I —
Sentence.
Elle posait un regard incisif et satisfait sur l'enfant larmoyant devant elle. Il était accroupi, dans le coin de cette ruelle sombre éclairée uniquement par le croissant de lune pourpre de cette nuit sans nuage. L'odeur caractéristique de la mousse venait appuyer l'ambiance sordide qui régnait dans ce village d'où aucune lumière n'échappait des fenêtres. Elle était enfin parvenue à attraper celui qui, depuis plusieurs semaines, volait le grain des juments de son élevage. Le visage bouffi par les sanglots, la respiration saccadée, il se tenait assis et renfrogné, tentant vainement de faire glisser ses jambes devant lui, comme si le mur sur lequel il s'appuyait allait finalement le laisser passer.
« Les voleurs, on leur coupe la main », — murmura l'ombre aux cheveux auburn, alors qu'elle s'était dangereusement rapprochée du visage du petit ravisseur.
Il serra les poings, mais cela n’empêcha pas les longs doigts osseux de la femme d'étreindre les deux petits poignets. Elle enfonça ses ongles dans la chair juvénile des avant-bras du garçon, comme pour l'entendre gémir davantage. Tandis que les nuages recouvraient peu à peu le ciel, et l’obscurité se faisait de plus en plus dense, elle s'approcha un peu plus de l'oreille du gamin, pétrifié par la peur. Par cette proximité, elle pouvait sentir le souffle haché et humide dans son cou. Un sourire placide se dessina sur le visage de la silhouette aux boucles acajou.
« Ce soir, je ne te prendrais que deux doigts, mais prends garde, on coupe aussi la langue de ceux qui rapportent. »
La phrase n'avait pas encore été achevée qu'elle plaqua sa main sur la bouche de l'enfant, humidifiée par les larmes et les sanglots, pour étouffer le cri qu’il fit lorsqu'elle lui trancha l’index et le majeur de la main droite. Une coupure nette. Chirurgicale. Professionnelle.
Une fraîche brise se leva soudain de l'océan et repoussa la brume vers la côte. Un mince filet grisâtre s'enroulait autour des maisons, en parcourant le dédale des petites rues désertes. La brise, quant à elle, se mit à jouer avec les mèches brunes du jeune garçon à peine entré dans l'adolescence qui se tenait à présent la main mutilée, posant sur cette dernière un regard rempli d'effroi.
Il pleurait, toujours. Les larmes roulaient sur ses joues en torrent. L'ombre se déploya enfin, ses vêtements moites parsemés de tâches de sang. Sans lui adresser un mot de plus, elle tourna les talons ; laissant l'estropié accroupi dans le coin de deux maisons en pierre, humidifiées par la saison des pluies et partiellement recouvertes de mousse.
Une forte averse avait débuté à son retour aux écuries de l'élevage familial. Pressant le pas sans véritablement courir, elle avançait vers les boxes d’où sortaient des hennissements alarmants. La jument de son jeune frère allait vraisemblablement mettre bas. Les pieds et le bas de ses chausses couverts de boue, les cheveux collés au visage, elle ouvrit la porte de la stalle sur un jeune poulain déjà de ce monde, et deux hommes aux côtés de la nouvelle mère et son petit.
Elle n'avait pas besoin de plus de luminosité pour deviner le regard noir qu’ils avaient posé sur elle. Les gouttes perlaient encore devant ses yeux à l'éclat métallique, et il était aisé de déduire que les tâches sur ses mains étaient du sang à peine séché ; mais le regard caustique de la silhouette au manteau encore dégoulinant était fixé sur le jeune étalon noir à peine visible à cause de l’obscurité qui avait plongé l'écurie dans une opacité ténébreuse.
