Quelques jours après Marka, le 26 d'Astrée de l'an 52, un jeune seigneur de haute mine, âgé de vingt-six à vingt-huit ans, monté sur un beau cheval d'Althéna, se tenait, vers les huit heures du matin, à l'extrémité méridionale d'Hindemith. Il était si droit et si ferme en selle, qu'on eût dit qu'il avait été placé là en sentinelle par Maître Lockirin, le doyen, Chef du clan de la Porte de Fer. Après une demi-heure d'attente à peu près, pendant laquelle on le vit plus d'une fois interroger des yeux avec impatience l'horloge de Maphr, son regard, errant jusque-là, parut s'arrêter avec satisfaction sur un individu qui, débouchant de la place, fit demi-tour à droite et s'achemina de son côté. Celui qui avait eu l'honneur d'attirer ainsi l'attention du jeune cavalier était un autochtone dépassant pourtant la plupart des siens du haut de son mètre cinquante ; taillé en pleine chair, portant une forêt de cheveux noirs parsemée de quelques poils gris, vêtu d'un habit léger de voyage avec jeté sur son épaule un sac significatif. Il était, en outre, armé d'une longue hache passée en verrouil, et qui lui battait formidablement le gras des jambes ; enfin, il était coiffé d'un chapeau autrefois garni d'une plume et d'un galon, et qu'en souvenir sans doute de sa splendeur passée, son maître portait tellement incliné sur l'oreille gauche, qu'il semblait ne pouvoir rester dans cette position que par un miracle d'équilibre. Il y avait au reste dans la figure, dans la démarche, dans le port, dans tout l'ensemble enfin de cet homme, qui paraissait âgé de quarante-cinq à quarante-six ans, un tel caractère d'insolente insouciance, que celui qui le suivait des yeux ne put s'empêcher de sourire et de murmurer entre ses dents :
— Je crois que voilà mon affaire !
En conséquence de cette probabilité, le jeune seigneur marcha droit au nouvel arrivant, avec l'intention visible de lui parler. Celui-ci, quoiqu'il ne connût aucunement le cavalier, voyant que c'était à lui qu'il paraissait avoir affaire, s'arrêta et attendit, une main sur sa hache ce qu'avait à lui dire le personnage qui venait ainsi à sa rencontre. En effet, comme l'avait prévu le Nain, le jeune seigneur arrêta son cheval en face de lui, et portant la main à son chapeau :
— Monsieur, lui dit-il, j'ai cru reconnaître à votre air et à votre tournure que vous étiez Frémur PoignedeFer. Me serais-je trompé ?
— Non, palsambleu ! Monsieur, répondit celui à qui était adressée cette étrange question en portant à son tour la main à son feutre.
— Ainsi, je serai votre guide, monsieur, reprit le cavalier en s'inclinant de nouveau.
— Soyez le bienvenu.
[...]
Ils étaient partis au soleil levant et ce n'est que très tard qu'ils s'arrêtèrent en face d'une forêt, d'une vraie forêt de granit pourpré. C'étaient des pics, des colonnes, des clochetons, des figures surprenantes modelées par le temps, le vent rongeur et la brume de mer. Hauts jusqu'à trois cents mètres, minces, ronds, tordus, crochus, difformes, imprévus, fantastiques, ces surprenants rochers semblaient des arbres, des plantes, des bêtes, des monuments, des hommes, des moines en robe, des diables cornus, des oiseaux démesurés, tout un peuple monstrueux, une ménagerie de cauchemar pétrifiée par le vouloir de quelque dieu extravagant.
De Frémur PoignedeFer aux PoignedeFer.
Jeriel, le 6 Astredoux de l'an 52 ; à Gludin.
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Cher tous,
Il est de coutume de donner une petite fête avant les grands départs, et si je ne vous ai pas laissé l'opportunité d'organiser celle-ci, c'est que j'ai fort espoir de revenir bientôt ; néanmoins pas aussi tôt que j'ai bien voulu vous le laisser entendre. Mais c'est la le dernier mensonge que je vous ai fait, et je tiens par cette lettre à vous exposer tout le pourquoi et le comment, comme je vous l'ai promis. Ainsi vous n'êtes pas sans savoir que j'ai ouvert un petit commerce attenant à mon occupation principale sans pour autant la déclarer aux autorités ; aspect que le cuisinier n'ignorait pas mais qui l'a subitement déranger alors que je lui apportait les viscères. Ce jour-là, ne sachant que faire de ma prise, je les ai offerte à une Oracle itinérante. Ses paroles semblaient mêlées deux langages et je n'arrivais pas à me faire payer alors qu'elle entrait déjà la moitié du cœur dans sa bouche. C'est à ce moment qu'elle s'est mise à suffoquer. Nous nous attroupions autour d'elle, plusieurs voulant lui taper dans le dos quand elle se redressa tout à fait pour s'exprimer d'une voix terriblement claire. Elle dit que nous courrions un grand danger, et que la Sorcière avait échoué, que Schuttgart serait vaincu et que le ciel deviendrait rouge, les éléments se déchaîneraient et Hindemith serait envahit. Elle dit que nous allions à notre perte. Après cela, pour ajouter à la théâtralité de la scène, une pluie de sang se déclencha et l'Oracle sombra dans l'apoplexie. Nous sommes restés bouche bée, et j'ai juré à Maphr de ne jamais plus faire le commerce de viscères. Pourtant l'histoire continuait de me hanter, et lorsque nous entendions des nouvelles d'Elmor'Aden, Les témoins de la prophétie et moi-même nous scrutions les uns & les autres avec une inquiétude non dissimulée. Je tentai de me raisonner. Je pensais devenir fou. Plusieurs fois j'essayais d'en parler avec d'autres, et à chaque fois ils m'assuraient que « l'Oracle » était folle, ou que sans doute elle était payée pour semer la panique ici et là afin qu'un complice puisse accomplir de petits larcins, plusieurs manifestèrent en effet avoir perdu telle ou telle somme, tel ou tel bijou. Je retournai à ma vie, mais le tracas me poursuivait. Alors j'ai pris sur moi de contacter les quelques cousins que nous avons plus au Sud des terres et qui sont certainement plus au cœur des choses que nous. Ils me parlèrent des Fontaines et me dire que les Races s'inquiétaient elles aussi des pluies de sang, tous le ressentaient comme un mauvais présage et l'annonce d'une époque terrible. Nous étions déjà tous inquiets, et j'ai gardé pour moi ces lettres. Je n'ai eu de cesse de ressasser tout cela. Hindemith & vous, c'est bien tout ce que j'ai. J'ai pris la décision de partir pour en apprendre plus et peut-être qui sait, vous préparer un lieu de retrait. Le cousin Gorn m'a envoyé quelqu'un de Dion pour me récupérer ; il m'a conseillé de me faire discret et a affirmé que j'aurais tôt fait d'apprendre des choses en restant près des aventuriers. Je me suis mis à leur service pour dépecer après leur passage ; il ne me reste qu'à ouvrir grand mes oreilles et attendre. Cher tous, j'espère que vous me pardonnerez et que vous comprendrez que je n'agis que dans notre intérêt et par amour pour vous. Prenez soin les uns des autres, et pour le reste, nous ne sommes pas si loin.
Frémur PoignedeFer, Honneur & Prospérité.