Jaell approcha de l'arbre-maison où vivait Druellae. Cela faisait presque six mois qu'elle n'était pas revenue dans la Forêt des Miroirs. Quand elle arriva à proximité de l'arbre, une porte prit forme à partir d'un nœud du bois. Jaell entra, tête baissée, renfrognée.
- « Bonsoir ma petite fée. Dure journée? lança Druellae. »
Jaell s'affala sur une racine qui avait curieusement la forme d'une chaise.
- « Dit Dru? Pourquoi je n'arrive pas à vivre parmi les autres races? Pourquoi j'ai du mal à les comprendre? Pourquoi je fais des rêves atroces et pourquoi j'ai l'impression d'être tout le temps fatiguée? »
Druellae se retourna et posa son regard sur Jaell qui regardait le sol.
- « Parce que tu n'es pas comme eux, tu ne fais pas partie de leur monde tout simplement. Quand aux rêves et ta fatigue... c'est ce qui arrive quand on reste trop longtemps loin de la forêt et qu'on utilise notre magie. »
Jaell leva la tête vers Druellae et esquissa un sourire.
- « Ça c'est quand on est née au sein du peuple féérique enfin qu'on est un habitant de la forêt, Dru. Ça ne me concerne pas moi, vu que mes parents étaient humains. »
Druellae resta silencieuse et se retourna pour continuer ce qu'elle faisait précédemment...
- “Dru? DRU?! appuya Jaell. Dis-moi la vérité! DRUUUUU!!!!
- D'accord, d'accord! la coupa-t-elle. Je vais tout te raconter... »
Une racine sortit à ce moment là du sol, s'enroula et se courba pour prendre la forme d'un fauteuil visiblement confortable. Druellae se cala dedans, en face de Jaell. Elle soupira profondément.
- Bon! Commença-t-elle en regardant le sol terreux. Tes troubles sont en effet dus à ton éloignement de notre forêt et plus exactement de notre puit de magie. Tu vois de quoi je veux parler. Ce qui veut dire qu'en effet, tu es une habitante de la forêt... tu fais partie des nôtres. En même temps, tu crois qu'on aurait accepté et formé une humaine à notre magie et à nos coutumes... Alors ça ne veut pas dire que ceux que tu considères comme tes parents, tes parents humains, soit fictifs. On a juste, comment dire, aider à ta conception... »
Jaell écouta les yeux grands ouverts, presque assommée par les paroles.
- « Le plus dur a surtout été le rituel pour masquer ta vrai nature... incruster en quelque sorte ton âme féérique dans un enveloppe charnel humaine. Te transformer en humaine quoi! ajouta-t-elle en voyant la mine déconfite de la fillette. Après, continua-t-elle, ils t'ont juste élevé dans le monde des humains. Plutôt bien d'ailleurs. »
La bouche de Jaell s'ouvrait et se fermait comme si des questions se bousculaient sans réussir réellement à sortir.
- « Arg! réussit-elle enfin à balbutier.
- Jusqu'à ce soir fatidique reprit Druellae. Celui où tu es arrivée sur nos terres, poursuivie par les peaux vertes. Revenue chez toi, plutôt. Si tu crois que c'est la chance qui t'a mené jusqu'à nous, tu te trompes! Elle regarda Jaell dans les yeux. C'est l'instinct!
- Fais pas cette tête! Lança Dru experte en "tactologie". Je suis sûre que dans une minute, tu vas me demander pourquoi? j'me trompe? »
Un filet de bave s'échappa de la bouche de Jaell et tomba sur sa robe.
- « Bref ajouta-t-elle, voyant l'inactivité cérébrale de Jaell. C'est notre Reine Berun, la Reine de la Maison de l’Automne qui l'a décidé il y a quatorze ans maintenant. Elle voulait connaître les humains et les autres races en général, essayer de les comprendre, Bref, elle cherchait un relais entre notre monde et leur monde et c'est toi qui a été choisie. »
Jaell se raidit et manqua de tomber de sa chaise tel un phasme en catatonie. Enfin, pour être exacte, elle tomba, mais la racine-chaise sur laquelle elle était assise se mua pour retenir sa chute et la redresser. Ce type de catatonie est très connue chez les insectes désireux de vivre longtemps. Comme une protection face au prédateur. Chez les humains, elle correspond généralement à l'effondrement mental d'une personne, typique d'une pseudo-réalité qu'on détruit à coup de bulldozer. Seules des séances multiples chez un bon psy peuvent à la rigueur, permettre de tout reconstruire.
