« Tu n’iras pas au Temple », dit sa mère. « Tu resteras avec moi. »
A l’époque, Véraxès crut que c’était parce que sa mère l’aimait. Les autres femmes de la famille Amyrlin n’étaient jamais aussi protectrices que Vesprée ; elles laissaient partir leurs petits pour de longues années, et s’en détachaient si complètement que la notion d’amour filial était quasi inexistante.
Il fallut que l’enfant grandisse pour comprendre qu’il ne s’agissait ni de possessivité, ni de protection.
Non.
Les Amyrlin avaient honte.
Nul ne savait qui était le père, en dehors du fait qu’il « était un pâle, ce qui le rendait un peu moins répugnant que le reste ». Vesprée avait beaucoup voyagé comme marchande, diplomate et espionne de sa maison. Elle n’avait pas été punie, en dehors du fait qu’elle avait dû garder l’enfant ; il devait être le fruit d’une tractation, d’un plan, et non d’une amourette. Mais tous savaient ce que signifiait sa peau trop pâle : il n’était pas un vrai sombre. Il était donc hors de question qu’il ait une chance de s’incruster dans leur société.
L’enfant vécu donc reclus au sein de sa famille, à mi-chemin entre un gosse de sang Amyrlin et des jeunes esclaves qui, évidemment, n’étudiaient pas dans les Temples. Avec le temps il comprit que les Amyrlin le protègeraient vaguement, pour ne pas être vus comme des faibles qui ne peuvent veilleur sur leurs membres, mais qu’il n’y aurait jamais sa place : il était ambitieux malgré lui, un pur Amyrlin malgré sa peau. Il rêvait de la Danse des Lames et de la magie noire de son peuple.
Vint le jour où, bien des années après qu’on lui eut affirmé qu’il ne le méritait pas, il fut assez âgé pour partir.
***
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« Tu te laisses aller, » déclara Véraxès. Il porta la longue pipe à opium à ses lèvres, inspira et la tendit à Davion. Il exhala une bouffée de fumée bleuâtre. « Tu as les Loups, d’accord. Une bande d’ivrognes, de violeurs et de voleurs…
-Bah, je les aime bien, moi, » répondit le mercenaire. « Ce sont de bons combattants.
-Tu vas finir poignardé comme ton père, si tu continues. Nous devons aller au-delà. Recruter des personnes un peu plus fréquentables, se faire engager pour des boulots respectables. Essayer d’obtenir un domaine avec des terres et des alliances…
-Ouais. Ouais ouais, » dit Davion. Un « ouais ouais » qui signifiait « je n’en ai rien à faire, cause toujours ».
Véraxès avait l’habitude. Il connaissait la suite : il allait s’impatienter, le ton monterait, Davion ne se laisserait pas faire, ils s’échangeraient quelques tartes et finiraient par n’arriver à rien.
Cette fois, grâce à l’opium, on passerait directement à l’étape : se mettre d’accord pour dire qu’on est pas d’accord, et ne rien faire.
Il reprit la pipe et inspira.
***
Que fait un bâtard mi sombre, mi pâle lorsqu’il quitte Shel Oloth pour… nulle part ?
Véraxès se retrouva rapidement dans une mouise monumentale. Parti quasiment sans argent et avec une connaissance fragmentaire du monde extérieur, loin de l’organisation familiale des sombres, il eut de grandes difficultés à trouver un emploi, d’autant qu’il ne parlait que très mal la langue. Il enchaina de multiples petits boulots jusqu’à être finalement recruté dans une bande de mercenaires. Payé une misère, c’est-à-dire uniquement nourri et logé, il s’employa à nettoyer des armures et autres services, allant du lavage du linge à faire la cuisine. Là, il monta peu à peu jusqu’à mériter un statut de combattant, des armes et une armure.
Avec les années, le jeune sombre devint raisonnablement bon combattant. Puis il survécut, de compagnie en compagnie, jusqu’à ce qu’on puisse dire de lui qu’il était plus que raisonnablement bon.
