J'ouvrai un œil, le bon, pas le mauvais.
Le lion n'avait pas bougé, il était toujours à la surface de l'eau et me fixait avec un air sceptique, je portai ma main à mon visage, l'animal fit de même, son énorme patte sur son museau. J'étais lui, il était moi, et cela ―
j'ouvrais le mauvais œil ― pour un bon bout de temps.
Avant cela.
Swann est bourrée de qualités autant que de défauts, le tout, j'imagine, c'est de savoir en profiter. J'avais attrapé le livre qu'elle avait laissé traîner par-terre au milieu des autres.
- « J'en ai pour quelques minutes. »
Je levai les yeux vers le ciel, cela faisait bien trois heures. Qu'importe. On était bien chez elle, j'allumai la grosse bougie sur la console et m'installai dans le grand fauteuil blanc.
Elle m'avait invitée pour quelques jours, pour essayer d'être un peu plus présente ... Je ne le lui en voulais pas, elle essayait au moins. Je me plongeai dans le livre sans grande conviction. Tiens encore des théories et des expériences... Elle ne lit décidément jamais les choses sûres et approuvées. Les mots étaient lus sans être compris, c'était barbant et mal écrit. J'avais faim.
Je relâchai le livre par terre sans ménagement pour aller chercher une des assiettes pleines de pâtisseries plus loin. En revenant avec ma collation, je me laissai choir dans le fauteuil ― ou canapé pour les personnes de ma hauteur ― et dégustai ce que l'Elfe avait cuisiné en balançant mes jambes. Mon regard revint se poser sur le livre après un temps, il s'était ouvert à une autre page en heurtant le sol et celle-là annonçait: «
Chapitre 3. Transformation totale » Je penchai la tête sur le côté et commençai à lire ainsi, pour finalement ne plus bouger avant le retour de Swann.
On pourrait partir du principe que toutes les espèces sont compatibles à l'homme, tant que la notion d'échange est respectée. Cependant, certains essais tendent à prouver que seuls les corps, que nous qualifierons d'imposants en attendant de plus de précisions, permettent une transformation totale.
Les échecs ont souvent lieu en effet, lors d'une transformation en insecte, poisson et petit oiseau.
…
La liste qui suit est donc non-exhaustive mais peut donner une idée du gabarits à suivre:
- Le Lion de l'île primitive.
La Panthère du Nord
Le Tigre à longues dents.
Le Loup des murs d'Argos
Le Cochon de l'île des Murmures.
La Chèvre des sources chaudes.
Le Cheval des environs Elfiques.
Le Buffle des plaines de Rune.
Le dragon de la Forge des Dieux.
Rq: Nous pouvons ajouter à cela, une Poule et un Elpy.
Un Lion. De l'île Primitive. C'était bien. Je reprenais le livre entre mes mains. Sûrement que si je pouvais prendre cette forme, on arrêterait de m'embêter parce que je suis petite. Je balançai mes jambes dans le vide. Je ne disais rien. Laissons le temps faire son œuvre.
Les jours qui suivirent Swann était là et m'occupait, on riait bien et elle proposa un matin d'aller restaurer mon champ de radis, dévasté auparavant par mes exploits "soufflants".
- « Je vais mourir desséchée, si on fait pas une pause. »
C'est vrai qu'elle balançait des litres et des litres d'eau depuis plus d'une heure sur les rangs de radis et entendre l'eau couler, ça donne soif et une envie pressante. Je la libérai.
Le soir même, alors que j'étais perchée sur l'un des murets de Giran, le temps avait fait son œuvre, et j'entendis très nettement la cloche sonner pour m'indiquer le départ :
«
Toi, perchée, alors toi, petit oiseau, si toi petit oiseau, toi porter message à Chef! »
L'Orc en s'esclaffant me fourrait un parchemin dans la bouche. Encore une fois j'étais seule et encore une fois, on n'avait pas résisté à l'envie de me malmener, s'attaquer à une personne en apparence plus faible pour démontrer un hypothétique pouvoir, une illusion de force. Bien sûr, on était venu m'aider, bien sûr cela était passé. Mais c'en était trop.
Alors que j'avais enfin retrouvé mon lit après cette épreuve, les mots du livre me revinrent très nettement. Je complotai et n'en fermai pas l'œil de la nuit.
