Pavel était devenue une ombre. Sans aucun dirigeant pour les guider, les membres s'étaient peu à peu séparés. Certains avaient continué à suivre Pavel, refusant de l'abandonner.
Cependant, après deux longues années, Pavel avait eu le temps de réfléchir : elle ne pouvait plus rester sur ces terres. La majorité des clans Shilénistes avaient été vaincus ou dissous par la Communauté des Insoumis, le Royaume s'en était trouvé apaisé. Et la mission que Kilrae avait mis sur les épaules des Insoumis avait donc disparu.
Un beau jour, Pavel prit la décision de partir. De l'autre côté des montagnes, de là où venait Kilrae. Elle le savait, il le lui avait conté plusieurs fois, les histoires de ces terres, nommées Elmoraden, et de ses cités incroyables.
Refusant que ses anciens compagnons de la Communauté l'accompagne, elle traversa les montagnes vers l'Ouest : plein cap sur la ville de Goddard.
***
Au pied des montagnes, Pavel sentit sa détermination faiblir : elles faisaient plusieurs centaines de mètres de haut. Elle déglutit, puis essaya de se souvenir de ce que Rina lui avait dit concernant les tunnels. Rina et plusieurs autres nains des Insoumis étaient des esclaves travaillant dans ces montagnes, et avaient creusé des galeries souterraines pour y vivre et pouvoir accéder plus facilement aux mines de joyaux. A force de creuser, ils avaient fini par ouvrir une brèche jusque de l'autre côté des montagnes -bien sûr, par peur, aucun d'eux n'avaient osé sortir de l'autre côté.
Pavel n'eût aucun mal à trouver l'entrée des tunnels, tous les anciens campements d'esclaves nains travaillant dans les montagnes avaient été abandonnés du jour au lendemain, laissant les lieux tels quels. Elle se baissa pour entrer par la petite ouverture qui menait jusqu'au dédale de galeries souterraines. Rina lui avait expliqué quelques astuces pour suivre le bon chemin, afin qu'elle ne s'égare pas comme tous les autres humains qui avaient tenté de passer. Courbée pour ne pas toucher les parois, Pavel avançait avec difficulté dans ces étroits passages, se demandant combien de temps il lui faudrait pour réussir à atteindre la sortie...
Sept jours. Cela lui prit sept jours pour enfin apercevoir la lumière du soleil et sentir de nouveau l'air frais. Elle avait passé sept jours et sept nuits dans ce dédale infini, à suivre les glyphes gravés par les anciens esclaves, se déplaçant courbée, accroupie, rampant même, respirant avec difficulté, dans des tunnels faiblement éclairés.
Lorsqu'elle put enfin se redresser pour sortir du tunnel, elle fut éblouie par la forte lumière du jour, et son dos la martyrisait. Cependant, elle se souvint des quelques dernières paroles d'avertissement de Rina : tout ce que les anciens nains esclaves savaient de ce qu'il se trouvait de l'autre côté, c'était que des créatures effrayantes et très puissantes s'y trouvaient. Quand ils y vivaient, les nains avaient enchanté l'entrée dans les montagnes afin de repousser ces créatures. Maintenant qu'elle était sortie, elle n'était plus protégée par la magie des nains. Il lui faudrait avancer sur ces terres en prenant garde elle-même à se protéger, sans pouvoir compter sur une quelconque magie extérieure.
Sa vision s'habitua à la lumière, et elle distingua enfin où elle se trouvait. Elle sortit de sa besace la carte que Kilrae avait laissée derrière lui : toute l'Elmoraden y était dessinée, et Kilrae avait ajouté depuis les montagnes qu'elle avait traversé, une partie du Royaume de Kaevis. Elle regarda avec attention le point qu'il avait noté sur les montagnes du côté où elle se trouvait. Il avait lui aussi emprunté ce tunnel. Ses yeux alternant entre la carte et l'endroit où elle se trouvait, elle se mit à avancer.
