20 ans plus tôt :
La nuit tombait sur le village des chasseurs. On entendait que la rumeur lointaine et festive de la taverne, ouverte pour la nuit. Parvenu à la lisière de la forêt, il mit son cheval au pas. Une large capuche recouvrait sa tête, le protégeant du vent peu clément de cette saison. N'entrant pas dans le village, il fit bifurquer la monture vers la droite, passant sous le dai d'un gigantesque saule qui étendait là ses branches tristes.
Peu après, il atteignit le bouge, et les fenêtres étaient si encrassées qu'on ne devinait rien à l'intérieur. Il attacha son cheval à un arbre et se présenta devant la porte : il frappa deux coups, puis un, et enfin deux autres coups, plus espacés. Après quelques secondes d'attente, il entendit des pas lourds et la porte s'ouvrit. Le visage d'un homme d'une cinquantaine d'année, le menton mangé d'une barbe fournie et l'oeil aviné, lui apparut.
« Tiens tiens... mais vlà le fils Ri...
- Ta gueule, et laisse moi entrer. »
L'homme ricana et s'effaça pour le laisser entrer. Il n'aimait pas qu'on lui donne le nom de son père, un père abhorré et méprisé, et surtout pas dans le genre de cercle qu'il fréquentait. Un nuage de fumée le saisit à la gorge lorsqu'il entra, et qu'il voyait flotter au dessus des lumières éparses. De nombreuses tables accueillaient des joueurs, qui fumaient et buvaient des liquides foncés, amassant de grosses sommes d'argent, en perdant tout autant. Au fond, un tavernier, l'air austère, essuyait des verres avec un torchon à la propreté douteuse.
Estebaldo fréquentait ces endroits depuis quelques mois. Il y passait tout l'argent qu'il gagnait en travaillant dans l'entreprise de son père. Mais du haut de ses seize ans, il était loin d'avoir conscience des enjeux...
« Ils t'attendent. »
Tranquillement, Estebaldo s'avança vers sa table habituelle, où l'attendaient trois malfrats de la plus belle espèce. L'un d'eux chiquait, et crachait sa chique à ses pieds, sous la table, de temps à autre. Lorsqu'il s'approcha, un autre lança :
« Dis donc, Rinehart ! T'es en retard... c'est maman qui t'as retenu ? »
Estebaldo grogna dans sa direction, asseyant sa déjà grande carrure sur la chaise en bois.
« La ferme... et appelle moi Aldo, si tu veux que j'te prête du fric ce soir... »
L'homme partit d'un grand rire et porta de nouveau sa cigarette à ses lèvres. Il en proposa une à Aldo, qui l'alluma. Ils commencèrent à jouer. Les lampes étaient disposées au dessus des tables pour éclairer les cartes et les dés, si bien qu'on ne voyait pas toujours bien à qui on avait affaire. Parfois, cela valait mieux... la plupart était hideux, vieux, balafrés et puants, ou d'autres choses, pires encore. Aldo lui, était une sorte d'exception à la règle. Entraîné ici par un ami peu recommandable, il était le plus jeune mais aussi le plus fort, et par là même, le plus beau.
C'est sans doute pour cela qu'Elle le remarqua. Aldo, tout à son jeu, ricanant lorsqu'il avait la meilleure paire, maugréant ou gardant le silence lorsqu'il perdait, ne l'avait pas aperçue, parce qu'elle était dans l'ombre. Seule la lueur d'une cigarette brillait dans le noir, près de cette table du fond, généralement occupée par les pires trafiquants venus vendre leurs produits illicites. Une bottine de cuir dépassait de l'ombre, entrant dans le rond de lumière diffus. Il aurait suffit qu'elle se redresse et se penche un peu pour qu'on aperçoive son visage.
Aldo, lorsqu'il releva ses yeux bleus foncés dans cette direction, croisa un instant son regard, qui sembla briller légèrement.
