- Non, je ne veux pas que notre petite Ayen aille à la Tour des Mages !
- Mais elle y apprendra le bon usage de la magie et…
- Elle est trop petite… et c’est trop dangereux pour elle.
Ayen s’était blottie dans les jupes de sa mère qui vociférait contre son mari et ses invités, un elfe mage accompagné de deux paladins en armure lourde arborant une croix rouge sang ornée de flammes. A cinq ans à peine, Ayen ne comprenait pas bien ce qu’il se passait, mais elle dévorait des yeux les intrus si majestueusement vêtus. Ce qui l’intriguait le plus, c’était la pierre précieuse qui irradiait une sourde lumière au sommet du bâton du mage. Celui-ci reprit :
- Votre enfant manifeste des prédispositions pour la magie et elle doit être formée au…
- Non, je veux qu’elle reste ici !
- Vous savez bien que ce n’est pas possible. Tout enfant qui…
- Non, laissez-nous tranquille !
- C’est la loi ! prononça d’une voix menaçante l’un des chevaliers en dégainant son épée.
La mère de Ayen s’interposa en faisant un rempart de son corps. Le mage posa une main sur le bras du paladin qui se retourna vers lui, irrité. Mais le mage s’empressa d’ajouter :
- Voyons, restons calme. Je suis sûr qu’on peut s’entendre… Madame, je comprends bien que vous ne voulez pas vous séparer de votre petite fille…
- Non !
- Et vous, Monsieur ?
- Je veux ce qu’il y a de mieux pour elle, murmura son père.
- Bien ! Vous savez, la magie est autant un don qu’une malédiction… Les démons de l’Immatériel sont attirés par le pouvoir des mages et se servent d’eux pour s’insinuer dans notre monde…
Le mage marqua une pause pour s’assurer que tout le monde comprenait bien la situation.
- Si elle n’est pas formée aux arcanes du pouvoir, elle succombera tôt ou tard face à un démon et elle deviendra une Abomination. Les Paladins ici présents seront contraints de la pourchasser et de l’exterminer. Est-ce ce que vous voulez pour votre petite fille ?
- Non…...mais pourquoi Ayen ? Pleura sa mère.
- Voyons ma chérie, nous la reverrons lorsqu’elle aura finit sa formation…repris son père.
Les chevaliers se détendirent mais surveillèrent attentivement les préparatifs du voyage tandis que le mage élaborait une potion pour calmer la mère de Ayen. Lorsque tout fut enfin prêt, Ayen embrassa ses parents et suivi le mage toujours escorté, pour ne pas dire surveillé, des deux paladins.
- L’Immatériel est la source de toute magie mais il est sous l’emprise des démons. Certains ne font que l’effleurer d’un simple rêve, mais vous… vous pouvez vous y mouvoir, y rechercher pouvoir… ou succomber face aux démons !
Ayen buvait littéralement les paroles du mage instructeur. Cela faisait plusieurs années qu’elle suivait l’enseignement du cercle des mages. Elle connaissait maintenant le terrible danger de la magie. La source du pouvoir provenait d’une dimension éthérée, parallèle au monde réel, appelée l’Immatériel. Seuls quelques élus, ou maudits selon le point de vue, étaient sensibles à l’Immatériel : leur âme pouvait se détacher de leur corps pour pénétrer dans l’Immatériel et y capter le pouvoir de la magie.
Mais il y avait le revers de la médaille : les démons ! Enfermés dans l’Immatériel, ils ne désiraient qu’une chose, s’emparer de l’âme d’un mage pour entrer dans le monde réel et asservir l’humanité. Les annales de l’empire Kalassyde regorgeaient d’histoires de mages qui avaient abusé de l’Immatériel et étaient tombés sous la coupe des démons. Ils étaient devenus des Abominations, êtres à l’apparence humaine maléfique dotés d’un pouvoir immense et œuvrant pour la destruction ou la conquête du monde réel.
- La magie doit servir l’homme et non l’asservir ! Ainsi parlait la prophétesse Aldirah en jetant à bas l’empire Kalassyde, gouverné par des mages qui avaient conduit le monde à sa perte…
Ayen comprenait maintenant pourquoi la magie était sévèrement contrôlée par les Paladins de l’Aurore. Au plus fort de la malfaisance de l’empire Kalassyde, les paladins, conduits par la prophétesse Aldirah, avaient vaincus les puissants mages et ramené l’équilibre dans le royaume. Depuis ces évènements, les Paladins de l’Aurore avaient interdit l’usage de la magie dans le royaume. Seule la tour du Cercle des Mages isolée sur un récif en pleine mer, avait échappé à cette règle.