Les rames heurtèrent enfin le sable. L'île primitive, c'est loin. Mais j'étais déterminée, je trouverai ce foutu Lion pour lui arracher un membre et me le greffer. Une voix me soufflait déjà que c'était impossible, mais je la faisais taire. Rêvassons. Jacques-Line sauta de la barque pour vomir dans le sable. J'avais déjà fait de plus jolis rêves en fait.. Mais bon. Je trainai la barque sur le sable pour pouvoir rentrer et m'armai. Dans mon rêve, j'étais grande, et mon fidèle destrier, Jacques-Line, était puissant et redoutable, autant que la lame de ma dague. J'avançai, déterminée.
Jacques-Line traînait les pattes, et moi aussi, au fil du temps, j'avais revu mon rêve à la baisse, on était juste allées faire un tour pour se dégourdir. Je donnai un coup de dague dans les lianes qui nous barraient le chemin. Jacques-Line, soudain, partit comme une furie, traversant tout, et à mon grand étonnement, ne trébucha pas une seule fois. Mon fidèle destrier. Je tentai donc de la suivre, me laissant aller jusqu'à courir. Nous étions poursuivies par d'horribles bonhoooo...
Elle s'était arrêtée brusquement et je me vautrai sur elle pour venir lécher les pieds nus d'une femme à la peau noire. Relevant un regard craintif sur sa personne, je tentai de me redresser. Hélas, j'atteignai même pas le haut de sa cuisse, elle était très grande.
En plus, elle avait un os dans le nez et pour tout vêtement elle portait une jupe de paille.
Je me décidai à faire un signe de main pour dire bonjour et marmonnai un « désolée ».
La Dame restait pourtant fixée sur Jacques-Line. Et Jacques-Line elle, s'en fichait royalement, grattant le sol à la recherche d'un quelconque ver.
«
'Faut pas la manger hein... » Peu rassurée par son regard insistant sur ma dinde de copine, je me sentai obligée de le lui préciser.
D'un geste vif, elle pointa sa lance très aiguisée sur mon cou et continuant de regarder Jacques-Line parla en ces termes: «
Goulougoulou! Outchébé Ouh ouh! Awagaaaah Youhoo Owghe? »
Là, ce fût comme quand quelqu'un vous dit un truc drôle sur la personne en face, mais que par respect pour cette personne en face vous essayez de ne pas rire. C'est dur, on serre les dents, on sourit bêtement, mais c'est plus fort que nous, l'air sort de nos lèvres serrées et on explose de rire. J'explosai de rire. Où était la blague? Est-ce que Swann était capable de faire ça?
La Dame insistait:
«
Goulougoulou! Outchébé Ouh ouh! Awagaaaah Youhoo Owghe?
-
Euh... Gouzi gouzi? »
La Dame haussa un sourcil et attrapa une sorte de cor dans lequel, elle souffla. Un bruit assourdissant retentit par trois fois. Puis plus rien, le silence. Jusqu'à ce que la terre tremble. Jacques-Line et moi nous retrouvâmes vite encerclées par tout plein de personnes semblables à la Dame très grande. Sauf que eux, en voyant Jacques-Line, ils se prosternèrent. Je restai coite. Je devais vraiment rêver, j'allais me réveiller. Des hommes apportèrent des colliers de fleurs et les passèrent autour des cous de Jacques-Line qui arrêta de gratter la terre.
D'accord, j'étais aux pays des dingues, je m'étais trompée d'île. Je tentai d'attirer l'attention de Jacques-Line et de lui faire signe qu'on devait partir, mais la Dame-très-grande le comprit et je ne pus rien faire à part constater qu'on serait pas rentrées pour ce soir.
La troupe nous avait emmenées dans un village plus loin, au cœur de l'île, le soleil n'apparaissait presque pas à travers la densité des arbres, tout semblait sommaire, mais les gens ici étaient gentils avec moi, d'autant plus qu'ils avaient remarqué que Jacques-Line n'avançait que si j'avançais. On nous servit à manger des fruits étranges, enfin c'étaient des fruits de mon point de vue jusqu'à ce qu'ils se mettent à grouiller. Jacques-Line en fit un bon repas. Je pensais que nous pourrions nous esquiver après le repas, mais il s'avéra que la Dame-très-grande nous surveillait. Elle habitait dans la maison en bois au centre du village et ne nous quittait jamais, jamais, jamais des yeux. Je me résignai à dormir ici.
J'ouvrai un œil. Peut-être que c'était le matin, peut-être pas, on ne voyait rien ici. La Dame-très-grande était assise à côté de nous et caressait Jacques-Line. Je me redressai et baillai sans retenue. Une couverture avait été posée sur moi et une coupe de faux fruits m'attendait en guise de déjeuner. La Dame-très-grande posa son regard sombre sur moi et parla à voix basse: «
Gazou gazou koulinov tari of outch outch. »
J'acquiesçai. Elle n'avait pas l'air de dire des choses trop méchantes.