Ce soir là, la malchance d'Aldo fut épouvantable. Il perdit tout ce qu'il avait, et même d'avantage. La tension était à son comble à la table de jeu. Furieux, le jeune homme jeta son paquet sur le bois brut.
« Ca suffit.... je n'ai plus rien à vous donner ! »
L'un des trois types ricana et pointa l'oreille gauche du jeune homme, à laquelle pendait une boucle en argent pur, formant une croix. Aldo secoua la tête.
« Même pas en rêve, sac à merde... c'est personnel, ça. »
La tension monta d'un cran et Aldo se leva. La silhouette féminine suivit son mouvement, exhalant un panache de fumée d'une cigarette. On eût dit que son regard brillait dans le noir. Les hommes, tout à coup hostiles, suivirent le jeune homme du regard. L'un d'eux, menaçant, l'averti :
« Tu nous dois de l'argent, t'es au courant, Rinehart ? On va pas te laisser filer comme ça... »
Aldo se redressa de toute sa hauteur sous la menace. Il lança un regard froid sur les trois hommes et sortit, ses bottes claquant sur le parquet. Les trois hommes se regardèrent et se levèrent rapidement, le suivant. Le métal de leurs épées brillait. Dans le coin sombre, la silhouette n'était plus là.
Le jeune homme avait atteint son cheval, qu'il s'occupait de détacher, quand les trois hommes vinrent à sa rencontre, l'épée au clair.
« Tu vas nous payer, gamin... sinon tu peux dire adieu à ta petite gorge de minot... »
Aldo frissonna à peine, une violente montée d'adrénaline le submergeant. Un tintement métallique se fit entendre alors qu'il sortait son épée. Puis, alors que les quatre hommes allaient en découdre, un léger rire se fit entendre derrière eux, aérien, cristallin, mais à vous faire froid dans le dos. Une voix douce et chaude s'éleva, émanant de sous le saule pleureur.
« Oooh... messieurs... on ne s'en prend pas à la jeunesse... qui nourrira vos vieux jours...? »
Le ton caressant, exagérément enfantin de cette voix de femme fit ricaner les trois hommes. Aldo lui, la cherchait du regard.
Ils l'aperçurent, sous le saule, l'une de ses mains gantée de velour soulevant l'une des branches souples de l'arbre. Elle portait une robe élégante, ample, d'un brun foncé, qui dissimulait ses petites bottines, mais pourvue d'un décolleté pâle mais appétissant. Un collier au ras du cou, en dentelle et pierrerie, jetait un reflet délicat sur sa peau diaphane, si pâle qu'elle en était presque transparente. De longs cheveux noirs, lisses et brillants, encadraient son visage, si bien qu'on distinguait à peine la petite voilette de dentelle à son front. Une bouche d'un rose vif, sans nul doute soulignée par un peu de maquillage, s'ouvrait sous un nez charmant, que surplombaient deux yeux d'une couleur étrange, brillante. D'aucuns l'auraient jugée parfaite, et Aldo resta un instant interdit devant tant de charmes.
Elle continua de rire, lâchant sa branche de saule pour s'approcher, silencieuse, tandis que les hommes ricanaient toujours. L'un d'eux siffla, et l'autre lança :
« Aller ma jolie... attends un peu, on s'occupera de toi après. »
Un petit gloussement suivit ces paroles. Elle leva l'index et le balaya de droite et de gauche. Puis, s'approchant légèrement de l'homme, elle tendit la main vers lui. Cette scène hypnotique avait immobilisé les trois autres larrons, et l'homme, surpris, s'apprêta à la saisir. Lorsqu'il attrapa le poignet de la belle, il se figea, comme abasourdi, et un lent sourire éclaira son visage à elle.
Brutalement, sans que les autres puissent voir ce qui se passait, il s'écroula. Elle eut un léger rire, et regarda les autres.
« Je crois que... votre ami était malade... »
Son air faisait froid dans le dos. Elle s'avança vers les autres.