***
« Tu as tué un de mes hommes. »
Il n’allait pas le nier.
« Oui, et ?
-Tu as tué un de mes hommes.
-Il m’avait volé de l’argent. »
Davion soupira.
« Ce ne serait pas arrivé s’il y avait d’avantage de discipline chez les Loups, » affirma Véraxès. « Un soldat ne devrait jamais s’autoriser à voler l’argent d’un de ses officiers. »
L’humain commanda un alcool. Fort.
« Un second qui empoisonne les hommes, c’est pas…
- Il est mort rapidement.
- Bordel Vèr’, si tu veux buter un homme, tu le fais comme un homme ! Tu aurais dû l’accuser publiquement et le planter, comme tout le monde ! » Une serveuse déposa un verre ambré devant lui. Davion le descendit cul sec et en demanda aussitôt un autre. « Le poison est une arme de lâches.
- C’est une arme de sombres.
- Une arme de lâches. »
Silence.
« Je vais m’absenter quelques temps.
- Ouais. Reviens dans quelques mois. »
Le sombre se leva, paya l’addition pour deux.
« Evite de crever pendant ce temps-là, Davion. »
L’humain rit.
« T’inquiète, je suis increvable, moi. »
***
Véraxès avait deux cent ans lorsqu’il entendit de nouveau parler des Amyrlin.
Il était dans une bonne phase. Après vingt ans dans une compagnie de franc coureurs de Gracia, il avait remplacé le chef mercenaire vieillissant à la tête de deux cents hommes bien armés. L’or affluait dans ses poches, le vin coulait à flots et il pouvait se procurer toutes les… distractions qu’il voulait. Sa seule surprise était son manque d’intérêt pour les femmes qui quémandaient ses faveurs ; était-ce parce qu’il savait qu’elles n’en avaient qu’après son argent ? Il s’en lassait si vite que, fréquemment, il en venait à mâcher une plante euphorisante aux effets aphrodisiaques pour ne pas simplement mettre les bonnes femmes dehors.
L’esprit embrumé par l’opium, la langue rendue pâteuse par l’herbe rouge, Véraxès ne reconnut même pas l’ancien patriarche –ou l’un de ses fils ?- lorsqu’il se présenta devant lui. Il jeta sa pute du moment au bas de son lit de camp, se leva, s’habilla avec des gestes gourds.
« Ta famille a besoin de toi, » dit l’homme à travers une brume d’opiacés, une fois que la femme eu disparu. « Les Amyrlin ont été trahis. »
Véraxès lui servit un verre de vin.
« Il a fallu deux cent cinquante ans aux Amyrlin pour découvrir que j’existe ?
- La situation a changé.
- Qu’est-ce que tu veux ? »
Le vin rouge coula sur sa langue. Il détailla le sombre. Les mots semblaient lui écorcher la bouche ; sa fierté se lézardait comme un vieux mur.
« Nous avons été trahis. Nous avons besoin d’or.
- C’est tout ?
- … et d’un refuge, » admis Amyrlin. « Nous ne demandons pas ta charité.
- Evidemment pas. Mais je t’en prie, cousin, oncle ou qui que tu sois, assieds-toi. »
L’homme pris place sur un tabouret. Malgré la chute, son regard restait perçant.
« Quel est ton prix ? »
Véraxès se rendit compte qu’il ne s’était jamais posé la question. Que pouvait-il bien exiger d’une famille qui n’avait jamais rien voulu lui offrir ? Il ne s’était même pas attendu à pouvoir leur apporter quoi que ce soit un jour.
« Je veux la Danse des Lames. »
Amyrlin se crispa.
« La Danse appartient aux sombres.
- Je suis un sombre. »
L’expression du sombre – de l’autre, du vrai sombre affirmait le contraire.
« Nous ne sommes pas encore tombés si bas, Véraxès. »
Le mercenaire jeta le contenu de son pichet de vin au visage de son parent. La liqueur ruissela comme du sang, rouge sur la peau grise.
