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par Lexie » sam. 20 juillet 2013 à 00h02
« Ne t'en fais pas, Evain, nous reviendrons te chercher. »
Tels furent les derniers mots que m'adressèrent les membres de ma famille, en me vendant à la Maison des Plaisirs de Saulter. Je le savais, on me l'avait toujours dit : j'étais la honte de ma famille. Tous étaient de grands guerriers ou de grands magiciens aux pouvoirs exceptionnels, bénis d'Eva, comme ils le disaient. Moi, je n'avais jamais montré le moindre signe qui pouvait indiquer que la déesse de notre peuple m'avait touchée l'esprit.
Pour ma famille, c'était inenvisageable de garder parmi eux quelqu'un d'aussi peu doué. Ma soeur aînée avait retardé ce moment le plus qu'elle avait pu, essayant de convaincre nos parents que je pouvais être une invocatrice de licornes, car comme nous le savions, ce don incroyable et rare se développait tardivement. Mais lorsque j'eus 50 années, ne montrant toujours aucun aptitude, mes parents prirent la décision de me vendre : ils n'osaient plus regarder les autres familles de notre clan dans les yeux, trop honteux.
Je rejoignis donc la Maison des Plaisirs de la ville voisine, la ville de Saulter. Nous étions quarante-trois Soeurs a avoir été vendues cette année où je suis arrivée. Je fus surprise et soulagée à la fois de voir qu'autant de femmes, qu'elles soient elfes, humaines, naines, ou orques, se faisaient évacuer par leur famille dans un tel endroit.
On m'assigna au service de Dame Drania, une orque peu fréquentée, mais extrêmement sympathique. Elle ne renflouait que peu les caisses de la Maison des Plaisirs, mais la Matrone continuait de la faire vivre dans de somptueux appartements : Dame Drania avait hérité de nombreux dons de shaman, et elle était très utile pour toute forme de soin et de renforcements physiques. Je n'appris que peu de choses sur mon futur métier de fille de joie auprès d'elle, et je dus beaucoup écouter auprès de mes Soeurs qui se racontaient toutes sortes d'anecdotes dans notre dortoir.
Lorsque j'eus 57 ans, je quittais le service de Dame Drania à regrets, et devins une Petite Dame. Je n'avais que peu de succès, je n'étais pas très jolie, j'étais discrète, et avait été l'élève d'une Dame peu fréquentée. Je me contentai d'aider mes Soeurs blessées, d'écouter en silence leurs tourments, et de tourner dans ma tête toutes ces questions sans réponses : est-ce qu'Eva ne s'était vraiment jamais intéressée à moi ? Est-ce que ma famille reviendra vraiment me chercher ? Est-ce que je pourrais quitter un jour cette Maison sordide ? Questions dont je connaissais sans aucun doute les réponses, mais que je refusais de m'avouer.
Dix années plus tard, âgée de 67 ans, je pus devenir une Dame. En l'honneur de la déesse, mes parents m'avaient appelée Evain. Au fil des années, ma foi m'avait abandonnée. Je voulus changer de nom. Je choisis celui d'Invy, une consonance qui me plaisait, et qui ne sonnait pas elfique. J'étais née elfe pâle, je ne pourrais jamais le changer : cependant, ceux de ma race m'avaient abandonnée ici, ou ceux que je rencontrais ici étaient imbuvables avec moi. J'avais honte de descendre d'une lignée se pensant si supérieure. Je laissais derrière moi Evain, et commençais à devenir Dame Invy.
Ce fus lorsque j'atteignis mes 79 ans que ma vie prit un tournant. J'errais auprès de la Cascade des Nymphes, la plus grande et la plus belle cascade de toute l'île, que la Matrone de la Maison des Plaisirs avait acheté pour notre compte : pour une raison qui m'échappait, c'était l'endroit que la plupart des hommes préféraient. Moi, j'aimais cet endroit. Bien que couvert d'eau, ce qui n'était pas sans me rappeler l'absence de la déesse Eva dans ma vie, je me sentais étrangement apaisée par le tumulte des vagues.