« Alors...? On s'en prend à la jeunesse...? »
Un frisson glacé les parcourut tous. Sans demander leur reste, les deux autres malfrats prirent leurs jambes à leur cou, mais la dame ne l'entendait pas de cette oreille. Glissant deux doigts à la base de son corsage, au niveau de la ceinture, elle en sortit deux objets qu'Aldo ne vit pas, mais qui brillaient dans l'obscurité. D'un geste souple, elle les lança, l'un après l'autre, et les deux hommes s'effondrèrent plus loin, deux petits couteaux plantés dans la nuque.
Aldo crut que sa dernière heure avait sonné quand elle s'approcha finalement de lui. Elle était si près qu'il pouvait sentir son parfum, un mélange de musc et de lys, entêtant. Elle lui sourit, dévoilant des dents blanches et régulières.
« N'aie pas peur, jeune homme... je ne te ferais pas de mal.
- Vous avez tué mes créanciers...
- C'est vrai... comment pourrais-tu me remercier ? »
Elle lui lança un sourire équivoque. Aldo n'en revenait pas, tant la scène qui venait de se dérouler était absurde. Une femme inconnue, mystérieuse et magnifique, le sauvait de ses créanciers et en plus, il n'en doutait pas, lui proposait de passer la nuit avec lui... son sang de jeune homme ne fit qu'un tour.
« Ma foi... »
Elle eut un nouveau rire cristallin, ne s'occupant pas du tout des trois cadavres non loin.
« Oh, mon tout beau, tu te méprends... quoi que tu me plaises beaucoup, il n'est pas question de cela... si tu veux ce genre de faveurs, il faudra d'abord me rendre un petit service... »
Aldo eut un sourire. Evidemment, ce ne pouvait pas être aussi simple. Mais cette femme lui plaisait, et il se mit en tête de la conquérir. L'audace de ses seize ans, la poussée d'un désir tout naturel à cet âge, et la volonté orgueilleuse d'inscrire une aussi belle créature à son tableau de chasse eurent raison de sa sagesse. Ce fut la plus grande erreur de toute son existence.
La porte de l'auberge se referma brusquement, et Aldo rentra, jetant un sac de toile aux pieds de la belle, qui était occupée à se brosser les cheveux, assise sur un sofa. Elle releva le visage vers lui.
« Aldo, mon ange, ça ne va pas ?
- Non, ça ne va pas, Carmina. »
Elle fronça ses charmants sourcils, contrariée. Tandis qu'il se dirigeait vers la fenêtre, s'allumant une cigarette, elle ramassa le sac de toile, duquel elle sortit des petits sachets de cuir. A l'intérieur, une fine poudre bleue.
« Oh bravo, mon ange...! Tout à fait ce qu'il me fallait... »
Il lui répondit d'une voix sèche.
« Oui, tout à fait ce qu'il te fallait, je sais. Ca fait deux ans, que je fais ce qu'il faut. »
Lentement, elle se leva. Depuis deux ans qu'ils étaient ensembles, elle ne l'avait jamais laissé la toucher, trouvant toujours un bon prétexte, une nouvelle épreuve. Il avait tout quitté pour elle, amoureux fou, et l'avait suivie, apprenant le métier qu'elle lui offrait. Il avait appris à commercer, à marchander, à savoir où se trouvaient les bonnes affaires... mais le temps lui semblait long.
« Mais, mon ange... il fallait bien que je sois sûre que tu sois digne de confiance... »
Il tourna la tête vers elle, le visage fermé, et les muscles de sa mâchoire contractés. Elle frémit. Qu'elle aimait ses colères ! Tout son corps frissonnait de désir, dans ces moments, mais elle les réfrenait, car ce n'était pas encore le moment... seulement là, elle le sentait au bord de la rupture. Son corps de jeune homme de dix huit ans la réclamait, réclamait les faveurs d'une femme.
Elle se leva dans un long soupir, s'approchant de lui.
« Oui... je crois qu'il est temps... »
Il la surplombait de toute sa hauteur, grand jeune homme, déjà large d'épaule et musclé pour ses dix huit ans, qualités physiques qui iraient en s'améliorant.
