On tambourinait fort à la porte. Quand Tenessi ouvrit, elle vit son frère Grumpf (l'Erudit, pas le Téméraire) et Hector s'engouffrer dans la maison, traînant un humain derrière eux. Ce dernier était dans un sale état. Il saignait beaucoup, inconscient, il avait un bras sur les épaules de chacun des nains.
- Refermez, refermez!
Ils s'empressèrent de s'exécuter, refermant la porte, et rabaissant une lourde barre en métal. Un second bruit se fit entendre. Et on continua longtemps à essayer d'enfoncer la porte, mais cela faisait déjà des centaines de générations que les Grumpf forgeaient, et la porte résista. Grumpf l'Erudit balaya le dessus d'une table d'un bras, et ils allongèrent l'humain dessus. Le sang s'écoulait d'une balafre dans la cuisse sans discontinuité, et Grumpf l'Erudit avait du essayer de faire un garrot, au vue de tout le sang qu'il avait pris sur ses mains gantées. C'est Tenessi qui prit la parole.
- Qu'est-ce qu'il se passe?
- On te raconte après.
- Où sont mes armes?!
On équipa Grumpf le téméraire. Les nains présents ne tardèrent pas non plus à se ré-équiper, prêt au combat. Dehors, on entendait les choses bouger. Tenessi regarda l'Homme.
- La jambe est salement amochée. Infectée, aussi. Y a-t-il un soigneur dans la sale?
Personne. Ils se regardèrent.
- Il faut couper?
- Oui, sinon il va perdre plus qu'une simple jambe.
- On ne peut pas couper sans son accord.
- Et? Sinon vous l'auriez ramener ici pour...
TCHACK!
C'était la hache de Grumpf (l'Erudit) qui venait de s'abattre. Un coup, et la jambe n'était plus au malheureux. Il regarda sa soeur d'un regard noir. Comme ça, sans réfléchir, sans état d'âmes ou aucune sorte de délibération auxquelles il n'avait pas pris part.
- Soigne le.
Puis, vers son père. La porte de derrière est praticable?
- Oui.
- À tous ceux qui veulent venger la perte de Hindemith! Le sang, par la sang!!
Il leva sa hache, aussitôt imité par d'autres, et l'escadron formé sortit de la salle. Pendant quelques seconde, on entendit, sans rien voir, le silence au dehors. Les monstres devaient comprendre qu'il se passait quelque chose. Puis c'est la voix des Grumpf qui sonnèrent la charge, et les habituels bruits de métal contre le métal, d'os qui se brisent ou de chair broyée retentirent, une demi heure durant. Finalement, trois coups toquèrent à la porte. On ouvrit, Grumpf était là.
- Aucune perte pour nous.
Il se déganta.
- Tenessi, comment va l'Homme?
- Il va s'en sortir. Cul de jatte.
- Père, le grenier?
- Assez pour deux mois.
Grumpf s'assis à la table où on soignait l'homme, et but dans un verre de bière qui lui avait échappé quand il avait tout envoyé valdinguer.
- Il va falloir partir.
Tous les nains prirent une mine renfrognée.
- Les galeries?
- Toujours accessibles.
Le père et le fils se regardèrent. La conjoncture actuelle venait de leur voler leurs retrouvailles.
- On barricade la porte, ainsi que l'issue de secours, on attend quelques jours, que l'Homme puisse voyager et nous partons.
***
Les cloches de Giran sonnèrent. Dans l'auberge, l'Homme, qui se nommait Kodar, était assis, la cuisse-moignon dans les bandages. Grumpf l'Erudit rentra dans la pièce. Les deux hommes se regardèrent. Kodar avait été longtemps inconscient, puis, dès qu'il avait pu commencer à manger, ils étaient partis, et avaient atteints la route pour rejoindre Giran par la première gardienne des portes en vie qu'ils trouvèrent. Grumpf s'assit et se déganta. Ils avaient pris un hôtel avec une large salle. La Compagnie occupait tout l'établissement, mais pour le moment ne restait que Kodar et Grumpf, dont les gants étaient encore écaillés du sang de l'homme.
- Il est l'heure de payer ta dette, Homme.
- Comment puis-je m'acquitter? Vous... Vous m'avez sauvez la vie.
- Oui, deux fois.
Il y eut un silence. Une fois, Kodar s'était lamenté sur sa jambe. Grumpf s'était fâché, argumentant qu'il était encore en vue, et en pleine possession de toutes ses facultés. L'argumentation avait tourné court lorsque le Nain avait proposé de lui couper l'autre jambe.
- Ta lance.
- Vous la voulez?
- Non. Quand on t'a sauvé, Hector et moi, tu la maniais bien.
- Oui, mon père m'a appris.
- Apprends moi.
- Pardon?
- Apprend moi ça, le "maniement" de la lance. J'en ai besoin... C'est un savoir rare, et il serait dommage qu'il se perde.
L'homme réfléchit à la proposition du nain.
- Il est vrai que ça ne me servira plus.
- En échange, je t'apprendrais à lire, qui plus est.
- Pourquoi?
- Tu n'est plus apte à combattre sur le terrain. Rend toi utile dans l'ombre, mais pour ça, il te faut un cerveau entraîné. Et un cerveau entraîné passe par la lecture.
- Vous feriez... ça?
- Oui. Nous avons besoin de monde qui sache lire. Et moi, d'une personne de confiance. En échange, travailles pour moi.
- Marché conclu, Messire.
Oui. Maintenant, Grumpf l'Erudit était le messire de quelqu'un.
Quinze années se sont écoulées depuis la victoire sur Krakatur. Mais le peuple sombre nous a une nouvelle fois réservé une surprise à la hauteur de leur folie. Un grand sacrifice a eu lieu et le monde a changé. Que pouvons-nous véritablement faire à présent ? Seulement survivre, rassemblés sur l'Île des Murmures avec les ruines d'un autre monde comme voisines. Après un autre cataclysme, la vie reprend petit à petit et notre nouvelle ville est devenu un endroit sûr, stable, et hétéroclite, mais le seul désormais vivable.
Notre seul foyer, à tous.