Le voyage d'Ashel et de sa nouvelle compagne de route dura plusieurs lunes. Se nourrissant seulement de baies cueillies au détour des bois qu'elles arpentaient et trouvant hydratation et toilette dans l'eau pure des cascades, elles faisaient de chaque journée un nouveau combat pour braver les terres d'Oren et de rejoindre le plus rapidement leur objectif : Aden. Peu de dangers se dressèrent sur leur chemin pendant leur escapade sylvestre, à part quelques patrouilles elfiques qui arpentaient parfois le milieu boisé mais qui furent aisément évitées par le flair de l'animal et l'ouïe devenue experte de la maîtresse. La jeune sombre ne comprenait toujours point pourquoi cette louve la suivait, mais le fait qu'elle l'ait « sauvée » de son aventure en la Mer des Spores satisfaisait amplement toutes ses interrogations. La morsure, quant à elle, n'était plus qu'un étrange souvenir qui s'était aussi vite dissipée en son esprit que dans sa chair, lui lançant néanmoins parfois quelques éclairs de douleur face à de faux mouvements qui lui rappelaient que, il y a encore quelques lunes, elle saignait abondamment.
Durant son escapade, elle préférait suivre la côte d'assez près en arpentant bois et forêts pour ainsi ne se perdre en son voyage tout en restant camouflée par cet amas de branches et de végétations. Néanmoins, la faim qui la tiraillait souvent l'obligea à reprendre souvent ses armes pour tenter de chasser du mieux qu'elle pouvait – mais là encore, sa compagne était bien plus efficace qu'elle, ramenant souvent dès l'aurore des lapins fraîchement chassés. Malgré cette misère dans lequel elle avançait, cela semblait parfaitement lui convenir, profitant de cette liberté qu'elle n'avait jamais pu goûter auparavant. Parfois, elle se surprenait à parler avec cette louve dont elle n'avait encore donné de nom pour passer le temps, ou encore ne point perdre la raison – et étrangement, elle eut ce sentiment constant que cette dernière l'écoutait assidument.
Au bout de quelques jours de voyage, elles découvrirent un lieu idyllique qui semblait tout droit être sortit d'un grimoire enchanteur. Caché au milieu des bois, ce petit bout de paradis ne semblait être visible que par les âmes errantes et pures qui s'avançaient en ce lieu ; même si cette impression mirobolante n'était certainement que le fruit d'hallucinations face à une telle beauté. Des maisons se nichaient dans des arbres qui semblaient ancestraux, reliées les unes aux autres par de petits pontons décorés par des fleurs aussi splendides les unes que les autres. Des gens vêtus du plus simple appareil se baladaient innocemment en discutant les uns avec les autres, entourés d'animaux de la forêt qui courraient ou volaient à côté d'eux comme si une osmose parfaite existait entre eux. Un rapide regard permit de définir à Ashel que les habitants de ce village enchanteur étaient principalement des sylvains clairs ainsi que des humains, avec parfois l'apparition derrière un bosquet d'un membre de la race nanique. Cachée derrière sa fourrée, la jeune femme contemplait de ses yeux émerveillés cet havre de paix et de tranquillité où la végétation semblait faire l'amour en chacun de ses mouvements avec l'être vivant. Mais elle fut très vite sortie de ses pensées par sa compagne de fortune qui bondit hors des feuillages pour pénétrer dans le village en poussant des petits aboiements qu'elle entendit pour la première fois. Deux humains qui semblaient être un couple se tournèrent alors vers cette dernière, se mettant à la caresser dès son approche avant de tourner leur regard vers la cachette de la jeune sombre. Prise sur le vif, elle n'eut comme seule solution de rester immobile à les fixer elle aussi, pendant des secondes qui lui semblèrent de véritables minutes. Finalement, les deux inconnus s'approchèrent alors sans une once d'agressivité, ce qui rassura partiellement la jeune femme. Une fois à sa portée, ils la regardèrent quelques secondes avant de se lancer un bref regard face à son air inquiet. Puis, la femme prit la parole :
« Basu da kadowe ? »
Ashel, prise au dépourvue face à une langue si triviale qui lui était étrangère, demeura silencieuse, se contentant de les regarder, penaude. L'humaine jeta alors un regard à son conjoint qui se baissa alors à la hauteur de la sombre pour répéter lentement, en la fixant de ses yeux émeraudes :
« Basu da kadowe ? »
A nouveau prise de mutisme en ne sachant quoi répondre à une question inconnue, Ashel se fit violence pour tenter de sortir le moindre son de sa bouche pour ne point être désinvolte.