Ce fameux jour, j'étais simplement allongée sur un rocher humide, les yeux fermés, à écouter les rires et les cris de cet endroit peuplé. Je me sentis bizarre, comme happée, étourdie. L'instant d'après, je sentis un museau souffler un courant d'air chaud sur mon visage. J'ouvris les yeux, et sursautai : une licorne blanche me regardait de ses grands yeux purs. Je me redressai doucement, de peur de l'effrayer, essayant de comprendre comment une licorne avait pu atterrir ici.
Je regardais tout autour de moi. J'étais seule, et aucune forêt ne se trouvait à proximité. Je tournai les yeux à nouveau vers la créature. Elle semblait d'un calme olympien, continuant de me regarder de ses pupilles profondes. A peine tendis-je la main pour la caresser, que je ressentis quelque chose sur lequel il me fut difficile de mettre des mots. Je compris. Cette licorne, c'était moi qui l'avait fait apparaître.
Je cachai ce don, effrayée à l'idée que quelqu'un s'en aperçoive et s'en serve contre moi. Ou que ma famille revienne me chercher, ce que je ne souhaitais pas : je ne voulais pas que ces personnes qui m'avait lâchement abandonnée me retrouvent et me reprennent, maintenant que je pouvais leur être utile. Je cachai ce talent, continuant de passer du temps avec mes nouvelles compagnes à quatre pattes.
Ce fut pendant l'année de mes 89 ans que les choses changèrent à la Maison des Plaisirs. Nous étions quarante-trois Soeurs l'année où j'étais arrivée, trente-neuf ans auparavant. Au fil des années, notre nombre s'était réduit à trois. Qu'elles meurent, achètent leur liberté, ou aient trouvé un protecteur pour les sortir d'ici, nos Soeurs avaient quitté la Maison au fur et à mesure des années. Nous n'étions plus que trois : Syriah, Shana, et moi.
Les choses changèrent lorsque Shana trouva un protecteur, et quitta non seulement la Maison des Plaisirs, mais aussi notre île. Syriah s'effondra après cela, et, peinée par cette vision de ma Soeur sombre que j'avais pourtant toujours vu lever haut la tête malgré tout ce qui avait pu se passer, je la remplaçais. Quelques mois plus tard, Syriah acheta sa liberté et partit à son tour vers les terres d'Elmoraden, me laissant derrière elle. Elle me promit de revenir, me laissant les richesses qu'elle ne pouvait ou ne souhaitait pas emmener.
***
Les mois passèrent. J'atteignis mes 90 ans. J'avais toujours peur de quitter la Maison des Plaisirs, peur de retomber sur cette famille que je ne voulais plus revoir, peur de vivre hors de ces murs. Les jours se succédaient, se ressemblant tous. Je pensais beaucoup à mes deux Soeurs parties vivre sur cet autre continent. Shana, cette humaine riante, Syriah, cette sombre belle et secrète, mes deux Soeurs que j'admirai en silence.
Cela faisait désormais une année entière que Shana était partie vivre en Elmoraden, et un peu moins de six mois pour Syriah. Alors, lorsque j'entendis se répandre le bruit selon lequel ma Soeur sombre était revenue nous rendre visite, je n'en cru pas mes oreilles. Elle avait été aperçue arrivant au port, en compagnie d'un sombre, et s'était installée dans la luxueuse auberge du port de Saulter. Je bondis aussitôt de mes appartements, me précipitant à la Cascade des Nymphes : je connaissais ma Soeur, je savais qu'elle s'y rendrait.
Je ne m'étais pas trompée. Arrivée à l'entrée de la Cascade, je la vis en grande discussion avec les Gardes. Je la reconnu avec peine : bien sûr, elle avait toujours ce visage, ces cheveux, ce physique, et toujours des vêtements d'une manufacture incroyablement riche et précise, des parures de bijoux somptueuses. Mais elle avait un sourire rayonnant, un air apaisé, une démarche assurée et tranquille. Je m'approchai d'elle en hésitant.
« Syriah ? »
Elle tourna la tête vers moi d'un air surpris, avant de m'adresser un grand sourire ravi.
« Invy ! Que je suis heureuse de te revoir !
-Alors c'était vrai ce que j'ai entendu, tu es bien de retour, dis-je avec un petit sourire timide.
-Simplement en voyage, sourit-elle. Tu n'as pas changé, c'est incroyable.
-Toi, tu as beaucoup changé, par contre... L'air de l'Elmoraden semble te réussir.
