Daphné regardait d'un air piteux le petit tas de cendre. Lasse, elle demanda à une petite d'ouvrir en grand la fenêtre, afin d'évacuer si possible l'odeur étouffante de bois brûlé qui venait d'envahir la pièce. Et puis, attrapant un balais, elle se mit en devoir de dégager les décombres de ce qui avait été autrefois un lit...
Eriahlys, elle, avait filé en douce. Elle songeait bien que cette fois, elle n'aurait pas simplement droit à un petit avertissement... ça sonnerait comme une sacré gifle, ou pire...
De toute façon, ce jour là, elle avait mieux à faire que d'écouter les remontrances de la gouvernante de l'orphelinat. On lui avait trouvé un potentiel travail, et Eurydice était motivée à faire ses preuves.
Un peu anxieuse, elle se présenta à la porte de la boulangerie. Un grand gaillard vint lui ouvrir, regardant son petit minois d'adolescente et ses cheveux de feu.
« T'es Eriahlys ?
- Oui m'sieur. »
Il hocha de la tête et la fit entrer. Il règnait dans la boulangerie une chaleur agréable en ce début de printemps, et une bonne odeur de pain chaud assaillit le nez de la jeune fille. Le boulanger la mena devant une large table, que jouxtait un imposant four à pain de brique rouges.
« La pâte est déjà prête, tu n'auras qu'à la rouler, la mettre au four et la retirer avec la perche que tu vois là. Rien de très compliqué, non ? »
Elle hocha vigoureusement de la tête, enthousiaste, et s'empara de la perche pour monter qu'elle avait compris. Le rude boulanger eut un sourire. Il lui ébouriffa les cheveux, répandant un peu de farine sur elle, puis reprit :
« Je dois m'absenter une petite heure, tu n'auras qu'à faire ça. Je t'expliquerais le reste plus tard. »
Elle acquiesca, et il sortit, laissant Eriahlys seule avec le four et les pains. Elle en enfourna une première série, peinant un peu à manier la longue perche pour pousser les pâtons au fond du four. Ce nouveau travail l'enthousiasmait. Enfin, elle allait peut-être pouvoir être indépendante ! Elle se voyait déjà, enrichie par ses efforts, portant de grandes et magnifiques robes comme elle en voyait parfois sur la Comtesse... et puis elle tomberait amoureuse d'un garçon, ils se marieraient et achèteraient une maison... ici, à Althéna...
Elle soupira tendrement, toute à sa rêverie, puis jeta un oeil au fond du four pour voir où en était la cuisson. A sa grande surprise, le four ne dégageait plus la même chaleur qu'avant. Ce serait-il éteint ? Elle pesta contre sa malchance, n'ayant aucune idée de la manière dont on allumait un four. Elle en fit le tour, anxieuse, cherchant l'origine et la source de la chaleur...
Ne trouvant rien, elle commença à paniquer, maudissant sa malchance. De quoi aurait-elle l'air ? Il fallait absolument qu'elle trouva un moyen de rallumer le four...
En désespoir de cause, et plissant les yeux de crainte, elle se protégea le visage et tendit son bras gauche vers l'intérieur du four.
Une légère déflagration s'en suivit et une petite boule de feu jaillit de sa paume, venant s'écraser au fond du four....
BOUM !!!
Les parois d'argile du four volèrent en éclat sous la puissance du sort, et Eriahlys évita de justesse un morceau de brique qui, projeté, manqua de lui voler en pleine figure. Lorsqu'elle se rendit compte du carnage qu'elle venait de provoquer, Eriahlys sentit toute sa force et toute sa volonté s'envoler. Elle se mit à pleurer, songeant amèrement que...
« Cette fois-ci, c'est foutu... »
Elle l'avait gémis, avant de tousser sous l'abondante fumée qui émergeait à présent des décombres du four. En désespoir de cause, elle battit en retraite, sortant de la boulangerie, crachotant et toussant.
Evidemment, elle tomba nez à nez avec le boulanger qui, ayant entendu un grand bruit et ayant aperçu de la fumée s'échapper de sa porte, accourrait au plus vite. Il la bouscula pour entrer à l'intérieur, et en ressortit peu après, fou furieux.