Doucement, elle vint effleurer les premiers boutons de sa chemise, mutine, et il ne sut pas résister à son sourire. Il perdit de sa rudesse, laissant place à l'envie qu'il avait d'elle et qu'il retenait depuis déjà deux ans.
Ardemment, il l'enlaça et l'attira contre lui, se penchant pour prendre ses lèvres. Elle frémit de tous ses membres contre lui, et il eut la surprise de sentir, contre son torse dénudé, la peau de son décolleté, glacée... entre deux baisers fiévreux, il murmura :
« Tu es glacée...
- Réchauffe moi... »
Il ne se fit pas prier, la soulevant dans ses bras pour la porter sur le lit, s'occupant de la déshabiller, impatient de contempler ce corps qu'il avait si souvent imaginé, de toucher cette peau qu'il rêvait de caresser. Mais cette froideur.... c'était à la fois excitant, surprenant et... morbide. Pourtant, tout occupé de son désir, il avait chaud pour deux, son corps brûlant et frémissant sous les caresses de Carmina, sous ses doigts glacés.
Elle, la belle, sans âge, se plaisait à parcourir ce corps vigoureux, puissant, jeune... elle bascula sur lui, couvrant son corps de baisers brûlants, mais toujours d'une froideur à faire frissonner. Il glissa les mains dans ses cheveux lorsqu'elle descendit le long de son torse, fermant les yeux pour s'adonner au plus délicieux des vertiges.
Lorsqu'elle atteignit l'objet de son désir, elle s'en amusa longuement, et le contraste entre le feu qui le brûlait de l'intérieur et la froideur de ses lèvres, de sa bouche, provoquait chez lui un effet vertigineux. Les mains crispées dans ses cheveux, il sussura :
« Carmina...
- Non. »
Sa voix frémissait, et il sentait que son propre désir était au paroxyme. Mais pourquoi ne voulait-elle pas de lui en elle ? Il ne comprenait pas, mais l'explication lui viendrait bientôt...
Alors qu'elle lui prodiguait les plus exquises des caresses, malgré ses mains glacées, ses baisers vinrent le cueillir au creux de l'aîne, là où même la chair des hommes est tendre et soyeuse. Elle y passa sa langue, et avec une lenteur chargée de sensualité, elle y planta ses canines. Aldo eut un long frisson glacé, à la fois exquis et odieux, et il crispa ses mains sur elle, ne sachant trop s'il voulait la repousser, car la douleur était vive, ou s'il voulait la garder contre lui... mais le venin de Carmina se diffusant dans son sang, il ressentit soudain une félicité tellement vive, tellement pleine, bien au delà de toutes les jouissances terrestres qu'il pouvait espérer, tandis qu'elle s'abreuvait de son sang si riche, si vif, que le plaisir qui les submergea alors tous deux fut sans commune mesure. Jamais Aldo n'éprouva autant de plaisir, autant de désir, qu'entre les mains de Carmina. Jamais non plus, il n'éprouva la même horreur, le même dégoût, la répugnance atroce de l'odeur âcre du sang, le frisson terrible de la mort qu'il sentait près de lui.
Carmina but pendant très longtemps à la gorge d'Aldo, à son aîne, et à d'autres endroits que seule l'imagination pervertie de la dame pouvait concevoir... et il ne pouvait plus s'en passer, il ne désirait plus que cela, comme la drogue qu'il prenait pour qu'elle puisse en jouir à travers son sang...
Ensembles, ils s'ennivrèrent à tous les vices possibles, et il faisait tout pour elle, pour son plaisir, pour sa jouissance... jamais on ne vit couple plus malsain, plus abject. Le jeune homme sacrifia les plus belles années de sa vie sur l'autel de la folie.
La prise de conscience fut brutale et faillit lui être fatale. Après onze ans de vice, d'affaires crapuleuses, de grand banditisme, Carmina se lassa soudain de lui. Elle était devenue désagréable, cherchait de plus en plus d'autres hommes à dévorer... le caractère d'Aldo s'affermissait, il devenait plus exigeant, son amour plus pressant.
