Chapitre cinquième : Le nouveau scientifique
« Science sans conscience n'est que ruine de l'âme. »
François Rabelais
Dans son laboratoire secret à Gludin, Picare contemplait des cylindres dans lesquels baignaient des formes de vie, humanoïdes pour la plupart.
« Peu importe combien de fois je les dupliquerai, jamais je ne pourrai obtenir la même créature. L'identique n'est qu'une chimère. Ce seront donc tous des ersatz. Même les nombreuses dalles accolées sur ce sol sont différentes. Depuis la création de notre monde, ce fait est indéniable : une structure simple engendre des ensembles complexes. Tout est unique, même les protozoaires. C'est l'œuvre du Chaos. »
Si certaines d'entre elles demeuraient aussi immobiles que des cadavres, d'autres en revanche se développaient si rapidement que leur croissance était perceptible à l'œil nu. Çà et là, quelques abominations imploraient que l'on achevât de leur donner la mort. Face à ce spectacle, le scientifique restait de marbre.
« On prélève, on mélange, on constate, et on recommence. On ajoute, on enlève, on essaie autre chose. On ampute, on augmente, on diminue, on attend. On essaie autre chose. On multiplie et on mélange encore, encore, encore. On teste toutes les possibilités. Si c'est utile, on conserve. Si c'est inutile, on supprime. On essaie autre chose. On prend, on assemble, et on détruit. On essaie autre chose. »
Le docteur était absorbé par son propre esprit. Dans ce silence presque parfait de la salle d'expérimentation, même les moteurs des machines semblaient s'être tues. Ce n'était plus un corps, avec sa chair, ses boyaux, son sang, ses cellules, qui émettait des pulsions électriques au cerveau. Depuis qu'il habitait ce corps de mithril et d'acier, tout cela n'était plus qu'un lointain souvenir. C'était à présent une âme plongée dans ses pensées, un être de pure spiritualité qui réfléchissait. Il n'y avait désormais que lui et son imagination pour seule compagnie.
Dans ces moments de solitude absolue, Picare réunissait tout ce que son intellect avait acquis et mémorisé, et tentait de découvrir de nouvelles issues aux multiples combinaisons de ces éléments. La somme de ceux-ci était alors plus importante que leur simple juxtaposition. Ainsi pouvait-il recommencer le processus avec ce qu'il avait obtenu du précédent.
« De tout temps, les supputations d'êtres humains furent jugées insensées avant d'être acceptées par tous, sans que subsiste aujourd'hui le moindre doute à leur propos. En supposant que tout soit possible, nul ne peut être certain de quoi que ce soit. Néanmoins, les six races découvrent, apprennent et évoluent en usant de leurs connaissances, elles-mêmes acquises à l'aide d'expérimentations et de démonstrations. Mais il est possible que bien des facteurs leur échappent. Il s'agit donc d'approximation. Et force d'approximations, ils finissent par commettre des erreurs. Même lorsqu'ils en sont conscients, ils conservent le résultat obtenu. Cette négligence amène à croire que nombre de leurs connaissances sont erronées. Il devient alors difficile de distinguer le vrai du faux, d'autant plus que les premières découvertes des cinq races peuvent s'avérer incorrectes, car des facteurs qui leur échappaient ne furent pas pris en compte. Mais rechercher ce qui leur échappe avec des informations erronées est-il judicieux ? »
« Tant de métaphores, de comparaisons, de personnifications imaginées par des individus qui ignorent que tout ces faits sont incomparables, confortent les cinq races dans leur certitude que leurs comportements ne sont guère paradoxaux. Certaines d'entre elles sont devenues des expressions tellement usuelles, que nul n'en connaît la réelle signification ou n'en réalise la portée. »
« La science elle-même est marquée par le paradoxe. Elle fut en effet de tout temps un moyen d'évolution pour les cinq races, dont l'objectif demeure aujourd'hui la création d'êtres parfaits. Or, l'existence de la perfection rendrait la science obsolète. Ces deux concepts sont si proches et pourtant si hostiles l'un à l'autre, tout comme l'ombre et la lumière, mais qui, comble du paradoxe, ont besoin l'une de l'autre pour exister, d'où leur proximité. Voilà un nouveau paradoxe : récolter des informations exactes, la perfection étant utopique. Que cette notion soit relative ou bien absolue, sachant que l'absolu ne devrait accepter aucune notion des cinq races, cela demeure un paradoxe. L'absolu est d'ailleurs lui-même une notion des cinq races. »
« Quelle est la raison de l'existence des paradoxes ? Preuves de cohabitation d'incompatibilités, ils m'entravent sur le chemin de la science vers la compréhension de ce qui échappe aux cinq races. Pourquoi ces désaccords existent-ils ? Pourquoi l'absurdité existe-t-elle ? »
En proie à une véritable suffocation spirituelle, mais victime de convulsions bien corporelles, Picare poussa son raisonnement plus loin, comme à son habitude. La vérité lui était en effet fort précieuse.
« Tout sens est ôté du monde. La logique n'existe plus. La raison n'existe plus. Une raison à cela, il n'y a point. C'est ainsi. L'absolu n'inclut rien. Des choses existent et surviennent. Des actions et des réactions se produisent. Il suffit de constater, d'étudier, puis d'utiliser. C'est ainsi qu'est le monde. C'est ainsi que fonctionne la science. »
Ainsi apaisa-t-il sa douleur en devenant Ouroboros. Ainsi conclut-il son analyse par les bases de celle-ci. Ainsi renouvela-t-il le cycle de sa réflexion.
« Chaque être vivant est pourvu d'un corps basé sur un schéma commun à tous les représentants de cette race. L'usage de cette enveloppe charnelle diffère selon les individus, et c'est pour cette raison que l'évolution est possible. Leur sottise les laisse toutefois inconscients de ce potentiel. Outre quoi ils s'avèrent si versatiles, qu'ils sont capables d'interrompre leurs progrès en vue de se perdre dans les méandres d'une transformation oscillant constamment entre le vice et la vertu. C'est donc à nous les scientifiques de les guider vers la meilleure issue possible. »
Considérant à nouveau la pièce dans laquelle étaient exposées ses créations, le golem qui fut jadis humain se leva lentement avant d'aller les contempler de plus près.
« Nous? Le docteur Articulus n'a plus donné signe d'existence depuis bien trop longtemps. Je dois me rendre à l'évidence : je suis maintenant le seul représentant public de cette cause, et à ce titre, je dispose désormais des pleins pouvoirs en cette ville et au-delà. Il est temps pour moi de prendre la relève et de tracer la voie vers ce dessein. »
« Ah, et m'occuper de cette Main Rouge... »