« Dans ce cas, revenez quand vous en serez venus à ramper dans la boue. »
***
« Seigneur Véraxès ? »
Il grogna. Pour commencer, il n’était pas seigneur. C’était comme dire que Davion était baron, alors que c’était juste le berger célibataire endurci d’une meute de loups bavant. Il avait reçu ce titre par dérision, à l’époque de son arrivée chez les Loups, peu de temps après la formation du groupe par Davion. Plus tard, quand il s’était hissé au grade de second, on avait continué à l’appeler ainsi, comme on l’aurait appelé lieutenant.
Sauf que là, il était en vacances. Ou en exil. Il avait du mal à le savoir.
Il fit néanmoins signe au Loup d’approcher. Celui-là était un des « siens », c’est-à-dire un de ceux qui le respectaient clairement, et pas seulement pour éviter de finir avec une dague entre les côtes. Le type était aussi un dur, couturé de cicatrices, et là il avait l’air… perdu.
« Assieds-toi, je t’en prie. Vin ?
- Davion est mort, » déclara le type alors que son fessier et le poids de son armure faisaient grincer la chaise.
« Connerie, » trancha Véraxès. « Davion crèvera le jour où Shilen réussira à détruire le monde. Elle est la seule assez puissante pour mettre fin à autant de bêtise, de foutre et d’alcool. »
Le mercenaire lui jeta un regard éteint. Il ne semblait même pas remarquer le verre d’alcool fort posé devant lui.
« Davion est mort. La garde de Gludio occupe Windawood. »
Véraxès sortit sa pipe à opium de sa poche, versa une petite dose. Il voulait s’assurer d’être calme, pas endormi ou vaseux.
Une profonde inspiration plus tard, il décida que le type était au moins sincère.
« La garde de Gludio est composée de branleurs trop dociles pour sortir leur bite tous seuls. Comment ont-ils réussi à accomplir cet… exploit ?
- Ils ont pas résisté, seigneur. La moitié sont passés à Anarion quand il a dit qu’il allait payer leur solde. »
Véraxès jura malgré la drogue. C’était pas humain d’être aussi pitoyable.
Quoique. C’est justement parce qu’ils étaient humains, ces cons. Un sombre aurait eu plus de fierté que ça.
« Tous ?
- Non. Certains sont… à droite à gauche. Les proches du chef sont partis à Dion, et les autres au village des chasseurs. »
Chez Lunalath. Bon, ça au moins, on pouvait faire pire.
« Dion ?
- Pour tuer la salope. Belishar, je veux dire. C’est elle qui l’a tuée.
- Ils vont se faire massacrer. Dion est un trou à rats mais quand même.
- Ouais. Ouais, sûrement. »
Quel gâchis.
***
Lorsque les Amyrlin tombèrent assez bas, Véraxès n’avait plus rien à leurs offrir.
Il n’avait pas exactement été trahi par ses hommes. Si c’était le cas, ils l’auraient planté sans raison avant de violer son cadavre et de s’enfuir avec sa thune.
Là, ils avaient juste accepté la thune d’un employeur dont il avait trucidé le fils. Ou la femme. Ou les deux. Peut être rasé un de ses châteaux (mais un petit château, fallait pas déconner). Le problème quand on a une troupe puissante dans un pays en guerre, c’est qu’il a trop de boulot pour ne pas se faire trop d’ennemis. Bref, que ses hommes aient été achetés, ce n’était pas vraiment une trahison : c’était vaguement fairplay.
Et puis il avait vraiment déconné, aussi, à garder pour lui un tiers du dernier butin pour le dépenser immédiatement en herbe rouge et en putes.
C’est ce qu’il préférait se dire en fuyant dans la nuit.
Parce que quand on a pas le pouvoir de se venger, mieux vaut décider qu’il n’y a aucune raison de le faire.
***
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« Vous fêtez l’enterrement de Davion ? »
La question imposa le silence. Les hommes tournèrent la tête, cherchant l’origine de la voix. Tous les Loups déserteurs n’étaient pas là, mais il ne fallait pas être trop ambitieux non plus.
