Le pauvre pion se déplaçait sur un échiquier qu'il ne connaissait pas, s'aventurant dans un jeu dont les règles demeuraient un mystère. Après tout, peut-être allait-il être un élément indispensable pour réaliser une manœuvre couronnée de succès, ou encore une simple chair à canon pour épargner les membres plus importants. Quoi qu'il en soit, le Roi l'avait prit sous son aile afin de l'attirer dans son camp, susurrant des paroles rassurantes à ses oreilles afin de l'apaiser. Après tout, il ne fallait pas réfléchir ; il avait une entière confiance en lui. La Reine, quant à elle, assurait parfaitement son rôle dans cette confiance tissée de mains expertes. Une grâce et une douceur à en faire pâlir les sirènes, et des mots toujours parfaitement choisis pour le faire se sentir différent. Dans son cœur, il ne savait que ce n'était le cas — mais qui aurait pu résister à de tels mots, dans cet encéphale d'ignorance ? Et les Tours... Ces Tours qui demeuraient fières et infaillibles, tels de héros des temps antiques se dressant victorieux au-dessus d'un mont ensoleillé. Leurs armures étincelantes illuminaient ses prunelles grisâtres, comme ravivant une lueur d'espoir qu'il avait perdu dans cette jeune vie tumultueuse. Leurs armes, fièrement dégainées, pointaient à l'horizon comme pour lui assurer un avenir meilleur. Mais peut-être que face à cette somptueuse scène, le pion oubliait qu'elles n'étaient au final que des statues de pierre ; construites de toutes pièces dans le but de protéger jusqu'à la mort.
Au final, ce pauvre pion était entré dans un jeu qu'il ne connaissait point, mais dont sa confiance aveugle lui avait murmurer dans ses rêves que cela lui permettrait de devenir un être exceptionnel. Mais dans la mort, tout est exceptionnel.
Le jeune homme demeurait seul dans cette grande pièce richement ornée, un grand verre de lait ainsi qu'une assiette contenant une part de brioche déposés devant lui. Les mains coincées entre ses jambes et les épaules rentrées, il contemplait avec timidité tout autour de lui, comme fasciné. Rarement il fut habitué à telle richesse, et ce simple fait le rendait terriblement mal à l'aise. Telle la mauvaise herbe au milieu d'un champ de roses, son cœur était serré par cette impression de salir ce somptueux tableau. Cela lui avait même coupé l'appétit.
Soudainement, une lueur attira son attention. Il leva rapidement les yeux, presque instinctivement, mais cela fut trop tard ; l'étrange projectile doré vint s'écraser mollement contre son front. La douleur parcourut son crâne tel un éclair, laissant tous les muscles se contracter. Alors qu'il apposait sa main sur la zone meurtrie, son regard se posa au sol afin d'observer la pièce d'or faire quelques tours d'elle-même avant de se mourir statique sur le plancher.
« Vous n'êtes pas un combattant, vous. »
Angueran leva alors son regard, surpris, afin d'apercevoir cette plantureuse sombre dans l'encadrement de la porte, une autre pièce bougeant avec dextérité entre ses doigts. Il ne sut dans les premiers instants si c'était la beauté de cette femme ou la surprise de sa présence qui faisait battre son cœur avec une telle intensité. Ce qui demeurait sûr, c'est que ses yeux vairons le glaçaient sur place.
« Hmff... Non, ma Dame. Le Chevalier Iann de Rune doit m'apprendre justement le combat.
Répondit-il en se redressant, gêné.
— Pourquoi avoir quitté votre précédente voie ? »
Il demeura quelques instants en silence, fixant la sombre remettre la pièce dans sa bourse avant de s'adosser à la bibliothèque, avec un charme et une sensualité dignes de sa race. Il ne put s'empêcher de contempler sa peau ébène semblable à un velours de qualité, et ses formes dignes des statues de l'ancien temps. Comme un pauvre mortel faisant face à une déesse, son regard se détourna pour ne point lui porter préjudice.