Derrière les hauts murs de la tour-forteresse, les mages pratiquaient la magie et formaient leurs apprentis sous l’œil vigilant des paladins qui surveillaient leurs faits et gestes à l’affut du moindre signe de corruption. Dans tout le royaume, dès qu’on décelait chez un enfant des prédispositions pour la magie, il devait impérativement être amené à la tour des mages, ou tué ! Les paladins étaient inflexibles sur cette règle, car ils avaient combattu des Abominations et ils n’étaient jamais sûrs de l’emporter…
Ayen n’avait que peu de souvenirs de la séparation de sa famille. La vie enrichissante dans la tour des mages avaient remplie sa mémoire. La plupart des élèves considérait la tour comme une prison, au mieux, une cage dorée. Mais Ayen s’y sentait bien, comme dans un refuge. Ce qu’elle appréciait le plus, c’était l’immense source de savoir des bibliothèques de la tour, et savoir que certaines bibliothèques lui étaient interdites ! Il lui tardait de gravir les échelons du Cercle des Mages pour y avoir accès…
- Combattre est l’affaire d’un guerrier ! Les véritables dangers de l’Immatériel sont ailleurs : les préjugés, la confiance mal placée, l’orgueil… voilà autant d’ennemis mortels.
Ces mots ramenèrent Ayen à la dure réalité. Bientôt, elle allait devoir subir son ultime épreuve d’élève, la Confrontation : elle devrait affronter dans l’Immatériel un démon. Si elle échouait, son corps resté dans le monde réel serait abattu sans pitié par les paladins pour éviter qu’un démon s’en empare et qu’elle ne devienne ainsi une Abomination.
Bien que de nombreux élèves fussent morts dans cette épreuve, elle se sentait prête. Elle surpassait largement les autres élèves et elle savait qu’il ne fallait pas avoir une trop grande confiance en soi. Oui, il lui tardait vraiment de passer son épreuve pour gravir les échelons du Cercle des Mages…
- Quel affreux spectacle. On a beau y être préparé, c’est vraiment effrayant de s’y trouver pour de bon ! pensait Ayen.
Quelques minutes plus tôt, Ayen avait accompli le rite qui avait projeté son âme dans l’Immatériel. Maintenant, elle errait dans un monde monochrome aux contours flous dont les sentiers changeants l’avaient rapidement désorientée. L’écho de sons lointains entrecoupés de quelques plaintes lugubres amplifiait son malaise. Elle avançait maintenant, tentant de se repérer dans ce labyrinthe nébuleux, mais peine perdue !
- Encore une mortelle jetée dans les flammes, je vois ! susurra une voix profondément grave.
Surprise, Ayen se retourna brusquement pour apercevoir un démon tout de flammes ! Le démon, deux fois plus grand qu’elle, s’approcha :
- Vous autres mages avez conçu une épreuve de lâches ! Il aurait mieux valu vous affronter l’arme au poing pour juger de votre valeur, plutôt que de vous mesurer sans armes à un démon…
L’effet de surprise passé, Ayen mesura aussitôt la perversion des propos du démon : il lui proposerait une arme dans l’Immatériel, certes très utile pour combattre d’autres démons. Mais si elle acceptait, elle reniait son propre pouvoir pour placer sa confiance dans une arme produite par ce démon et ce serait un très mauvais début dans l’Immatériel ! Elle eut une brève pensée pour tous les pauvres élèves terrorisés qui durent accepter le pacte.
- Je n’ai de meilleur acier que ma propre volonté ! répondit-elle avec autorité.
- Je vois que tu as les atouts pour réussir ton épreuve, petite elfe. Mais d’autres démons viendront ! Sauras-tu leur résister ?
La fin de la phrase resta en écho dans l’air tandis que le démon de feu disparaissait. Malgré sa peur, Ayen était heureuse d’avoir remporté la première manche, non sans craindre les prochaines confrontations…
Elle poursuivit son chemin au hasard dans l’Immatériel et accéda à une grande esplanade qui tantôt ressemblait à une clairière, tantôt ressemblait à la place du marché d’une grande ville. Des esprits d’humains et d’animaux s’y mouvaient sans lui prêter la moindre attention. Tout à coup, une souris s’arrêta face à elle et lui parla !
- C’est dangereux de rester à découvert. Enfin, d’un autre côté, se cacher ne sert pas à grand-chose dans l’Immatériel !