« J'accepte de rendre service à Daphné, je te prend en apprentissage, et le premier jour, tu ne trouves rien de mieux à faire que de détruire mon four ?!!!! »
Eriahlys avait baissé la tête, contrite, de grosses larmes de chagrin lui coulant sur les joues. Elle n'était vraiment bonne à rien, détruisant tout ce qu'elle touchait, malgré sa bonne volonté... le boulanger la congédia avec brusquerie, et elle s'en retourna à l'orphelinat.
Enfin... à vrai dire elle traîna un bon moment avant d'y retourner. Elle n'avait pas tellement envie de subir les foudres de la gouvernante, méritées sans doute, mais deux fois dans la même journée, ça faisait trop pour la jeune fille.
Pourtant, à la nuit tombée, il fallut bien rentrer.
Elle tâcha de se faire la plus discrète possible, entrant sur la pointe des pieds, ayant pris soin d'enlever ses sandales pour ne pas faire craquer le parquet, ou le moins possible. Il fallait grimper l'escalier pour monter au dortoir, et depuis trois ans qu'elle était là, elle savait quelle marche craquait et quelle autre non. Elle avait été transférée ici lors de l'ouverture de l'orphelinat, et à vrai dire, elle y était plutôt bien. Le fait qu'elle soit une vraie calamité avait empêché toute tentative d'adoption, et, balottée de famille en famille, elle se voyait souvent revenir à la case départ.
« Eriahlys.... »
Le ton de voix sévère de Daphné la figea sur place, à mi chemin entre la quatrième et la cinquième marche. Elle soupira, et, contrite, redescendit les quelques marches pour la rejoindre.
Elles passèrent toutes les deux dans un petit salon, où elles prirent un siège, Eriahlys regardant obstinément ses genoux et le bas de sa longue jupe, un peu déchiré.
« Ecoute, ma chérie... »
Eriahlys détestait quand ça commençait comme ça. Elle l'avait entendu trop de fois, de la part de parents adoptifs qui lui annonçaient qu'elle retournait à l'orphelinat, ne pouvant plus supporter les dégâts qu'elle causait.
« C'est le quatrième lit que tu détruis en trois semaines... il faut que ça cesse, tu comprends, ma petite ? »
Bien sûr qu'elle comprenait. Elle se mordit la lèvre jusqu'au sang pour ne pas pleurer. Elle ne contrôlait absolument pas le flux intense de magie qui voguait en elle, en liberté, totalement sauvage, et qui mettait parfois le feu à n'importe quoi... en l'occurrence, le plus souvent à son lit.
Ca lui arrivait la plupart du temps lors d'émotions intenses, et elle faisait assez régulièrement des cauchemars... l'orphelinat avait frôlé l'incendie plusieurs fois déjà, depuis qu'elle était là.
« Tu dois apprendre à contrôler ça... ça devient trop dangereux pour tes petits camarades. Et je sais que tu les adores. »
Eriahlys redressa la tête, et s'exclama avec véhémence :
« Bien sûr que je les adore !! Ce sont tous mes petits frères et petites soeurs ! »
Daphné la regardait avec douceur. Elle déplorait de devoir chasser cette enfant si serviable, si gentille et si présente pour les autres enfants de l'orphelinat. Mais les dégâts matériels causés étaient en passe de les ruiner et elle ne pouvait pas prendre ce risque, d'autant que cela représentait un danger pour les autres petits.
« J'ai un ami à Giran... il est mage, il pourra s'occuper de toi et t'apprendre. Tu veux bien y aller ? »
Le coeur d'Eriahlys manqua un battement et ses yeux s'emplirent de larmes. Ainsi, on la chassait encore ? Mais que pouvait-elle y faire ? Elle acquiesca doucement, silencieuse, peinée. Daphné vint la prendre dans ses bras pour tâcher de la consoler un peu.
Le lendemain, Eriahlys rassembla ses maigres affaires et quitta l'orphelinat, non sans avoir embrassé tout le monde et avoir lâché quelques larmes.
Elle n'avait pas envie d'aller voir ce mage. Pour qu'il lui dise oui d'abord, et la rejette ensuite, comme tous les autres ? Non, il était temps de commencer à se débrouiller seule.