22 ans plus tôt...
La nuit est noire, gouvernée par un ciel sans lune. Deux silhouettes se faufilent parmi les arbres, s'approchant de la maisonnette perdue en pleine forêt d'où s'échappe un fin filet de fumée de la cheminée. Tandis que l'une reste à couvert des derniers arbres, guettant les environs, l'autre avance jusqu'à la porte, et toc précipitamment plusieurs fois, discrètement malgré tout.
Il faudra bien une très longue minute avant que quelques maugréments se fassent entendre de l'intérieur et que la vieille femme habitant les lieux allume une bougie avant d'arriver à la porte. Sans aucune crainte ou méfiance, elle ouvre la porte en commençant à râler.
- "Si ce n'est pas une urgence vous..."
Et elle s'arrête, venant de percevoir le visage sous la cape alors éclairé de lumière. Elle baisse les yeux, regardant la personne ou surtout, ce qu'elle semble porter. La voix de la jeune femme lui faisant face chuchote alors.
- "S'il te plait... Nous reviendrons la chercher dés que nous pourrons."
La vieille femme dodeline, visiblement peu enclin à apprécier la situation, mais tend finalement les bras afin de libérer son interlocutrice de son fardeau. La jeune enfant est à moitié endormie, bougeant un peu dans ce transfert de bras. Elle se retourne un peu vers celle qui la laisse.
- "Rendors-toi ma chérie... Nous reviendrons te chercher bientôt, c'est promis"
La voix se veut douce, mais ne peut dissimuler la tristesse et l'anxiété présente en cet instant. L'ombre restée à couvert l'interpelle, la voix masculine la pressant de revenir. La jeune femme acquiesce, remerciant la vieille femme et s'arrachant à regret et avec tristesse à la contemplation de l'enfant.
Elle se dépêche alors de rejoindre le couvert de la forêt. Tandis que les deux ombres repartent dans leurs déplacements rapides et silencieux dans le sous-bois. La vieille femme referme la porte sans un mot, laissant le calme de la nuit recouvrir les lieux.
De nos jours...
Agenouillée dans le jardin, les genoux terreux, les mains tout autant, elle restait dans cette immobilité méditative, le poids de l'effort et de la tristesse l'accablant maintenant. Devant ses yeux, la plaque de bois gravée rappelait qui reposait dorénavant en ce lieu, et depuis quand. N'est on pas sensé y mettre aussi la date de naissance ?
A vrai dire, elle aurait été incapable de la donner. Elle ne savait même pas quel age elle pouvait bien avoir. Elle l'avait toujours connue ainsi, du moins, il le lui semblait. Emma s'était éteinte au cours de la nuit. Au matin, elle s'était étonnée de ne pas l'avoir entendu se lever, pestant sans fin sur les douleurs de son vieux corps. Elle n'était jamais restée au lit au-delà du levé du soleil, le devançant même souvent.
Elle l'avait finalement retrouvée sans vie dans ses draps, le corps froid de cette mort implacable. Elle ne s'y était pas attendu, cela faisait si longtemps qu'elle tenait tête à cette fatalité qui pourtant nous rattrape tous.
Emma s'était donc finalement éteinte. Solenne n'avait pas exprimé de tristesse extérieure, peinée pour elle, mais aussi heureuse pour cette vieille femme pleine de solitude, de contradictions et de douleurs secrètes.
Même en vivant depuis des années à ses cotés, elle n'avait jamais reçu de confidences la concernant, obtenant à peine réponse aux questions qu'elle se permettait parfois de poser sur elles ou sur ses origines. Finalement, elle ne parlait que pour régler la vie de tous les jours et lui inculquer son savoir, celui d'herboriste et d'apothicaire.
Elle connaissait bien la réputation que les gens des environs lui donnait, celle de sorcière, vieille bique archiatre ou on ne sait encore quel monstre de la nature. Il est vrai qu'elle était loin d'être agréable de caractère et que sa longévité était bien au-delà de ce que l'on était prêt à accepter. Malgré cela, elle ne la vit jamais prononcer de formule magiques, d'invocation ou prier de Dieu ou démon quelconques. Elle était simplement une force de la nature et particulièrement douée dans son métier, parvenant à soigner la plupart des maladies ou des maux que les villageois rencontraient.
Malgré tout, elle l'appréciait bien. Sa mauvaise humeur la faisait doucement sourire, ayant appris avec le temps qu'elle n'était nullement dirigée vers une personne en particulier, mais plus une façon d'affronter la vie, sa façon à elle. La preuve en était qu'elle avait toujours veillé sur elle. Certes pas comme une mère sur son enfant, mais bien comme une personne protégeant une autre.
Oui, elle avait été sa seule famille pendant toutes ces années. Elle savait bien qu'elle n'était pas sa mère, ni probablement pas sa grand-mère. Mais les restes de cette nuit et de la vie l'ayant précédée étaient trop obscures en sa mémoire pour réellement lui permettre de se rappeler de ses parents. Elle savait simplement qu'elle avait été confiée et que jamais ils ne purent revenir la chercher.
La tristesse qu'elle avait dû ressentir enfant s'était estompée avec le reste de ses jeunes années. Elle était dorénavant une jeune femme lettrée et passée maitre dans l'herboristerie et l’apothicariat, mais ne connaissait nulle autre chose que ces bois environnant et le passage irrégulier des quelques villageois environnants venus quérir aide ou conseils.
Son regard coula de la terre fraichement retournée et de cette plaque de bois aux fleurs avoisinantes qu'elle adorait tant pour finir sur le petit sac de toile posé un peu plus loin, l'attendant.
Oui, elle allait partir. Elle aurait pu rester. Elle savait se débrouiller seule depuis bien longtemps, n'étant restée que pour soutenir cette vieille dame qu'elle estimait beaucoup. Mais maintenant, elle sentait qu'elle devait partir. Elle se sentait seule, terriblement seule depuis quelques jours. Hasard ou destinée, Emma s'était éteinte peu de temps après que ses rêves ne lui parlent plus d'Elle.
Elle ne lui avait jamais donné de nom, elle n'avait jamais vraiment compris ce qu'il se passait, ce qu'elle était, ce qu'elle faisait. Elle savait simplement qu'elle avait toujours été présente, comme un écho, comme un souffle rassurant, une présence discrète mais réelle qui lui donnait l'impression d'être entière.
Mais non, Elle aussi l'avait laissée. Ses rêves étaient maintenant creux, sans saveur, sans écho, sans chaleur. Non pas qu'ils avaient été joyeux ou heureux, bien loin de là. Mais elle s'y retrouvait, se sentait rassurée de cette présence. Présence qui n'était plus.
Elle devait résoudre cette énigme, elle devait comprendre. Et pour cela, elle devait partir, et retrouver ce regard qui, peu avant sa disparition, hantait si agréablement son esprit.