Daniel ne sortit de sa torpeur qu’une fois le calme réinstauré au matin suivant. Haletant et grelottant, il se sépara du corps compact des villageois rescapés, laissant la fillette qu’il avait serrée toute la nuit dans son giron aux premières mains solidaires qui s’étaient tendues pour l’en soulager.
De ses spectateurs qui la contemplaient la veille bien au chaud dans leurs chaumières, la tempête avait fait des otages, puis des proies à sa colère subite, puis à nouveau des spectateurs qui découvraient maintenant comme lui, impuissants, l’étendue des dégâts occasionnés.
Et les dégâts, nombreux ils étaient.
Durant cet épisode orageux, le petit torrent apprivoisé autour duquel s’articulait le village avait débordé sur la berge de la voie centrale pour évoluer en fleuve impétueux, abreuvé de la multitude de nouveaux cours d’eau qui pleuvaient des pentes environnantes. À sa source, une lave torrentielle avait pris forme pour rejoindre son aval, et en descendant dans la vallée celle-ci avait charrié une bonne partie de la montagne, emporté le moindre ustensile, et remplacé les bâtisses tombées sous son assaut par ses roches diluviennes...
— Ça devait arriver un jour, marmonna Bormon en abandonnant le vain chantier de déblaiement de ce qu’il restait de ses établissements partis avec les flots.
Ici avait survécu un fronton, illisible mais en un seul morceau. Là, un pan de comptoir. Mais dans le capharnaüm d’après-guerre, quoi du bar ou de l’auberge subsistait encore, qui le savait vraiment ?
Les vêtements détrempés et sales, ses possessions dilapidées, l’ex-aubergiste fit le tour de ses congénères tout aussi dépourvus que lui pour récupérer sa progéniture des bras d’une voisine marchande. Cela devait arriver un jour, répétait-il à qui voulait l’entendre, et les têtes opinaient sombrement sur son passage.
Certes, les habitants installés ici savaient leur chance comme les dangers de leur situation. À l’origine camp de réfugiés, son emplacement à l’entrée de gorges à puits magiques — qui attiraient autant les bêtes que les aventuriers en quête d'entraînement ou de renommée — avait vite fait du terrain un candidat idéal à une installation plus permanente. Les passages y étaient fréquents, le commerce bon et les échanges florissants ; le camp de fortune avait fini par prendre racine pour s’épanouir en un minuscule mais vigoureux village.
Mais ce genre d’accalmie ne pouvait être que précaire.
Dans ce monde, et par les temps qui couraient, rien n’était jamais plus que transitoire. Que ce soit du fait d’une nouvelle guerre, des forces de la nature ou par un coup du hasard, tout, tous et toutes connaissaient une date d’expiration. Et bien souvent celle-ci arrivait plus tôt que tard...
Non, le village avait tout simplement fait son temps, ce n’était une surprise pour personne. Et qui aurait osé s’en plaindre, qui refuserait de reconnaître sa bonne étoile ! Après tout, même dans la pire des ruines il y avait du bon : au moins, tout l’équipage était sauf. Aucune famille ne s’était trouvé de mort à déplorer, et les seules carcasses qui occupaient le lit du torrent étaient celles de leurs maisons aux charpentes éventrées.
Il n’y avait vraiment que Daniel pour s’en indigner.
Aux yeux du berger qui avait regardé passivement croître et prospérer le village construit par leurs parents, rien ne justifiait ce sort-là. Ce qui avait demandé une trentaine d’années de travail acharné et sincère pour offrir de solides toits comme une réputation à ses habitants n’avait pas tenu plus de quelques heures pour se voir vulgairement anéanti. En quoi était-ce normal ? Comment cela pouvait-il être acceptable ?
Daniel renâcla. C’était tout comme la vie gâchée de feu son paternel.