L'homme le plus âgé se redressa dans un mouvement lent et se dirigea vers la sortie. Il bouscula sa fille en passant, et siffla entre ses dents :
« Sers-Le comme il se doit, sers-Le bien. Mais n’oublie pas quelques priorités qui nous permettent de vivre. »
Il s'immobilisa dans l'encadrement des massives doubles portes de l'écurie, comme attendant une excuse. Après un long instant, et le bruit du vent pour seule réponse, il disparut enfin sous les trombes d’eau qui continuaient à tomber au dehors. Il faisait extrêmement sombre ; l’atmosphère était lourde, pesante, et le bruit assourdissant que produisaient les gouttes sur les toits donnait l'impression qu'une pluie de hallebarde ravageait les écuries. La femme se débarrassa de son manteau ruisselant mais restait debout à observer la scène du jeune homme restant dans la paille avec les deux équidés, soudain prise d'une langueur inhabituelle.
Les relations qu'ils entretenaient n'étaient pas excellentes, mais elles n’étaient pas tumultueuses non plus. Ils auraient pu être au même niveau, mais elle savait qu'Orro aurait toujours les faveurs de ses « parents » : Lui était de leur sang, de leur chair, de leurs entrailles. Ils dressaient ensemble les futures montures de guerre de l'entreprise familiale et s'occupaient de les vendre à travers le pays.
Son jeune frère Orro s’était un jour attaché à l’une des juments qu’il dressait, et il l’a finalement gardée. C'était d'elle dont il s'occupait, ce soir. Une jument à la robe isabelle, avec son caractère ; nerveuse mais courageuse. Comme les runes tatouées sur l'épaule de son frère. Le souvenir du Rituel qu'il avait passé la ramena au sien.
C’était il y a treize années de cela ; avant la chute de Giran. Avant même la chute d'Aden.
II —
Le pacte.
Elle avait dix ans. Son frère, de trois ans son cadet, assistait au rite. Et c’est seule et sous ses yeux qu'elle s'était faite baptiser, après avoir prêté allégeance devant la Grande Prêtresse et le Père. Elle avait gardé cette douleur et cette fierté au plus profond d'elle. Cette rune, qui lui avait été faite, ce cri qu'elle avait retenu devant ses parents adoptifs et son jeune frère, pour leur prouver sa bravoure. Pour ne pas être « La plus faible des deux », lorsque les paroles des prêtresses furent prononcées afin de marquer à jamais son âme et son corps de la religion ancestrale du père Créateur. Les runes de la sagesse et de la bravoure avaient été apposées sur sa malléole gauche tandis que, trois ans plus tard au cours d'un rituel similaire, son frère avait été tatoué du courage et de la précision sur l'épaule.
Un intrépide, loquace et courageux archer, parenté à une brave, discrète et taciturne lancière.
C’est un souvenir indicible, ancré dans leur mémoire. A chaque regard qu'ils échangent, ils savent. Ils ressentent cette douleur intérieure, au simple souvenir de ce lieu isolé, éclairé pas quelques flambeaux pleurant leur lumière sur les visages du peu de fidèles assistant à leur cérémonie respective pendant lesquelles ils se sont liés à Lui. Mais jamais depuis, ils n'avaient échangé sur cette liturgie.
۞
Cette nuit encore, son frère et sa jument se ressemblaient un peu. Courageux, nerveux, résolus. Chacun d'eux prenait soin du nouveau né. La scène avait un contraste presque comique avec l’atmosphère ambiante de l’écurie, et les habitudes de la famille — servant le Puissant depuis des générations. Leur métier et leurs serviables manières de marchander avec ceux commandant des montures de guerre éloignaient les doutes, qui n’avaient jamais dépassé les quelques soupçons.
« Arrête de faire cette tête et viens m'aider. »
Les paroles d'Orro sortirent la silhouette encore trempée de sa torpeur. Toujours silencieuse, elle vint le rejoindre pour l'aider à panser la nouvelle mère.