« Parce que je désire faire de ma vie... quelque chose. Défendre celle-ci avec des valeurs pures... Vous savez, mes parents ont tout perdus lors de l'attaque d'Aden, alors j'ai osé demander à mon chevalier s'il pouvait m'inculquer ces valeurs en échange de mon aide en tant qu'écuyer. »
La voix instable du jeune homme à chevelure désorganisée se voulait être sûre et forte. Était-ce pour demeurer fier devant cette femme, ou pour se convaincre lui-même ? Lui-même ne connaissait la réponse, son esprit bien trop perturbé par sa timidité maladive qu'il ressentait dès qu'une personne notable s'adressait à lui. Il tenta néanmoins de relever son regard vers elle, comme pour appuyer ses dires et ses convictions. Mais un simple regard de la sombre lui fit comprendre que cela était peine perdue.
« Dans cette nature, chaque chose à sa place. C'est une sorte de grande échelle ; pour pouvoir s'y déplacer, il faut avoir de la volonté. Pensez-vous en avoir ?
— Oui. »
Une réponse immédiate prononcée d'une voix sûre. Il avait de la volonté, c'était une chose indéniable. Mais bien que ce trait de caractère était inscrit en lui au fer rouge, il fallait du courage et de la force pour la répandre. Et c'est de ces choses-là que le jeune paysan doutaient le plus.
Il posa à nouveau ses mains sur ses genoux, tel un élève discipliné. Fort heureux d'être assis pour cacher les haillons qu'il portait comme seuls habits, il demeurait droit et silencieux. Une mauvaise impression pouvait lui porter préjudice quant à cette chance que son tuteur lui offrait ; et il ne pouvait se permettre cela. Après une brève hésitation et une inspiration silencieuse, Angueran posa ses yeux grisâtres dans ceux de la femme qui lui décocha un sourire.
« J'espère pour vous. Car plus on grimpe, plus la chute est douloureuse si l'on se rate. »
Il accusait le coup, serrant son pantalon en tissus de ses mains moites sous la table. Iann de Rune lui avait dit de ne point douter de sa personne, qu'importe les risques qui pouvaient être pris. Mais malgré ce rappel pour lui donner la force de ne point vaciller, il se souvint très rapidement que les valeurs morales étaient bien plus faciles à énoncer qu'à respecter.
« Je me nomme Naga. Maître d'armes et marchande à mes heures perdues.
— Je m'appelle Angueran Archibald, ma Dame. C'est un honneur de vous rencontrer.
— Vous êtes bien le premier. »
Ils se regardèrent quelques instants dans les yeux, avant que le jeune homme repose son attention sur le verre de lait. Il plongea son regard dans la surface immaculée de celui-ci, tentant de rassembler ses idées afin de retrouver son calme. Face à une Tour, le Pion ne peut que s'incliner.
« Quelles sont vos valeurs, jeune Angueran ? »
Reprit-elle avec amusement de sa voix suave.
Était-ce un simple échange emplit de bienséances, ou un test qu'elle réalisait pour tester ses aptitudes ? La réponse demeurait inconnu pour lui, mais la peur de l'erreur demeurait bien dans les deux cas. Il scuta les rainures du bois de la table, comme pour espérer trouver en celles-ci la réponse qui pourrait convenir à une telle guerrière. Ses doigts plissaient avec nervosité son pantalon, coinçant le tissus entre ses pouces et ses index. Plusieurs pensées martelaient son esprit, comme cherchant la bonne réponse dans ce tumulte. Puis, finalement, il ouvrit la bouche pour laisser échapper quelques mots, presque instinctivement :
« Le courage, la bravoure, le respect, et la justice.
— Des paroles bien agréables à entendre, mais la réalité risque de vous décevoir. »
Cette réponse eut l'effet d'un château de sable fièrement construit emporté par une vague. Etait-il véritablement dans l'erreur, ou s'amusait-elle à l'effrayer afin de le tester ? Il ne devait faillir. Il ne pouvait faillir.
Il accusa une nouvelle fois le coup, relevant son regard vers elle.
