Chapitre I — Loin du monde
_________________________________________________________________________________________
«
Adalbert, tu es prêt ? — Oui Maman, mais je n’ai pas envie de partir », répliqua l’enfant. La mère essuya aussitôt les gouttes qui perlaient sur la joue de son fils puis elle lui arrangea les cheveux. Bouclés de nature, ils avaient tendance à exploser en un bouquet d’herbes folles, prenant ça et là des formes capricieuses. Adalbert leva les yeux vers sa mère. Celle-ci semblait aussi nerveuse que lui, peut-être même plus. Après un court silence, elle rajouta : « — J’en suis navrée, mais c’est nécessaire. Allons, ne traîne pas comme ça, tu vas prendre du retard. — Je m’en fiche. Je ne veux pas y aller, je suis très bien ici », insista-t-il. « — Ne recommence pas, je t’en prie. Ton père et moi sommes d’accord, il en va de ton avenir. Demande aux domestiques de ramener tes affaires. »
Le garçon s’exécuta puis revînt, la mine dépitée, vers sa mère. Dans un second élan maternel, elle vint l’embrasser, repassant une main dans sa chevelure dorée. « Tout ira bien. Cesse de t’en faire. » Adalbert restait là, sans mot dire, l’expression figée. Il songeait à l’absurdité de son départ, à la sérénité de l’instant. Si le choix lui avait été donné, il serait resté là dans les bras de sa mère, chez lui ; plutôt que de partir à l’autre bout du Continent pour étudier. La vie aurait été heureuse, l’adolescent se serait épanoui et jamais la vue de sa demeure n’aurait fait défaut. Seulement, le précepteur coûtait cher, et la mouvance des temps obligeait sa famille à préparer la défense du domaine. L’étroitesse de leur fortune ne permettait plus de rajouter aux dépenses l’éducation d’Adalbert. « Nos possessions seront les siennes, mieux vaut assurer la continuité de l’héritage » pensaient-ils sûrement. Placées à la frontière entre le territoire Dionnais et Girannais, ces terres avaient vu leurs richesses décroître depuis les dix dernières années, ce à cause du règne de Sybille l’Emissaire. Ne profitant plus des échanges entre les deux villes, le domaine s’appauvrissait croissant. On convînt alors de l’envoyer dans une école militaire, gratuite pour les nobles.
La douce voix de sa mère le sortit brusquement de ses songes. « Les valets ont déposé tes bagages dans le chariot, il est temps. » Le garçon hocha, l’air résigné, et ouvrit ensuite l’imposante porte du manoir. Lorsque l'enfant se retourna pour dire adieu à sa génitrice, il la découvrit en sanglot. Les larmes de la femme s’écoulaient indolemment le long du visage, traversant la région des pommettes pour achever leur lente et inexorable course sur le menton. La chute libre entamée, elles s’éclataient contre le sol dans un sourd fracas. En l’observant, le garçon remarqua que sa mère paraissait encore plus belle la figure chagrinée. Adalbert obliqua alors doucement vers la sortie, de sorte que la femme ne vit pas que son fils l’avait aperçu. Caressants presque le sol, ses pas légers le menèrent vers le coche dans lequel il se glissa. L’intérieur était très sombre et peu confortable. Il ressemblait presque à un corbillard. Ce devait être son enfance que l'on enterrait aujourd'hui.
Illuminé par les derniers rayons du soleil, Adalbert posa la tête contre la fenêtre du carrosse, lançant un ultime regard vers le château familial. A mesure que la voiture s’éloignait, le manoir devint une petite masure, puis un point gris dans l’horizon. Les paysages défilant de la campagne Girannaise — champs de blés, bétails et cultures — eurent bientôt raison de la conscience de l’enfant. « Belle saison. » songea-t-il, juste avant de s’assoupir.
_________________________________________________________________________________
L’adolescent se réveilla, il était arrivé. La porte du carrosse laissa rapidement découvrir un austère bâtiment sur lequel, gravé dans le marbre, figurait « Ecole Royale Adenoise de Renoncour ». L’architecture grave et froide, les colonnes opulentes et la taille de l’édifice impressionnaient le garçon. De ses fenêtres, le monstre de pierre le dévisageait. Après avoir cligné plusieurs fois des yeux, l’écrasante masse de pierre ouvrit brusquement sa gueule, d’où jaillit le directeur. Le visage doux et innocent de l’enfant se changea en une figure apeurée.