-Plus que cela même, rit-elle. »
Elle prit par le bras un sombre qui se tenait en retrait, et fit les présentations.
« Aikan, voici Invy, la Soeur dont je t'avais parlé. »
Il hocha la tête dans ma direction avec un sourire.
« Ravi de vous rencontrer.
-Et Invy, je te présente Aikan, mon... mon... Enfin, celui qui partage ma vie.
-Enchantée, dis-je en m'inclinant. Ton protecteur ?
-Non, me corrigea-t-elle. Les choses ne se passent pas ainsi en Elmoraden... »
Je ne compris pas ce qu'elle pouvait bien vouloir dire par là, et je me contentai de hocher la tête, comme si j'avais saisi.
Nous allâmes tous trois nous installer sur un rocher au bord de la cascade, afin de discuter plus amplement. Syriah me regardait d'un air ravi, visiblement très contente de me revoir. Son compagnon semblait intrigué par le lieu, regardant en tous sens. Je compris qu'il n'avait probablement pas beaucoup fréquenté de maisons de passe. Ce qui pour Syriah et moi nous était banal et habituel, semblait lui être incroyable, voire surréel.
« Comment se déroulent les choses ici depuis mon départ ?
-Oh, tu sais, ici, rien ne change vraiment... Dame Drania est morte le mois dernier.
-Oh, je suis vraiment désolée... Je sais que tu l'aimais beaucoup.
-Non, ça va, ne t'inquiète pas... »
Il y eut un silence.
« Et pour toi, comment se passe ton aventure en Elmoraden ?
-Mon aventure... Eh bien très bien comme tu le vois, dit-elle en riant, désignant son compagnon. Les villes sont très belles là-bas, ces terres n'ont eu de cesse de me surprendre depuis mon arrivée.
-Ca a l'air intéressant... As-tu retrouvé Shana ?
-Non. Je n'ai pas forcément cherché à la retrouver, il faut dire. J'ai commencé une nouvelle vie tu sais, je la retrouverai quand les choses se seront apaisées...
-Je vois, dis-je en baissant la tête.
-Et toi, tu n'as pas acheté ta liberté ?
-Non, dis-je en secouant négativement la tête. Je... je n'en ai pas les moyens.
-Que dis-tu ? s'écria-t-elle d'un ton surpris. Je t'ai laissé nombre de richesses en partant, comment est-ce possible qu'il ne te reste plus rien ?
-La... la Matrone m'a reprit en grande partie ce que tu m'avais laissé. Elle a jugé que je ne méritais pas tant de présent, puisque je n'avais pas autant de succès que toi. »
Ma Soeur sembla contrariée par cette nouvelle. Je ne compris pas pourquoi. C'était vrai, je le savais, je n'avais jamais valu grand chose aux yeux de la Matrone. La raison pour laquelle elle m'avait gardée toutes ces années était que tout comme Dame Drania, je savais me rendre utile, et qu'elle me savait précieuse pour mes Soeurs.
« Invy. »
Je relevai la tête.
« Souhaiterais-tu partir ?
-Je ne le peux pas, je te l'ai dit.
-Je ne t'ai pas demandé si tu le pouvais, je t'ai demandé si tu le souhaitais.
-Eh bien... Je ne saurais pas où aller si je partais... Mais j'aimerais, oui...
-Alors tu rentreras avec nous.
-Quoi ? dis-je d'un ton étonné.
-J'irai voir la Matrone. J'achèterai ta liberté, et tu rentreras avec nous en Elmoraden. Tu mérites une meilleure vie que celle que tu as ici. »
J'acquiesçais lentement. Ma Soeur s'inquiétait donc de mon sort...
Le soir même, elle acheta ma liberté auprès de la Matrone, et récupéra par la même occasion les richesses que celle-ci m'avait enlevées. Je préparai mes bagages en prenant mon temps, installée dans la même auberge que ma Soeur et son compagnon. Ils souhaitaient rester encore un peu sur l'île, et je les laissais le plus souvent seuls, profitant de ma liberté fraîchement acquise.
Assise sur le rebord de la fenêtre de ma chambre à l'auberge, la tête d'une de mes licornes posée sur mes jambes, je restai absorbée dans la contemplation du ticket de bateau que Syriah m'avait acheté, et sur lequel je pouvais lire les mots « Destination : Port de Rune, terres d'Elmoraden ».
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