« Sjaad'ur uns'aa, usstan xuat kampi'un. Xun dos telanth ilythiiri ? »
Face à leurs airs médusés, la jeune femme se sentit subitement idiote d'avoir posée une telle question. Après quelques courtes secondes de silence, le couple s'échangèrent quelques paroles à voix basse dans cette langue étrange avant d'acquiescer, pour finalement lui tendre la main. Mollement, elle s'en saisit pour se relever et les suivre, sachant que la faim et la dureté du voyage ne pourraient l'autoriser à fuir. Elle ressentait aucune once d'agressivité chez ces gens-là, et elle se força dans sa tête à penser que de les suivre était une bonne décision, que son instinct demeurait juste. Dans une lenteur qui lui semblait presque être un rêve éveillé, elle contempla dans sa marche dans le village toutes les habitations aussi simples que somptueuses, mettant de côté les regards des quelques citadins qui la fixaient en coin face à son accoutrement qui prouvait par bien des critères qu'elle ne venait de ses terres. Beaucoup de questions se bousculaient dans sa pensée, mais comme à son habitude, elle en fit fi pour se concentrer sur l'instant présent, et ne point baisser sa garde.
Ils grimpèrent finalement par un petit pont de bois qui oscillait sur leur passage, rejoint à nouveau par la louve au pelage grisâtre qui suivait Ashel à ses côtés. Au fur et à mesure qu'ils prenaient de la hauteur dans ce village élevé, elle réalisa que ce n'était qu'une petite bourgade qui ne devait compter pas plus d'une trentaine d'habitants.
« Owen dal karsh. »
La voix rauque de l'homme la sortit de son examen minutieux des lieux pour l'apercevoir devant elle, en train de la regarder aux côtés de sa femme. Leur regard mêlant l'incompréhension et de la compassion la mit mal à l'aise, mais elle se força à mettre ce sentiment de côté en observant le lieu où ils étaient arrivés. Ils demeuraient devant une demeure sculptée dans le bois avec minutie, d'une taille apparemment plus conséquente que les autres maisonnées, et de forme circulaire. Un grand drap s'étendait autour du tronc ancestral pour retomber sur les fondations, donnant ainsi une apparence de tente à la demeure. L'homme s'entreprit à soulever un pan de ce tissus qui se séparait en deux pour former une sorte de porte, tout en réitérant sa question. Elle n'eut le temps de répondre presque instinctivement par un regard interrogatif que sa louve s'était déjà avancée pour disparaître dans l'étrange maison. Ashel prit une profonde inspiration, avant de s'y engouffrer à son tour.
Le lieu était modeste, mais l'aura qui résidait en son antre était à couper le souffle. Quelques meubles de fortune trônaient de-ci de-là, alors que d'amples fenêtres permettaient à l'astre solaire de pénétrer à l'intérieur comme un messie. Une sorte de construction en pierre avait été construite autour du tronc qui passait au travers de l'habitat, formant une table assez conséquente où résidait plusieurs grimoires, fioles, instruments et assiettes vides. Des lianes rampantes montaient le long de l'arbre en s'enroulant avec douceur en son tour, laissant parfois quelques éclats de fleur tâcher son bois semblant plus vieux que le monde de tâches rouge vive. Un vieil homme était assis devant cette table basse, lisant un ouvrage ancien dans le silence le plus profond. Ashel se retourna pour questionner le couple du regard, mais ceux-ci étaient déjà partis, ne laissant à leur place plus que le drap osciller légèrement sous les bourrasques de cette chaude journée.
« Carra ! »
La jeune sombre tourna rapidement son regard vers le vieil homme qui venait de s'exclamer, remarquant qu'il avait abandonné la lecture pour s'adonner à des caresses sur le pelage soyeux de la louve. Ashel perdit son regard de gauche à droite comme pour éviter un malaise face à cette situation étrange, mais fut vite rappelée à la réalité par la voix puissante et intimidante du vieil homme.
« Da she Carra ? »
Emprisonnée à nouveau par les barrières de la langue, la jeune femme déglutit avant de s'hasarder en une réponse dans le langage commun, espérant avoir plus de gens pour nouer le dialogue.
« Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas ce que vous dites. »
Le vieil homme marqua un court instant de silence en la regardant, avant de reprendre d'une voix nonchalante et emplit de spiritualité ;
« Êtes-vous avec Carra ? »
Ashel fut comme parcourue d'un éclair tout le long de son corps. Pour la première fois depuis des jours, une personne lui adressait la parole et, pour la première fois depuis son arrivée dans ce village, elle comprenait. Ce bref instant de compréhension la rendit muette, avant de remarquer que le vieillard ne détachait son regard d'elle tout comme la louve à ses côtés qui semblaient apprécier les caresses. Prise au dépourvue face à une interrogation dont elle ne comprenait tout le sens, elle acquiesça simplement.