- Ce n’est pas dangereux pour un démon, de prendre la forme d’une souris ? ironisa Ayen.
- Non, je ne suis pas un démon, je suis un apprenti, comme vous. Je… j’ai… certainement échoué. Quand je suis arrivé ici, je me suis senti petit et… insignifiant. Alors je me suis caché… j’ai appris à survivre…
- Tu te caches ! Depuis combien de temps ?
- Je… je n’en sais rien. J’ai l’impression d’être ici depuis toujours. Les ombres sont éternelles ici… on peut s’y cacher. Mais… si on y reste trop longtemps, elles s’insinuent en vous…
- Tu ne cherches pas à sortir de l’Immatériel ? demanda Ayen, toujours un peu méfiante.
- Non… Enfin… Je ne sais pas… Mon corps physique n’existe plus depuis longtemps. Je suis prisonnier ici… Mais ceux qui restent trop longtemps ici commencent à s’évaporer… à s’étioler jusqu’à n’être plus qu’un vague souvenir…
- C’est pire que la mort !
- Je ne sais pas… qu’est-ce qui est pire ? La mort ? L’oubli ? Je… je ne veux plus parler de çà ! Trouvons plutôt un moyen de vous sortir de là !
Ayen décida de suivre la petite souris qui se faufila à travers les ombres de la grande place et s’engagea dans une ruelle qui se changea aussitôt en sentier forestier puis en tunnel souterrain. Le tunnel déboucha sur une vaste grotte d’où émanait une inquiétante oppression.
Une vois caverneuse rugit :
- C’est donc toi la petite elfe qu’on pourchasse ! Bientôt je verrai le monde des vivants par tes yeux, créature ! Ton corps et ton âme m’appartiendront.
Tandis que ces terribles mots résonnaient encore, un immense démon de cristal se matérialisa devant elle. Curieusement, il se tourna vers la petite souris, terrorisée.
- Tu m’apportes un nouveau cadeau, Souris ? Une autre friandise ? Comme convenu ?
- Non, je ne vous apporte rien du tout… je ne veux plus vous aider, démon !
- Ah, Souris… Comment comptes-tu te cacher dans l’Immatériel sans mon aide ? Tu ne veux plus marchander ta survie ? Tu veux mourir ?
Réalisant son erreur, Ayen se maudit d’avoir suivi la souris. Mais, profitant de l’inattention du démon qui prenait plaisir à tourmenter la souris, elle concocta son sort de Fracassement. Elle ignorait si les lois de la physique pouvaient s’appliquer dans l’Immatériel mais elle espérait tout de même briser le cristal dont semblait être fait le démon. Lorsque le démon s’en aperçut, il était trop tard. Des fissures apparurent sur l’ensemble de son corps qui se brisa bientôt en mille morceaux.
- Vous… vous avez réussi ! Je n’arrive pas à le croire ! jubila la souris en reprenant sa forme d’apprenti mage.
- Tu m’as amené dans la gueule du loup… reprocha Ayen à l’apprenti d’un ton sec.
- Je n’avais pas le choix. C’était ça où… les tourments éternels… et… quand je vous ai vu, la première fois, j’ai vraiment espéré que vous parveniez à le vaincre…
- Tu as trahis beaucoup d’autres apprentis ?
- Je… je ne sais plus… Tous n’étaient pas aussi prometteurs que vous… Je… j’ai oublié leurs noms… J’ai oublié jusqu’à mon propre nom… Je suis dans l’Immatériel depuis trop longtemps…
- Je comprends… Et maintenant ?
- Vous avez vaincu votre propre démon. Votre épreuve est terminée ! Vous allez devenir une grande magicienne…
- Si j’arrive à sortir d’ici…
- Je pense que ça ne devrait pas poser de problème pour une apprentie de votre calibre ! Et peut-être y a-t-il un peu d’espoir pour un être aussi chétif et oublié que moi… si vous acceptez de m’aider bien sûr !
- Comment ça ?
- Il existe peut-être un moyen pour moi de quitter cet endroit, de regagner le monde réel. Mais pour y entrer, j’ai besoin de votre aide…
Un déclic se fit dans l’esprit de Ayen. Elle avait vaincu un peu trop facilement le démon de feu et le démon de cristal. Ce n’était qu’un leurre destiné à la mettre en confiance !
- Je commence à croire que ma vraie épreuve, c’est toi !