« Je les ai entendu parler hier. Tu savais que tu avais un frère ? Enfin, un vrai frère, pas comme moi. Ils en discutaient en allant donner les carcasses aux fenrirs. Tes parents venaient de la région d'Heine, et apparemment ils se sont fait dénoncer. Ils ont eu peur pour toi et ils t'ont confiée à mes parents avant de fuir. Je crois que tu avais un an. Mais d'après ce que j'ai compris de leur conversation, tu n'étais pas toute seule ; tes parents auraient confié un autre enfant à une autre famille proche de la leur. Tu as déjà demandé le nom de famille de tes parents ? — Il haussa les épaules — Finalement, je ne sais pas si c'est bien utile. Etre une Kluzs, c'est une chance. Est-ce que tu sais quand passe le maréchal-ferrant demain? »
Déjà fatiguée par l'heure avancée de la nuit, un tel monologue ne fit que la lasser. Elle finit par tourner un regard tranchant vers son jeune frère, lui intimant de se taire. Souvent glacé par ses yeux à la couleur de fer, il obéissait à cet ordre muet. Il semblait avoir déroulé sa tirade sans même reprendre sa respiration — C'est pourtant sa sœur qui manquait désormais de souffle. Elle fixait le vide, passant machinalement de la paille sur les poils encore humides du poulain. Avait-il seulement conscience de la vitesse avec laquelle les mots sortaient de sa bouche ?
L’orage était passé avec la nuit, et le robuste poulain s’était rapidement mis debout. Ils purent se coucher en ruminant cette embarrassante palabre, et en pensant au lendemain, La Première Lune. Les cérémonies rassemblant les fidèles étaient devenues inexistantes en dehors des rites. Les guerres des siècles passés avaient fait table rase des cultes de chacun, obligeant Lumière et Obscurité à coexister pour la refonte des terres libres ; et malgré les empires nouveaux, les adorateurs du Puissant n'avaient pas pu reformer un groupe équilibré et affranchi. Mais la jeune femme, pendant ses marchandages avec le commun, avait entendu qu'au Nord, des murmures dissidents résonnaient. Des foyers et familles descendants des Clandestins de Rune se feraient plus manifestes à cause des guerres opposants peuples et montres, profitant de la confusion des âmes se demandant où était passée la miséricordieuse Déesse de la Lumière pendant les sièges et les massacres des villes de l'Est.
Allongée sur ses draps, dans la noirceur d'une petite chambre sans cachet, elle se demandait alors si ces rumeurs nécessitaient qu'on y porte un intérêt. Parmi ces séditieux, pouvait-il se trouver son véritable sang ?
III —
Nakag Rin.
Nakag Rin. C’est le nom que la femme aux reflets cuivrés avait donné au poulain noir de jais qui était né durant cette nuit. Elle s'était proposée pour dresser cette petite tâche sombre au milieu de l'énorme étendue d'herbe verdoyante, qui semblait déjà vif et impétueux. Assise sur la clôture de bois, ses jambes repliées sur le deuxième renforcement de barrière, elle observait les foulées encore timides de la première sortie en extérieur du nouvel arrivant. Alors qu'elles furent rapidement sûres et appuyées, il prit son élan pour partir en contrebas de la prairie bordée par des coquelicots naissants, lorsque le jeune Orro rejoignit sa sœur sur le rebord de la palissade. Il y croisa ses bras, et posa son menton sur ses manches. Le soleil avait fait une timide apparition en ce milieu de matinée, obligeant Orro à plisser les yeux quand il voulu suivre le regard de sa sœur.
« Tu n’as jamais autant admiré les allures de nos poulains, Aërya… » — Dit-il, d’un ton relativement détaché.
Silencieuse, elle hocha doucement la tête sans détacher les yeux de l’animal ébène, qu'aucune marque blanche ne venait souiller. Toujours appuyé sur la barrière — et habitué au mutisme de sa sœur — l'arrivant continua :
« Et, tu penses que celui-ci sera le bon, enfin? »
Elle savait qu’en 23 ans, jamais elle n'avait eu l'attache émotionnelle pour l’un des animaux qu'elle avait vu naître, ni aucune autre monture qu'elle avait dressée. Elle se pencha légèrement, et posa les coudes sur ses cuisses en joignant ses mains au dessus de ses genoux. Ses mâchoires ne se desserraient toujours pas.
« Peux-tu au moins me dire l’origine du nom que tu lui as trouvé? »
Aërya tourna enfin un regard pénétrant vers son frère adoptif, et ses lèvres finirent par s'ouvrir dans un sourire acéré.
« Remets les lettres en place, Orro … », — déclara-t-elle simplement.
Après quelques secondes, il lui sourit en retour, puis murmura dans un souffle ;
« Gran Kain... »