« Il est rare qu'elle choisisse un éphémère... »
Elle comprit alors qu'il parlait de la louve, et découvrit ainsi le nom de cette dernière. Ne sachant quoi répondre face à de tels propos aussi flous qu'incompréhensibles, elle préféra garder le silence tout en cherchant dans son esprit embué une quelconque question pour nouer le dialogue et ainsi ne paraître impolie. Mais la fatigue et le doute étaient tels qu'aucun son ne sortit de ses lèvres craquelés par son long voyage.
« Approchez. »
Sans se faire prier, celle-ci s'exécuta, laissant le bruit du bois crissant sous ses pas résonner dans la maison. Au mesure qu'elle s'avançait, Ashel réussit à discerner les traits de cet homme qui semblait avoir plus d'une centaine d'années. De nombreuses rides trouvaient refuge en sa peau qui semblait dure comme la pierre, ne laissant qu'apercevoir au détour d'un rayon de lumière de petits yeux vairons. Le dos légèrement courbé, il n'était habillé que d'une robe rapiécée qui semblait être aussi vieille que lui, alors que des bracelets réalisés par des lianes aux coloris particuliers s'enroulaient autour de ses poignets osseux.
« Votre beauté est fascinante. Je compatis à un tel défaut. »
La jeune femme marqua une courte pause face à ce compliment dont il faisait une insulte. Néanmoins, au plus profond de son esprit, elle en comprenait tout le sens. Elle demeura penaude face à cet homme qui forçait le respect et l'admiration, préférant le silence à quelconque réponse qu'elle jugeait forcément idiote ou inintéressante.
« D'où venez-vous ? »
Cette question la figea à nouveau, comme si cet homme tentait avec une simplicité extrème à lui faire dévoiler tout ce qu'elle tentait de cacher depuis bien des lunes. Elle désirait lui faire confiance au plus profond de son être, mais elle ne pouvait se permettre de prendre le risque que le récit de son histoire ne soit mal interprété par son hôte. Pour la première fois sa vie, Ashel se mit à mentir.
« Je suis une simple voyageuse, et je me suis semble-t-il perdue dans cette forêt. »
« Et la vérité ? »
Cette réponse fut reçue comme une véritable gifle. Elle ne savait comment ce vieil homme pouvait discerner le mensonge de la vérité dans ses propos, mais elle préféra penser que son maigre talent dans ce domaine était certainement le fruit de cette nouvelle honte qui l'accablait. Pendant un court instant, elle resta à la fixer les lèvres entre-ouvertes, bête. Puis, elle inspira un grand coup avant de reprendre la parole, d'une voix fluette et mal assurée.
« Je viens de Shel Oloth. J'ai fuis le Temple à cause de la folie d'une Prêtresse qui tentait de me briser de l'intérieur pour que je m'adonne au culte. Voilà plusieurs jours que je marche sur les terres d'Oren, et j'avoue m'être certainement perdue. »
Il l'écouta silencieusement, continuant ses caresses presque machinales sur la robe délicate de la louve. En son regard se lisait une certaine once d'intérêt, mais aussi un immobilisme presque inquiétant, comme si cette histoire pourtant tragique ne lui provoquait aucun sentiment, ni peine, ni pitié. D'un geste lent, face au malaise de la jeune sombre, il prit une pipe qu'il alluma avec parcimonie. En une épaisse fumée, quelques mots sortir enfin.
« Et Carra ? »
« Parlez-vous de la louve ? »
Il acquiesça.
« Je l'ai rencontré dans la Mer des Spores. Je m'étais semble-t-il évanouie, et elle m'a réveillé en me mordant à la cuisse. Je pense que... »
Il la coupa brusquement, avançant sa tête dans la fumée qu'il venait de recracher pour lui donner un air inquiétant.
« Elle vous a mordu, vous dites ? »
Ashel fut interloquée face à une telle réaction. Elle se souciait peu que le vieil homme lui ait coupé la parole, s'attardant davantage sur sa mine inquiète et surprise. Elle se contenta d'opiner, avant de montrer sa cuisse dénudée où résidait avant la morsure.
« La blessure a déjà disparu. Ce qui est étrange en soi, mais... »
Elle n'eut le temps de continuer que le vieillard se dressa sur ses jambes squelettiques avec la vivacité que lui permettait son âge. Il s'approcha à pas rapide, faisant craquer chaque parcelle de bois au moindre mouvement. Sans demander le consentement de son interlocutrice, il se saisit de sa cuisse en l'emprisonnant entre ses doigts osseux afin d'observer minutieusement la feue blessure.
Après un long instant d'observation, il soupira longuement pour finalement se retourner afin de reprendre sa place.
D'une voix hésitante, Ashel reprit la parole en le regardant s'asseoir à nouveau.