- Que… comment… je veux juste retourner chez moi… Qu’est-ce qui pourrait inquiéter une grande magicienne comme vous ?
Ayen ne répondit pas mais elle dévisageait le pseudo apprenti d’un air soupçonneux.
- Bon d’accord, vous m’avez dévoilé, je ne suis pas plus apprenti mage que souris… Vous êtes intelligente… Dans l’Immatériel les choses sont rarement ce qu’elles paraissent être ! Je n’ai pas réussi à vous corrompre… Vous pouvez poursuivre votre chemin, vous rejoindrez bientôt votre monde…
Le pseudo apprenti se désintégra lentement, tandis que Ayen continuait son chemin, heureuse d’avoir réussi son épreuve. Comme faisant écho à son état d’esprit, le sentier qu’elle empruntait conservait des allures champêtres.
Tout à coup, à quelques dizaines de mètres devant elle, un vortex semblable à une petite tornade se déplaçait aléatoirement. Ayen s’approcha du phénomène, pensant qu’il s’agissait du chemin du retour vers le monde réel…
Le Paladin de l’Aurore s’avança vers le corps inanimé de l’elfe.
- Ça fait quinze heures que l’apprentie est dans l’Immatériel… Vous pensez vraiment qu’elle réussira son épreuve ? Il y a eut tellement d’échecs ces derniers temps !
- Des échecs ? Si vous ne leur en laissez pas le temps, c’est sûr, c’est un échec ! gronda l'archimage.
- Insinueriez vous que nous sommes des assassins ? invectiva le chevalier d’un air supérieur.
- Ayen est notre meilleure élève, reprit plus doucement l’archimage pour calmer le présomptueux paladin. Elle réussira, j’en suis sûr ... reprit plus doucement l’archimage pour calmer le présomptueux paladin.
- Hum, je vous garantie que si… mais… qu’est-ce que…?
Mystérieusement, le corps de l’elfe apprentie avait disparu en un clin d’œil. Les paladins n’avaient jamais vu chose pareille. En général, lorsque l’apprenti échouait, un démon prenait possession du corps inanimé et attaquait immédiatement. Ou bien le corps ne reprenait jamais vie et il fallait bien se décider à détruire le corps qui pouvait toujours servir de réceptacle à un démon. Mais jamais un corps d’apprenti ne s’était volatilisé !
- Est-ce une Abomination ? demanda l’un des chevaliers.
- Je ne pense pas que ce soit une Abomination, le démon aurait plutôt cherché à entrer dans son corps pour nous vaincre…
- Mais où est-elle passée ?
- Je ne sais pas… Je crains qu’elle ne soit plus ni dans notre monde, ni dans l’Immatériel…
- Mais comment est-ce possible ?
- Peut-être un portail inter-dimensionnel… un vortex…
Lorsqu’elle avait pénétré dans le vortex, inexplicablement son âme avait rejoint son corps, mais elle n’était pas dans la grande salle de la tour des mages, elle était toujours prisonnière du vortex. Ce n’était pas normal. Quelque chose de puissant et d’étranger à l’Immatériel était à l’œuvre car elle ne ressentait pas la malveillance des démons dans ce vortex.
Après un laps de temps qui lui parut infini, une énergie fulgurante la traversa, puis, en quelques secondes, le vortex disparut. Elle atterrit lourdement sur le sol entre deux magnifiques arbres blancs parsemés de fleurs roses. Hébétée par le choc, elle mit quelques secondes à se relever.
- Où suis-je ?
Elle se réveilla ou se retrouva sur le sol entre deux arbres fleuris, prêt d’une ville inconnue.
Elle eu l’impression de sortir d’un long sommeil et avait un peu le vertige.
Elle essaya de rassembler ses souvenirs, mais s’aperçut avec horreur qu’elle avait tout oublié…
Pour lutter contre l’affolement qui la gagnait, elle décida d’explorer les lieux. Elle se dirigea vers la ville espérant y retrouver son identité.
Mais personne ne put l’aider, personne ne la reconnaissait et elle ne reconnaissait personne.
Elle se dit pour se rassurer que c’était une farce, ou un jeu, mais ou étaient les règles du jeu ?
En la voyant affolée, apeurée tel un enfant en milieu hostile, on lui conseilla d’aller à Cefedellen, village elfique, pour y découvrir de possibles réponses, et on lui montra comment se rendre de ville en ville par le moyen des passeuses. Les registres de naissances n'apportaient aucune réponse. Partout le même cauchemar…
Combien de temps cela allait-il durer ?
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