Elle reprit: «
Kali dossé oura jali na soéri. »
J'essayai un bref sourire. Elle hochait à son tour. Bon je m'en sortais pas trop mal.
Sans prévenir, la Dame-très-grande attrapa l'une des plumes de Jacques-Line et tira dessus. Je me jetai sur elle.
«
'Faut pas lui arracher! Ça fait très très mal! »
Elle me regarda, la plume dans les mains. Jacques releva la tête tandis que Line restait imperturbable dans son sommeil. Elle me fit signe de la suivre. Dans sa maison, au centre du village, il y avait plein de choses bizarres, des bocaux avec des membres dedans, des crânes pendus comme une guirlande, des pots remplis d'herbes ainsi que des tas et des tas d'instruments. C'était un Chaman. Elle me désigna l'ensemble de sa maison, puis montra Jacques-Line plus loin. Je fronçai les sourcils. Voyant que je ne comprenais pas, elle attrapa plusieurs bocaux, me les fourra dans les bras et montra la plume de Jacques-Line et fit le geste comme pour signifier qu'elle la gardait. Elle voulait donc un échange. Je reposai les bocaux et faisait le tour de la maison.
Je repérai un peu, rien d'intéressant... Que faire d'un doigt de pied ramolli dans de la gelée verte ? Puis mes yeux se levèrent au plafond pour se poser sur une immense tête de Lion à l'entrée. Il était là, c'était lui.
- « Le Lion de l'île primitive... »
Je le lui montrai. Par plusieurs fois, son regard se posa sur Jacques-Line, puis le Lion, puis moi. Elle se détourna et fouilla dans plusieurs boîtes pour finalement sortir un gros œuf. Elle me montra la plume et l'œuf, fit le signe d'une appropriation puis me montra la tête de Lion en acquiesçant.
Un œuf de Jacques-Line...
Je soupirai et sorti. Sans prévenir, j'attrapai la poule et la secouai comme je le faisais toujours pour le petit déjeuner.
«
Allez! Alleeeeeeeeeeeeeeez! Alleeeeeeeeeeez euh! »
Un œuf retomba sur le sol, dur comme la roche, rose et violet comme l'animal. Je reposai un Jacques traumatisé et une Line à peine réveillée à terre avant d'aller chercher l'œuf pour l'apporter à la Dame-très-grande. Celle-ci l'accueillit de bon gré et alla me décrocher la tête du Lion.
Trois hommes nous avaient raccompagnées jusqu'à la barque, enfin plutôt jusqu'à l'endroit de la forêt où le soleil commençait enfin à percer l'épais feuillage. Ils semblaient peu confiant vis-à-vis du soleil et je préférai ne pas insister. Je tapotai la bourse à mon côté contenant l'œil de Lion renfermé dans un écrin. Nous étions des aventurières, dans mon rêve, j'étais grande, et mon fidèle destrier, Jacques-Line, était puissant et redoutable, autant que la lame de ma dague.
Je me mis en quête silencieusement d'un médecin et appris entre les dires de Swann qu'une humaine rousse l'était. 'Restait qu'à la trouver. Ceci me prit plus de temps que prévu. Mais enfin je la coinçai, mon œil de Lion dans l'écrin, je lui présentai mon projet de transfert. L'humaine peu scrupuleuse contre une bonne somme d'argent et intéressée de tenter l'expérience, accepta.
J'ouvrai un œil, le bon, pas le mauvais.
«
Allez... Le second. »
J'ouvrais donc l'autre, un peu apeurée de l'effet. Nérine venait de me retirer le bandage, elle disait que je n'avais quasiment pas de cicatrice. Ce fût flou, tout d'abord, puis tout devint clair et même j'avais l'impression de voir certaine chose que je ne pouvais distinguer auparavant.
«
Suis mon doigt des yeux. Mmh... Regarde en l'air. Mmh... Regarde loin devant toi »
Elle me projeta une lumière dans l'œil. Je clignai des yeux.
«
J'crois que j'vois Nérine. »
Elle sourit et me tendit un miroir. Mon œil gauche était d'un bleu profond, rien d'anormal, je regardai mon œil droit. Bleu électrique, pupille fendue.
J'haussai les sourcils.
J'ouvrai un œil, le bon, pas le mauvais. Le lion n'avait pas bougé, il était toujours à la surface de l'eau et me fixait avec un air sceptique, je portai ma main à mon visage, l'animal fit de même, son énorme patte sur son museau.
J'étais lui, il était moi, et cela ―
j'ouvrais le mauvais œil ― pour un bon bout de temps.