Puis tout ceci prit fin. Elle s'en fut, énigmatique, le laissant pour mort, et sans la moindre ressource.
Aldo sortit brutalement de sa rêverie, sous les instances du vieux barbu. Ce dernier souriait, lui découvrant une rangée de dents irrégulières. Ils venaient tous deux de rentrer dans une auberge mal famée, où le vieux avait ses habitudes.
« Eh Aldo, réveilles toi, mon vieux, et souris un peu, bon sang !! On vient de faire une putain d'affaire ! »
En effet, ils avaient écoulé un important stock d'armes de contrebande. Les temps de conflit, ça rapportait pas mal... mais Aldo était distrait, car on était la veille du macabre anniversaire qui avait marqué sa première rencontre avec Carmina... vingt ans plus tard, il songeait amèrement qu'elle avait détruit sa vie.
Après qu'elle l'aie blessé à mort, lui laissant deux affreuses cicatrices, et d'autres moins importantes, vestiges de leurs vices passés, il avait mit plusieurs années à parvenir à se « sevrer », et à réapprendre à vivre. Ne sachant faire que cela, il s'était remit aux affaires, seul cette fois, et avait tenté de se sortir de la misère dans laquelle elle l'avait jeté en lui prenant tout.
Ca lui avait laissé un goût amer. Elle l'avait trahi, s'en était lassé puis l'avait jeté. Il prenait aujourd'hui conscience, parvenu à la maturité, qu'il n'avait rien fait de sa vie, et que si demain il l'a perdait, il ne manquerait à personne.
Distrait, il suivit son compère à une table, et le vieux, qui en réalité n'avait pas plus de cinquante ans, se laissa tomber sur une chaise.
« Tu sais quoi ? On devrait fêter ça comme il faut... écoutes, sans toi, on y serait jamais arrivé... j'me demande où c'est qu't'as appris à causer comme ça ! »
Aldo haussa les épaules. Il préférait ne pas parler de son éducation. Ils commandèrent deux verres de rhum, et Aldo s'alluma une cigarette, passant sa main sur son menton mal rasé. Le vieux balaya l'endroit du regard, il cherchait visiblement quelqu'un.
« Toi... t'as besoin de te détendre. T'es raide comme une corde d'arc ! Depuis combien de temps t'as pas baisé ? »
De nouveau, il haussa les épaules. Ca faisait... au moins plusieurs années. Il n'avait plus le souvenir de la dernière fois qu'il avait touché une femme. Et à vrai dire, ses expériences avec la gent féminine l'avaient pour le moins... sévèrement refroidit. D'habitude, il n'y pensait pas, se concentrant sur les affaires, qui occupaient toutes ses pensées et toute son énergie. Depuis toute cette histoire, c'est à dire depuis presque dix ans, il ne s'occupait exclusivement que de ses affaires.
Le vieux fit signe à un type, qui cria quelque chose vers l'arrière salle. Une jeune femme apparut, frêle et de taille moyenne, s'approchant de leur table. Les cheveux d'un blond pâle, la peau tannée par le soleil et des yeux d'un vert délavé, elle força un sourire, pâlissant un peu à la vue du vieux qui tendit le bras vers elle.
« Viens là, ma p'tite belle... ça te dirait de t'occuper un peu de mon copain, là ? Il a grand besoin d'ton affection... »
Ricanant, il lui pinça les fesses, lui arrachant un petit cri de stupeur. Pourtant, elle n'en fut pas outrée. Devant ce spectacle abject mais auquel il était hélas accoutumé, Aldo n'eut aucune réaction. Elle posa ses yeux sur Aldo.
« Aller vieux, c'est ma tournée ! Et pas question d'me refuser ça. Tu verras, elle est très douée, cette gamine. »
En effet, Aldo ne lui aurait pas donné plus de dix huit ou dix neuf ans. Il eut, l'espace de quelques secondes, envie de jeter son poing dans la figure de son compère. Quel vieux dégueulasse...