Cinquante années de vie à trimer juste pour mener une simple existence faite d’austérité ponctuée de rares plaisirs... Tout ça pour être fauché, à la fleur de l’âge, par un mal des plus bénins, un rhume au premier abord insignifiant, un de ceux qu’on ignore chaque année, maintes fois attrapé et guéri dans la foulée. Un rhume de trop, pourtant.
L’univers se moquait-il bien d’eux, ou cachait-il un sens qu’il ne saisissait pas ?
Mais ce que Daniel exécrait encore plus que les notions de destin inéluctable prêché par son ami, c’était de laisser libre cours à ses humeurs. Elles ne devaient lui servir que de fuel pour survivre à ses journées afin d’entamer les suivantes, pas à macérer dans son inaction. Daniel repoussa sa frange poisseuse de devant ses yeux, frappa ses bottes sur le sol pour les débarrasser de la vase et des sédiments qui s’y étaient collés, et entreprit subitement de remonter la pente vers ses terres.
Avant qu’il n’ait pu négocier le moindre chaos de pierres cependant, une poigne ferme le saisit par le col pour l’arrêter.
— Où est-ce que tu crois aller dans cet état ?! Qu’est-ce qu’il y a de si urgent ?
— Mes b-bêtes, Bormon, j-je dois aller voir ce qu’il en est...
— Et ça te prend là, comme ça, comme une envie de pisser ? Même après tout ça tu ne sais toujours pas te poser cinq minutes ?!
Dans un silence amer, les deux hommes se jaugèrent du regard autant qu’ils se jugeaient. Le premier n’avait pas meilleure allure que le second, Daniel encore habité par des tremblements qu’il ne parvenait pas à réprimer, et Bormon avec sa gamine terrorisée solidement arrimée à sa jambe. Par ailleurs, il devait s’être fraîchement blessé durant la bataille ; le berger avait cru le voir boiter, et plus sa fille le serrait, plus il grimaçait.
Bormon finit par reprendre :
— … De toute façon, les débris de l’écoulement font barrage : il n’y a plus de sentier, plus aucun passage sûr, rien. Il faudrait des semaines de temps pour dégager ce bordel. Et ça, Dany, personne ici n’en a le courage.
— Impossible !
— J’savais que tu voudrais pas l’entendre ! Mais les Falko ont déjà fait le tour des environs, ils te le confirmeront. Ne va pas disparaître dans la nature et te tuer juste pour tenter une bravade. Je crois… J’crois qu’il est temps pour nous tous de tourner la page. Toi avec nous.
Le visage de Daniel s’était changé en une glace frigide et inexpressive, en nette contradiction avec la déferlante d’émotions qui assaillaient son esprit. À vrai dire, cette situation soudaine et absurde lui donnait tant à penser qu’il ne savait plus s’il devait en rire ou en pleurer.
— La petite et moi allons rejoindre mon vieux en ville, donner un coup de main dans ses établissements À sec, continua Bormon. Faut dire que ça tombe à pic, le bougre pensait déjà à sa deuxième retraite… J’vais sans doute reprendre son commerce comme je l’ai fait ici. Me fais pas non plus de soucis pour les autres. Bah ! Tout le monde saura plus ou moins retomber sur ses pattes. C’est plus pour toi que je m’inquiète. Tu es le bienvenu chez nous, mais entre nous, Dany... Peut-être que tu aurais meilleur temps de te chercher une nouvelle vie ailleurs. Tu sais, avec tes origines…
— P-pas moyen. Ma vie est là-haut, et je peux pas laisser le cheptel livré à lui-même comme ça. C’est mon devoir, ma responsabilité.
Bormon pouffa malgré lui devant sa futile détermination. Le berger se tut, mais l’ex-aubergiste n’avait pas besoin de l’entendre pour comprendre qu’il continuerait à lui faire front.
— Dany, réfléchis bien. Même si tu trouvais le moyen de remonter, y’aurait plus personne en bas pour te substanter. Te connaissant, tu pourrais bien vivre en autarcie encore un an ou deux, si tant est que les créatures ne pullulent et n’envahissent pas ton domaine maintenant que la gorge est bloquée. Mais ensuite ? Une fois que tes outils seront tombés eux aussi en désuétude, tu feras quoi ?