« La déception n'est là que pour rendre l'âme plus forte et valeureuse. Si aucune déception n'existait, rien ne serait à apprendre. »
Elle esquissa un sourire, avant de se retirer de la bibliothèque contre laquelle elle était appuyée jusqu'alors. Tel une danse parfaitement orchestrée, elle se mouvait avec grâce et fluidité, frôlant le bord de la table pour laisser ses doigts glisser sur sa surface. Oui, Angueran comprit alors. La partie d'échec venait de commencer, et il allait être nécessaire afin de faire
un roque.
« A quoi sert une arme, jeune Angueran ?
— A blesser ou à répudier, ma Dame. »
Dit-il d'une traite en l'observant déambuler, comme pour démontrer qu'aucun doute ne résidait dans son esprit.
Elle s'arrêta dans sa démarche pour se tourner vers lui, posant ses deux mains gantées sur la table. Il réussit à apercevoir un léger rictus d'amusement parcourir ses lèvres pulpeuses alors que ses yeux vairons transperçaient ses pupilles pour observer au plus profond de son âme.
« Non. »
La réponse tomba tel le couperet d'une guillotine. Le léger gloussement qu'il poussa lui fit d'ailleurs penser aux derniers sauts d'une tête roulant sur les pavés. Bien qu'il avait réussit jusqu'alors à demeurer dans des réponses justes ; le fait de se tromper lui brisa immédiatement toute défense. Et visiblement, apercevoir le jeune homme aussi déstabilisé fit douter Naga qui remettait en question la volonté dont il parlait précédemment. Néanmoins, elle ne sembla lui en porter vigueur, se contentant de le fixer avant d'offrir un sourire de bienséance.
Après tout, ce n'était qu'un Pion.
« Une arme sert à tuer. Ces objets ont été conçus pour cela. Et moi, Iann, vous... - enfin, je l'espère pour vous – allez devenir un artisan de la mort, même si cela vous paraît idiot. A partir du moment ou on décide de prendre une arme dans ses mains, on fait le vœu d'œuvrer pour plusieurs buts ; se défendre, protéger les innocents, éliminer des créatures... tous ces objectifs gravites autour d'un concept : la mort. Vous comprenez ? »
La tournure de la conversation commençait à l'effrayer de plus en plus. Cette simple notion terrible prononcée avec telle légèreté eut l'effet d'une claque pour le réveiller du monde acidulé dans lequel il reposait. Oui, il s'était engagé pour défendre le Bien et des valeurs pures. Mais oui, le sang allait couler, et la Mort allait faire parti de son quotidien. Il avait pendant bien longtemps voulu fermer ses yeux sur cette éventualité que ses parents lui avaient pourtant sous-entendus, mais maintenant, l'heure était au réveil. Et celui-ci était ô combien douloureux.
Il opina de la tête, ne sachant quoi répondre à cela. Mais visiblement, son teint livide se mêlant aux gouttes de sueur qu'il sentait glisser sur son visage devaient en dire bien assez long.
« La mort fait partie de l'ordre naturelle des choses. Il vous faudra la dompter pour ne pas en avoir peur, car la souffrance qui précède la mort fait peur aux gens. Je ne dis pas qu'il faut vous jeter dans un ravin pour la comprendre, non... mais bien de vous mettre dans la tête que c'est une grande responsabilité. Vous avez entre vos mains la possibilité d'ôter la vie ou d'en protéger. Une arme ne connait ni la lassitude, ni la haine. C'est son porteur qui décide de tout cela.
— Bien, ma Dame. »
Ils se regardèrent alors pendant un long moment, laissant le silence dominer les lieux avec élégance. Celui-ci virevoltait autour du jeune homme, serpentant autour de sa gorge pour lui couper le souffle, s'immisçant par son oreille pour geler son esprit.
La scène, pour quiconque, avait quelque chose d'aussi attendrissant qu'apeurant. Cet adolescent, assis sur sa chaise tel un enfant assidu, gardant la tête levée pour observer dans les yeux son interlocutrice. Et cette femme, les mains posées sur la table en face de lui, tête baissée pour le scruter, telle une professeur jubilant des ressentis de son élève. Oui, quelque chose était attendrissant et apeurant dans cette scène.
Le roque était formé, et le Pion demeurait au côté de la Tour.
Protéger le Roi. Qu'importe le prix.