« Bonjour, Sieur de Montault. — Bonjour. — J'ai à vous entretenir. » Adalbert montra qu’il était disposé à écouter attentivement. « Désormais, nous avons en charge votre éducation. Sachez qu’ici, la discipline est essentielle, toute entorse à nos règles sera très lourdement punie. Cependant, si vous vous comportez correctement, vous n’aurez rien à craindre. C’est compris ? — Entendu, Monsieur. — Très bien. Maintenant que ce point est éclairci, je vous laisse avec ces messieurs pour procéder à la présentation du lieu. A demain, debout au levé du soleil. » Une fois le directeur éloigné, les larmes qui avaient été retenues avec tant d’adresse par la mère du garçon échappèrent enfin à la garde de ses yeux.
Chapitre II — Espoirs déçus
_________________________________________________________________________________
Le jeune homme se trouvait là, assis au fond de la bibliothèque. Ses yeux cernés dévoraient un immense ouvrage et, ni l’arrivée du crépuscule ni la fatigue ne semblaient pouvoir les en décrocher. Les livres constituaient le seul remède efficient face à l’amertume, la mélancolie. Seulement ce recueil n’était pas un simple outil d’évasion, il avait quelque chose de plus : son actualité.
[...] Des mois durant, nous avons assisté à une montée des tensions entre les deux puissances. Cette fois-ci, la guerre a bien éclaté et elle intervient en des temps très troubles. L’armée Adenoise, appuyée par ses alliés de la Tour d’Azur arrivera-t-elle a contrer tous les maux qui s’abattent, au même moment, sur le monde libre ? [...]
Les armées stationnées autour de la porte des cauchemars dénombrent toujours plus de mort. Le front au Nord s’agite lui aussi, les dirigeants du Sud s’inquiètent. A en croire la rumeur, nous vivons nos dernières semaines de liberté. Qui sait ce qu’il adviendra de nous une fois que l’Ennemi paradera dans les rues de nos cités ? »
Extrait de l'ouvrage : Une ombre au Nord,
An 49 de notre ère.
Le sujet intéressait le jeune homme. Adalbert voyait en ce conflit l’unique moyen d’affirmer et d’étendre les idées de la vertueuse Aden ; principes auxquels il adhérait entièrement. Les peuples au Nord avaient été trop longtemps oppressés, le moment était arrivé. Il fallait balayer tout cela : rétablir la liberté, amener l’égalité. La justice ne pouvait être vaincue par l’infamie ni l’avarice. Les commentaires affolés des écrivains n’y pouvaient rien, le garçon en était certain. Il tourna délicatement la lourde page, laquelle cracha un puissant souffle d’air. A sa vue, Adalbert fut piqué d’un sourire. Une représentation des dirigeants de l’Aube du Phénix figurait sur la feuille. Celle d’Angueran retint longuement son attention. Le charisme, l’assurance et la prestance du personnage fascinaient. Armé de ses convictions et de sa lance, l’homme avait su se hisser parmi les grands ; et en dépit de la minceur de sa condition. Adalbert demeura songeur pendant de longues minutes face à la figure du héros. Sûrement s’imaginait-il à la place de ce monarque régnant désormais en maître sur la vertu. « Pourquoi pas moi ? » conclut-il, peu avant de s’écrouler sur la face de celui qui l’inspirait tant.
L’étudiant dormait peu la nuit et le jour ne le ménageait guère. Voilà trois années qu’il était arrivé dans cette école. Les trois types de sciences lui avaient d’abord été délivrés, sans qu’aucune ne l’ait réellement intéressé, sauf peut-être l’histoire. A présent, combats rapprochés, hiérarchie militaire, commandement et stratégie rythmaient son quotidien. Le jeune homme commençait à s’en lasser mais il n’en avait plus pour longtemps. Bientôt Adalbert serait en âge de quitter l’endroit, de réaliser ses ambitions.