- « Et moi dans tout ça tu vas me dire... et bien j'étais chargée de veiller sur toi et de récupérer les informations. De te protéger aussi... c'est pour cela que toutes tes bêtises ont été couvertes. Tu te rappelles l'ambassadeur Satyre... et la panthère... dit-elle pensive. Tes incursions dans le monde humain et en particulier ces deux dernières années à Goddard ont été riches pour notre peuple... et c'est grâce à toi.
- Grâce à moi... articula Jaell en reprenant des couleurs.
- Oui grâce à toi! et ta mère est très fière de toi. Assura-t-elle. »
Les yeux de la fillette s'écarquillèrent comme s'ils attendaient quelque chose. Comme s'ils demandaient, presque malgré elle,
mais qui est donc ma mère? La Dryade remarqua ces yeux.
Le temps s'arrêta pour Jaell.
Un observateur extérieur aurait dit que la réponse de Druellae fut extrêmement rapide à arriver. A peine une seconde. Cependant, les principes de la relativité (restreinte ou générale) nous apprennent que le temps peut se dilater à grande vitesse, le tout étant alors une histoire de référentiel d'observation. C'est le fameux paradoxe de l'horloge mise dans une fusée se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière. Un observateur extérieur au référentiel horloge/fusée verrait l'horloge battre le temps à un rythme plus lent. C'est aussi le paradoxe des jumeaux, l'un partant faire un voyage dans la même fusée et l'autre restant sur Elmore... A son retour, après un voyage d'un an, le premier jumeau aurait la surprise de retrouver son frère beaucoup plus vieux que lui...
Bref, c'est à peu près ce qui se passa dans la petite tête de la fillette. Son cerveau refit tout le film de sa vie durant cette fameuse seconde. A une vitesse incroyable. Pour la conscience de Jaell, observatrice extérieure au référentiel cerveau/film, le film défila extrêmement lentement... et c'est pour cela que la seconde sembla durer une éternité.
- « La reine Berun est très fière de toi, repris Druellae en levant son doigt vers le ciel... »
Une demi-heure était passée quand Druellae entra de nouveau dans l'arbre-maison. Elle trouva Jaell dans la position dans laquelle elle l'avait laissé, assise sur sa racine-chaise, les yeux dans le vide. Elle regardait les feuilles tomber, par une ouverture aux allures de fenêtre.
- « Alors? dit la jeune fille presque machinalement.
- La Reine souhaite te recevoir Jaell. Tu vois, tout vient à point à qui sait attendre. »
Peu après, elles arrivèrent au pied du palais non loin de la Cascade de L'ange. Celui-ci, pour un observateur non avertit ressemblait à... un gros arbre. Un arbre énorme et vieux même, percé de trous divers et variés. Il avait très peu de feuilles. Seules les branches les plus hautes en possédaient encore. De l'extérieur toujours, aucune activité ne semblait ébranler la demeure. Elles s'arrêtèrent devant l'entrée. Enfin, seules les traces de piétinement au sol présumaient de sa position. Sabots, pattes, griffes, des dizaines de types de traces pouvaient être identifiées.
A leur approche et comme à l'accoutumé, deux immenses portes prirent forme dans le bois ancien. Elles s'ouvrirent ensuite lentement, laissant place à un immense hall d'entrée et à deux, tout aussi immenses, centaures, armées jusqu'aux cornes, qui en gardaient l'accès. Les centaures, voyant le jeune fille semblèrent la reconnaître et se déplacèrent lentement sur le côté tout en s'inclinant légèrement. Jaell n'avait jamais remarqué cela sur les arbre-maisons, mais il était maintenant clair que l'intérieur des demeures féériques était plus spacieux que ne laissait transparaître l'extérieur. Sûrement un effet lié à la courbure de la magie se dit-elle.
Au même moment, un petit lutin, enfin, plus petit que la normale, accourut à leur rencontre.