« Aldo, bouges toi, tu vas me vexer !! »
Il se leva, écrasant sa cigarette sur la table. De toute façon, la lassitude le gagnait. Ne réagissant pas au clin d'oeil de son compère, il prit la direction de la chambre qu'on lui avait louée pour la nuit. Comme elle ne le suivait pas, le vieux, lui donna une violente tape sur l'arrière de la cuisse.
« Qu'est ce que t'attends, petite traînée ?! »
Sans demander son reste, elle se précipita à la suite d'Aldo. Lorsqu'elle entra dans la chambre, il avait déjà retiré sa chemise, assis sur le lit, et s'allumait une autre cigarette. Elle s'approcha de lui, commençant de dégrapher sa méchante robe. D'une voix basse et un peu sèche, il la somma :
« Rhabilles toi. »
De surprise, elle interrompit son mouvement.
« Mais...
- Je ne veux pas de toi. Tu n'auras qu'à lui dire qu'on a fait tout ce qu'on avait à faire, que je me suis éclaté, bref... tu n'as qu'à dormir sur le lit, je dormirai par terre. »
Il fit un geste nonchalant, se levant du lit pour s'asseoir à même le sol. Dans un grognement rauque, il s'allongea. Surprise, elle s'assit sur la couverture, ne sachant pas trop comment interpréter ce refus. Elle le voyait comme les autres hommes, voulant prendre son plaisir avec elle et la virer ensuite, mal rasé comme il était, l'air d'un vieux renard méfiant, le regard sombre, le torse bardé de cicatrices. Pourtant, il ne voulait pas d'elle, et alors, il lui apparaissait différent. Elle murmura :
« Merci... »
Il ne répondit rien, et se contenta de se redresser sur un coude pour souffler la bougie. La pièce fut plongée dans l'obscurité. Il l'entendit s'allonger sur le lit, et remuer un peu, tandis qu'il restait immobile, les yeux grands ouverts. Sa voix fluette s'éleva de nouveau :
« Dis... comment tu t'appelles...?
- Aldo.
- Moi c'est... c'est Talissa... »
Il ne répondit rien. Il s'en moquait un peu, à dire vrai. Pensif, il était encore tout à ses calculs. Les Fontaines de sang suscitaient tant d'inquiétudes que les gens ne songeaient qu'à se défendre. Alors, ils achetaient des armes, même futiles, pour se rassurer. Ils achetaient de l'équipement, même de contrebande, même pour les moins fortunés... tandis que d'autres, voulant profiter de la vie, s'ennivrait de l'alcool et de la drogue qu'ils refourgaient... oui, les affaires étaient plutôt bonnes, ces temps-ci.
Une intense lassitude envahit Aldo, qui menaçait de ne plus le lâcher... il exhala un soupir lourd. Très doucement, il sentit du mouvement près de lui, et le corps frêle de la fille s'allonger contre lui. Il tourna la tête de son côté.
« Qu'est ce que tu fais ? »
Sans répondre, elle l'embrassa. Et Aldo se laissa gagner à la pitié, envers cette fille brisée. Pour une fois depuis de longues années, il écouta son corps.
Et le matin la trouva, couchée contre lui, et pour une fois, son visage n'était pas marqué par le dégoût.
Aldo n'attendit pas son compère. Se rhabillant, la laissant là, il ramassa sa besace et sortit de l'auberge. Il lui fallait un cheval, et des vivres.
Embarquant son butin, il décida de changer d'air. Tout ceci ne pouvait plus durer. Aujourd'hui, anniversaire maudit de la fin de sa vie, de l'anéantissement complet de son existence, il fallait reconstruire. Mais pouvait-on reconstruire sur de la cendre ? Par où commencer ?
Aldo avait de la ressource, et il avait toujours refusé de mourir. Il éperonna son cheval, pour aller ailleurs, n'importe où. Mais cette fois... la reconstruction, ou l'anéantissement, serait totale.
Les Dieux décideraient.