« Un problème ? »
Le vieillard ne répondit point de suite, se contentant de fixer avec intensité la table devant lui comme si il contemplait pour la première fois ses lianes rampantes qui se l'étaient appropriées à l'aide du tronc. Puis, d'une voix beaucoup plus calme que ses dires précédents, il s'expliqua.
« Carra vous a choisit. »
« Oui. Et je lui en suis reconnaissante, mais... »
« Vous ne comprenez pas. »
Interloquée face à une telle réponse brute, elle préféra garder silence et l'écouter.
« Carra n'est pas une louve comme les autres. Il y a de cela bien des siècles, de puissants mages ont enfermé la Mer des Spores grâce à une puissante magie pour ne pas que ses toxines se répandent dans l'air. Malheureusement, quelques « déchets » de cette mana se sont répandus en cette prison pour finalement prendre forme dans les êtres qui la peuplaient. »
Il leva son regard vers elle, la fixant intensément dans les yeux.
« Cette louve est certainement beaucoup plus vieille que vos arrières-arrières grands parents. »
Les lèvres vermeilles d'Ashel s'entre-ouvrir, mais aucun son n'en sortit.
« En vous mordant, l'esprit magique qui habite le corps de Carra vous a choisit. Elle a donné en cet acte un peu de sa force en vous, tout comme vous en fit de même avec elle. »
« Pardonnez-moi, mais je ne comprends pas. »
Le vieillard marqua une nouvelle pose en son explication, en profitant pour tirer une nouvelle bouffée sur sa pipe avant de reprendre la parole durant son souffle.
« La puissance magique de la louve circule à présent en vos veines. C'est pour cela que vous avez repris aussi vite connaissance et avez retrouvée vos forces. Mais cet échange n'était point en sens unique ; en vous mordant, elle a prit aussi de votre flux vital pour compenser ce qu'elle venait de vous donner, lui donnant ainsi la force de traverser le mur magique pour ne plus être « qu'un esprit ».
Ashel fut horrifiée par un tel discours. Elle ne comprenait toujours pas la portée de tels mots, les questions martelant à nouveau son esprit avec douleur. Elle continuait de le fixer, les yeux écarquillés, avant de brutalement reprendre ses esprits en reculant d'un pas.
« Merci bien de m'avoir accordée de votre temps, mais je dois partir maintenant. Je... Vous pouvez garder cette louve avec vous. »
Alors qu'elle se détournait avec précipitation sur ses membres tremblants, elle fut rappelée à l'ordre par la voix rauque et puissante de l'homme.
« Ne fuyez pas votre destinée. Vous allez maintenant devoir apprendre à contrôler cette force pour que l'esprit ne prenne pas possession de votre corps. »
La jeune sombre s'arrêta alors sur place, avant de détourner la tête vers lui pour voir on interlocuteur à nouveau dresser sur ses jambes, les mains appuyées sur la table en pierre. Il la fixait avec sévérité, et ce simple regard figea tout son être frêle.
« Vous vous rendez compte de ce que vous racontez ? »
Sa voix tremblotante était néanmoins assurée par le ton, comme si de tels propos n'étaient pour elle que des fabulations dans l'esprit embrumé d'un vieillard en fin de vie.
« Croyez-moi, jeune fille. Carra vous a choisit pour une raison que j'ignore encore, mais ces esprits peuvent être aussi bons que mauvais. Personne ne peut le savoir à l'avance. Je vous prie de ne point prendre à la légère mes propos, ou votre vie pourra peut-être être en jeu. »
La jeune femme resta de marbre face à ses dires, avant de lever les yeux au ciel, déconcertée. Puis, d'un geste vif, elle se détourna à nouveau pour soulever le pan de la toile et laisser la lumière aveuglante du soleil pénétrer dans la maisonnée. Le couple qui l'avait mené jusqu'ici la regarda sortir avec un air interloqué face à son air précipité et déconcerté.
Ashel leur porta un bref regard avec de se mettre à courir sur le pont, les yeux s'embuant de larmes. Elle ne prêtait plus aucune attention aux regards des habitants de cette étrange tribu qui la fixaient sur son chemin, se contentant de baisser la tête pour vite sortir de ce paradis dans lequel elle entre-apercevait à présent l'enfer.
Une fois à l'orée du bois, elle s'arrêta quelques secondes pour reprendre son souffle. Elle fondit alors en sanglots en se laissant glisser contre un arbre, serrant son visage humide contre ses genoux abîmés par son voyage. Elle laissa s'exprimer toute sa peine et sa colère dans ses larmes qui perlaient sur ses joues pour tracer en cette peau aussi belle que sale des sillons de malheur.
Alors qu'elle relevait la tête entre deux sanglots non-contrôlés, elle vit la louve devant elle en train de la fixer de ses yeux émeraudes, silencieuse.