- « Vous revoilà Conseillère Druellae! dit le petit homme à la mine rougeaude. Et la voici donc! ajouta-t-il mal à l'aise en détaillant Jaell. Il s’inclina respectueusement. »
Jaell, ne sachant trop quoi faire, fit une génuflexion dont elle avait le secret. Ce qui mit le lutin encore plus mal à l'aise…
- « Je... hum! hum! Je suis enchanté de vous rencontrer enfin! Balbutia-t-il. Je me nomme Blabla dit-il ensuite. Paraît-il que je n’arrête pas de parler hi hi hi. En tout cas, je pense que c’est pour cela que l’on me nomme ainsi. On ne m’a d’ailleurs pas appelé Muet-muet! lança-t-il sur le ton de la plaisanterie. »
Dans le monde, il y a les gens qui sont naturellement drôle. Vous savez, ceux qui arrivent, avec une simple petite phrase, à détendre l’atmosphère ou à extirper un sourire du PDG prout-prout d’une grande entreprise. Blabla, n’était pas de ces personnes là…
Jaell haussa les sourcils. Elle n’avait visiblement pas du tout compris la blague.
- « Hum hum… Bien ! fit Blabla rougissant de plus bel… Notre Eclatante Altesse Sérénissime vous attend, Princesse. »
Le lutin les mena vers le fond du hall.
Tout ici était ligneux. Il était même étonnant de voir les multiples textures que pouvait prendre le bois. Des colonnes en passant pas les dalles, les escaliers, les lustres, les meubles, tout était fait de bois, mais du bois ressemblant tantôt à de la pierre ou à du verre, translucide ou même lisse et lustré. Et cette lumière. Elle ne provenait pas de bougies évidemment. Elle semblait provenir du cœur de l’arbre. Elle se diffusait depuis ses racines, par ses veines… comme si la sève illuminait l’intérieur.
Ils arrivèrent devant une sorte de plateforme plus ou moins circulaire. Le lutin les invita à prendre place et marmonna quelques paroles en elfique. Aussitôt, la plateforme s’éleva dans les airs telle une fleur à croissance accélérée. Plus elle s’élevait, plus elle prenait la forme d’une cage se refermant petit à petit, comme pour protéger ses occupants de la chute. Quelques secondes plus tard, elle s’arrêta. Ils étaient arrivés au dernier étage du palais.
Blabla les invita de nouveau à le suivre. Ils entrèrent alors dans une salle luxuriante. Les textures du bois ressemblaient à celle des pièces précédentes, mais les tons des couleurs étaient moins vifs, plus ternes. La lumière était toujours présente. On avait cependant l’impression de se trouver dans une forêt, aménagée de meubles, de tables et de chaises, aux couleurs typiques de l’automne. Vers le fond de la salle, un trône unique prenait place en haut de marches. Une personne était installée dessus. Elle discutait avec une autre agenouillée.
- « Je vous en prie. Chuchota Blabla avancez jusqu’au marches. »
- « C’est très intéressant tout cela… »
Ce sont les premiers mots que Jaell entendu de sa nouvelle mère en arrivant non loin du trône.
- « Vous dites qu’Aden devient vassal de l’Alliance du Nord ! Cela veut dire que l’Alliance du Sud bat sérieusement de l’aile… Renforcez légèrement la surveillance de nos frontières. Nous allons voir comment nos nouveaux voisins vont gérer le Village des Chasseurs et le reste de l’Alliance du Sud. »
Jaell regardait intensément sa mère comme une pellicule cherche à fixer l’instant présent indéfiniment. Elle ne vit quasiment pas le soldat saluer la reine et partir. Berun avait cette étrange attirance. A la fois belle mais froide, colorée et blafarde comme la mort. Elle ressemblait à une elfe, mais brune. Ses traits semblaient à la fois sévères et accueillants. Elle posa ses yeux sur Jaell et sourit tendrement.
- « Approche ma petite licorne. Dit-elle toujours souriante. Elle s’agenouilla et tendit les bras vers la fillette. Je sais que je n’ai pas été très présente durant toutes ces années… Et je compte bien me rattraper à partir d’aujourd’hui ».
Jaell n’osa pas monter les marches. Elle était partagée entre l’émotion de savoir enfin qui elle était vraiment et le désarroi de laisser sa mère adoptive, celle qui lui avait tout appris, derrière. La reine Berun le vit et au même moment, Druellae la poussa légèrement du coude pour la forcer à aller de l’avant.