Bormon relâcha enfin le col de Daniel pour le défroisser, puis lui tapota l’épaule. Le geste se voulait réconfortant, mais sa main était empreinte de lourdeur, probablement rompue par les épreuves de la nuit. Quoi qu’il en dise, quoi qu’il tente de lui faire croire, lui aussi se voilait la face. Lui aussi était plein de deuil.
— Trace ta route, que j’te dis, insista-t-il malgré tout. La tienne pourrait être bien plus longue et noble que celle de nous autres éphémères. T’as cette chance-là d’être un descendant d’Eva, table là-dessus pour une fois.
— Arrête de dire ça. Arrête de me mettre à part !
De quel droit Bormon invoquait-il ses obscures origines qu’il n’avait jamais explorées, et dont il ne voulait de toute façon pas ?! Daniel n’avait jamais rien connu d’autre que ces gens et ses pâtures ! Pourquoi devrait-il soudainement s’en distancer ?
Toutefois, c’était se mentir que de dire qu’il ne le faisait pas déjà, dans le confort de sa réclusion en altitude. Mais c’était aussi ironiquement ce qu’il avait trouvé de mieux à faire pour ne pas avoir à trop souffrir de la vérité.
Daniel n’était pas plus âgé que Bormon quand lui et son père adoptif avaient rejoint les réfugiés dans le village en devenir. Avant de prendre définitivement ses quartiers en hauteur, le vieux berger avait laissé ces deux-là grandir ensemble, jusqu’au moment où, fort des bras de son pupille devenu adolescent, il n’avait plus nécessité le concours de ses pairs et avait fini par écourter leur séjour dans la vallée. À partir de là, chaque nouvelle descente était devenue un déchirement pour Daniel, qui n’avait pu que se rendre à l’évidence : en son absence, le monde d’en bas changeait constamment, mais pas lui.
Bormon lui-même avait visiblement pris de l’âge ; il avait aussi trouvé une femme et engendré sa propre descendance avant de perdre la première, tandis que Daniel demeurait un garçon à la jeunesse aussi éternelle que les neiges des pics. Même Bormon, donc… Même son meilleur ami ne l’avait pas attendu.
Aussi Daniel se mit-il à méditer.
Les humains mettaient tellement de coeur et d’espérances dans leur si courte vie. Et après ces pertes monumentales, ceux-là se sentaient encore capables de continuer. Comment ?
En perdant son père un an auparavant, lui était devenu misérable et l’était encore à ce jour, mais eux faisaient preuve de plus de résilience qu’un supposé immortel. Pourtant, de la même façon que l’aubergiste avait anticipé la destruction du village, Daniel avait su l’inéluctabilité de la mort prochaine de son parent. Il l’avait vue venir. Il aurait dû s’y préparer. Il ne l’avait pas fait.
— Sûr que l’vieux t’as un peu trop protégé de la réalité du monde… tenta Bormon, pour briser le fâcheux silence qui s’était de nouveau abattu sur eux.
Daniel hoqueta, et Bormon le cueillit dans ses bras avant même ses premières larmes pour lui en épargner la honte, faisant de sa fille la pauvre prisonnière des barreaux de leurs jambes.
Mais plus qu’un geste de réconfort, cela restait une embrassade d’adieu.
La tête encore enfouie dans les plis de chemise de son ami, Daniel palpa les poches de ses braies. Le couteau récupéré la veille était toujours là ; c’était donc tout ce qu’il s’autoriserait à emporter. Dans un premier temps, du moins, car le berger gardait une conscience. Quand cela redeviendrait possible, Daniel irait une dernière fois entamer l’ascension du pic, libérer ses bêtes pour les laisser à la nature, et peut-être prendre le Chien avec lui, pour l’accompagner dans sa nouvelle vie...
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PilouMamaaaaaan, j'ai finiiiiiiiii !