« J’ai entendu dire… que le Seigneur Anarion était à l’enterrement. »
D’une démarche souple, Véraxès vint se couler derrière l’un de ses anciens subordonnés.
« Tu ne trouves pas ça un peu gros ? » Il poussa un type de Gludio, l’écartant de sa chaise pour s’y asseoir. « Ce charognard va peut-être essayer de dévorer le cadavre. Après tout, il a déjà bien commencé.
- Vous parlez de…
- Dégage, toi, » Véraxès jeta un regard noir au gludionnais, juste avant que l’un des Loups venus le trouver le raccompagne dehors. Puis, il se tourna de nouveau vers ses ex compagnons d’arme. « Votre chef méritait mieux que ça.
- Il nous payait, » dit un vétéran. « Il est mort.
- Il faisait plus que vous vous payer. Vous êtes une bande d’alcolo, vous aimez violer, piller et tout casser. C’est ce que font les loups, et c’est ce que Davion vous laissait faire. » Le sombre termina le verre laissé à moitié vide par le gludionnais. « Vous commencez à me faire penser à des chiens.
- Qui tu traites de chien ? » gueula le vétéran. Sa chaise heurta le sol lorsqu’il se leva. « C’est moi que tu traites de chien ?
- C’est ce qu’on dit de quelqu’un qui tend la papatte et se contente de pâtée fade, non ? » Il se resservit de la bière au pichet. « Sérieusement. Restez ici et dans cinq ans vous serrez tous gros, rouillés ou pire, mariés. C’est pas une vie pour vous, et c’est pas un charognard pathétique qui va vous donner ce que vous voulez vraiment. Ce que vous voulez, c’est que Davion revienne.
- Davion est mort.
- Ouais. Et qui ça arrange, hein ? Davion ne reviendra pas, alors va falloir faire sans. Moi je connais ses règles et sa façon de faire. Je veux punir ceux qui ont trahi mon ami. Vous voulez redevenir des Loups. »
Il se pencha légèrement en avant, baissa la voix.
« Suivez-moi, et allons bouffer du mouton ensemble. »
***
Il sut, à l’instant où il vit le jeune mercenaire, qu’il était temps de laisser tomber la modestie et de se foutre un peu dans la merde.
Davion avait déjà recruté quelques hommes. C’était un combattant doué, un type avec un certain charisme, et des dents qui rayaient le parquet. On le disait demi sombre, même s’il avait tout l’air d’être humain. Cette rumeur plaisait à Véraxès.
« Tu fumes ? » Il proposa la pipe au jeune homme, sans rien dire d’autre, dans un bouge enfumé. Seul à sa table, le jeune Loup détaillait des femmes du regard en vue d’une fin de soirée agréable.
Davion acquiesça. « Ca dépend quoi.
- Opium.
- Fais voir ? »
Il porta le fin tube à ses lèvres.
« Pas mal. »
Véraxès s’assit face à lui.
« Il parait que tu recrutes.
- Ouais. Pour les Loups d’Argent.
- C’est un nom ridicule. »
Davion inspira dans la pipe. La fumée ressortit de sa bouche à chaque éclat de rire.
« T’es venu pour me dire ça ?
- Je suis venu te dire que tu as trouvé un second.
- Tu ne te la pètes pas du tout, toi. » Il dévoila toutes ses dents. « Ton arrogance est à la hauteur de tes talents en combat ?
- Essaie pour voir, » sourit Véraxès.
Une seconde plus tard, la lame de sa dague interceptait celle de l’épée de Davion. Les deux hommes se jaugèrent du regard, un fin sourire aux lèvres.
***
Ils n’étaient pas tous là, et la plupart portaient encore leur tenue de garde de Gludio.
Mais c’était mieux que rien
Le vétéran, lui, était là. Il fit mine de retirer son tabard, mais Véraxès lui fit signe de n’en rien faire.
Le Guet de Gludio avait une petite mission à accomplir avant de démissionner.