- « Merci à toi ma fidèle suivante, ma conseillère et mon amie. Dit Berun à l’attention de Druellae. C’est grâce à toi si cet instant est rendu possible. Je te l’ai déjà dit mille fois, mais, en ce jour, mes mots ont enfin un sens… merci à toi… »
Druellae fit une petite génuflexion en guise de remerciements. Au même moment, Jaell vint se blottir dans les bras de se Mère… Elle ressentit cette chaleur caractéristique du « Câlin avec Môman ». Cette chaleur que l’on reconnaitrait parmi des centaines. Celle qui fait fondre en larme, comme si on ne l’avait jamais oublié. Elle pleura.
Quelques instants plus tard, Berun releva Jaell et la regarda.
- « Tu n’es pas mal sous cette forme ! Lâcha-t-elle en détaillant des pieds à la tête la fillette. Je te préfère quand même sous ta forme originelle, celle que tu as choisie en entrant dans ce monde. »
Devant la surprise de la fillette, La reine leva une main et la posa sur sa poitrine. Sans prononcer un mot, une aura lumineuse intense apparut. Jaell sentit le picotement typique d’une transformation dans tout son corps. Le temps d’y penser, elle se mua en une jeune licorne blanche.
- « C’est la première fois que tu prends l’apparence d’une créature féérique toi ! Rigola Berun. Cette forme qui est la tienne, est directement liée à tes capacités magiques. Tes capacités de soins. Ce n’est pas pour rien que tu maîtrises ce domaine. »
Jaell hocha de sa tête chevaline. Elle se concentra et repris sa forme humaine quasiment instantanément.
- « Bien ! Dit la Reine. Je vois que tu connais cette magie. Elle se leva et alla se rasseoir sur son trône. Je pense que Druellae t’a raconté le pourquoi de cette mascarade qui m’a éloigné de toi toute ces années? demanda-t-elle.
- Dru m’a dit que vous vouliez en savoir plus sur les autres races, commença Jaell.
- C’est cela. Repris Berun. Nos amis de la Maison du Printemps, ont depuis toujours gardés un lien particulier avec les elfes. Ce qui leur a permis de ne pas trop s’éloigner des races présentes en Elmore. Je ne voulais pas que nous devenions comme ces attardés de la Maison de l‘Hiver. Complètement renfermés sur eux-mêmes. J’ai donc pensé qu’il serait bien pour la maison de l’automne, d’avoir une sorte d’ambassadeur connaissant à la fois notre culture et celles des autres races. Tu as été la première à intégrer le monde des humains. Je n’aurai jamais pu envoyer quelqu’un d’autre. Il fallait que ce soit un de mes enfants. Je n’aurai jamais pu faire confiance à une autre créature. »
Jaell fit oui de la tête.
- « Sache que tu as été d’une grande aide pour notre peuple. Même si les premières années ont été difficiles, tes incursions dans leur monde depuis tes six ans et ces deux dernières années à Goddard ont été parfaites. Tu m’as permis de comprendre, à travers ce que tu racontais à Druellae, leur façon si particulière de penser et de réagir. Je peux même dire que tu as été d’un grand secours lors de la guerre Nord/Sud tout les évènements qui en découlaient. Berun prit un calice et bu quelques gorgées. De plus, tu as ouvert la voie à d’autres ambassadeurs. Ils ont suivi ta route en me ramenant des bribes d’informations qui me manquaient. »
Jaell fit encore oui de la tête. Un hochement qui voulait cette fois-ci dire merci.
- « Tu comprends maintenant pourquoi je t’ai caché ton identité. Je ne souhaitais pas que tu serves de monnaie d’échange si jamais un problème avait eu lieu… Mais maintenant, je pense que tu as fait tes preuves auprès des autres races. Je souhaite donc que tu continues ton rôle mais peut-être d’une manière plus officielle. Il semblerait de plus que ce soit le bon moment pour nous montrer. Elle souri. »
Jaell fit de grands yeux.
- « Ouais ! fit-elle. Enfin je veux dire que ce serait un grand honneur pour moi maman… euh… Mère… »
La Reine Berun et Druellae sourirent en même temps.
- « Je vais t’écrire une lettre que tu donneras soit à cette sombre qui t’a donné un travail ; soit au Prince de Goddard. Passes la prendre plus tard. Mais pour l’instant ! dit-elle en se levant, je dois recevoir un ambassadeur de la Vallée Enchantée… pfff. Elle leva les yeux au ciel. On se revoit après, ajouta-t-elle en faisant un clin d’œil à Jaell. »