_________________________________________________________________________________
« Réveille-toi ! Tu n’as pas entendu la nouvelle ? » La phrase résonnait dans le crâne du dormeur. Reprenant peu à peu conscience, il leva doucement les yeux vers l’importun. C’était Eudes, un de ses camarades. Après avoir humidifié sa bouche, le jeune homme s’écria : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Le soleil n’est même pas encore levé que tu viens me déranger. — Le roi et la reine ont disparu ! Aden va se placer sous la vassalité de Goddard ! » répliqua Eudes. Les deux étudiants se fixèrent alors de longues secondes durant. Adalbert rompit le silence :
« Tu en es certain ? J’ai peine à le croire. — C’est pourtant la vérité. Tu n’as qu’à sortir, tu verras bien. Les gens s’affolent dehors, ils crient au meurtre. On assassine la liberté. J’ai assisté à plusieurs départs précipités. Où vont ces gens, je l’ignore. Je crains seulement que, d’ici peu, Gludio ne soit meilleure hôte. — Comment ça ? — Aden tombant, elle entraîne son allié dans la chute. Le royaume de l’Ouest n’aura jamais les moyens de défendre seul nos valeurs. La partie est perdue. — Je m’y refuse. — Hé, qu’est-ce que tu fais ? — Je pars. Il faut que je me rende chez moi, je ne permettrai pas que ces barbares détruisent ma famille, ni mon domaine. — Ta formation n’est pas terminée, tu sais que tu t’exposes à de lourdes sanctions par cette action. Les responsables de l’école te la feront payer durement. — Bientôt il n’y aura plus aucun responsable. Tu ferais mieux de partir avec moi. » acheva-t-il, peu avant de s’enfuir, seul, du bâtiment.
Chapitre III — Au sujet de ton père
_________________________________________________________________________________
Le cavalier, entré tantôt dans le village, mit pied à terre. Il traversa tout le petit bourg, dévisageant à son passage chacun des habitants. Aucun d’entre eux ne paraissait joyeux, au contraire. Ils avaient la mine triste, abattue, presque larmoyante. Les paysans, de leur côté, ne le lâchaient pas non plus du regard. Peut-être cherchaient-ils à connaître son identité, mais l’intriguant avait la figure recouverte d’une lourde capuche couleur émeraude. Il s’arrêta sur le seuil de la demeure Montault, hésitant de longues minutes avant de se découvrir. Le jeune homme aux cheveux dorés et désordonnés frappa trois coups sur la porte du manoir. Deux domestiques vinrent lui ouvrir puis lui demandèrent son nom. « Adalbert. » répondit-il, peu avant de rajouter « Adalbert de Montault, le fils de vos maîtres. — Vous voulez dire de notre maîtresse, Monsieur ? » Dans son empressement, Adalbert ne fit pas attention à la phrase du laquais. Il se précipita vers la chambre de sa mère.
« — Maman, j’ai tant espéré ce moment ! »
La mère ne répondit rien, elle lui tournait le dos, la silhouette courbée. Le jeune chevalier remarqua alors qu’elle pleurait. Il s’approcha pour la consoler. « Oh non, dis, tu ne vas pas t’y mettre non plus. Tout le village est dans cet état. Je suis de retour maintenant, il n’y a plus à s’en faire. — Tu ne comprends pas.. — Que se passe-t-il ? — Il vaut mieux attendre un peu avant que tu ne saches. »
Dans une impulsivité propre aux gens de son âge, le garçon hurla : « — Bon sang, nos terres seraient-elles devenues si peu chaleureuses ?! Je te laisse, je vais voir papa. — Justement.. — Justement quoi ? » Le jeune homme frissonna, pressentant presque la réplique de sa mère.
« — Il est mort ! » Adalbert s’assit sur le lit de la pièce, se sentant défaillir. Après s’être accordé un petit instant pour concevoir la chose, il s’enquit : « Comment, et pourquoi ? — Depuis la libération de Dion, notre domaine s’est rallié aux autres dirigeants du Sud. Pendant plusieurs semaines, nous avons vu nos exploitations reprendre, les gens recouvrer le sourire. Les caravanes marchandes s’arrêtaient à nouveau sur nos terres, et nous profitions des échanges entre Dion Gludio et Giran, comme avant l’arrivée de Sybille. Seulement, la suite tu la connais. » Elle s'interrompit, le temps de saliver, puis poursuivit : « Aden s’est écroulée, écrasant au passage le Royaume de l’Ouest sous le terrible poids de ses prétentions. Ton père n’a pas voulu échapper à l’affrontement final opposant la valeur à la souillure. Il a emmené avec lui la moitié des soldats du domaine, mais malheureusement, aucun d'entre eux n'est revenu. Seul son corps, décapité, nous a été remis. — Je.. » Il s’effondra.