CHAPITRE I : L'ODE À LA MÈRE
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— I.III —
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___« ...lossē. » (« ... neige. » )
___Elle se réveilla en sueur, le souffle court. Son coeur battait la chamade si fort qu’il semblait en faire trembler son corps frêle. Paniquée, elle se redressa partiellement pour chercher du regard quelqu’un, ou quelque chose. Mais elle était seule, perdue dans un horizon de mer laiteuse. Elle posa les mains sur son visage pour reprendre son souffle et ses esprits. Juste un mauvais rêve.
___Ses yeux finirent par s’habituer à la lumière aveuglante. L’hiver était enfin arrivé dans la contrée, habillant les côtes d’Andúnië de sa plus belle robe blanche. Andúnië… Que faisait-elle ici? Elle remarqua alors que, à quelques centimètres seulement de ses pieds nus, la falaise ouvrait goulument sa bouche pour l’avaler. En contre-bas, l’Aina Wendë s’écrasait contre les rochers avec une rare violence. Elle poussa un léger cri de surprise avant de tirer son corps plus loin à l’aide de ses mains fébriles. La jeune fille, enfin hors de danger, s’écroula dans la neige.
___Que faisait-elle ici? Et depuis combien de temps?
___Ces questions ne cessèrent de marteler son esprit alors que les flocons s’écrasaient doucement sur son visage. Elle ouvrit les yeux et admira la mer de nuages moutonneux passer devant elle. Elle poussa un soupire et se redressa à nouveau, tirant ses genoux contre sa poitrine avant de les enlacer de ses bras. La chaleur de la peur commençait à se dissiper. Elle cacha le bout de son menton entre ses jambes, ne laissant que ses grands yeux gris balayés l’horizon.
___L’Andúnië formait la frontière naturelle à l’ouest et au sud du village d’Aurinde. Ces côtes maritimes, bien que extrêmement escarpées, étaient très prisées par les Palantirs. Les hommes tentaient depuis des années à les dompter pour la pêche et le minage. Plusieurs escaliers avaient été construit durant les siècles pour relier la mer à la terre, osant braver la centaine de mètres de l’éperon rocheux. Un port de fortune avait été construit en contrebas, pouvant accueillir un peu moins d’une dizaine de barques. Seuls les plus téméraires osaient arpenter les eaux à la recherche de vivres pour le village — la plupart préférant la sécurité des champs ou de la chasse. Ces hommes, souvent considérés comme peu fréquentables, alimentaient le folklore local de leurs contes et légendes rencontrés en mer. Peu de personnes osaient les croire, mais leurs regards depuis longtemps éteint en faisaient douter certains. Les femmes, quant à elles, se rendaient uniquement ici pour l’Aina Wendë. Cette mer, habituellement calme, était principalement connue pour son apparence laiteuse. Bien qu’il fut prouvé depuis maintenant plusieurs années que cela était le fruit d’une algue rare poussant en grande quantité sur ces côtes, les fidèles continuaient de vénérer ces eaux comme mentionné dans les textes anciens. Il était dit que les Élus comprirent qu’ils étaient arrivés en terre promise lorsqu’ils posèrent leurs yeux pour la première fois sur l’Aina Wendë. Eva serait alors sortie de la mer pour les accueillir et les bénir de ses prières, avant de disparaître en son sein pour toujours veiller sur eux. Depuis, plusieurs rumeurs de pèlerins et marins affirmant l’avoir entre aperçus danser dans ces eaux s’étaient ajoutées à la légende, transformant le folklore en texte fondateur.
___« Telellië... » Soupira Soren, repensant à cette histoire. (« Foutaises... » )
___La jeune fille, maintenant adolescente, se leva enfin. Le froid avait eut raison d’elle. Elle perdit son regard une nouvelle fois dans la mer en croisant les bras pour se réchauffer. Les vagues blanchâtres dansaient entre elles avant de s’écraser en silence contre la côte charbonneuse, offrant un spectacle monochromatique époustouflant. Depuis toute petite, Soren aimait venir lire et se reposer aux abords de l’Andúnië. Le son de la mer avait quelque chose de reposant. Il parvenait à couvrir le bruit assourdissant des prières et des traditions.
___Elle remit en places quelques mèches rebelles virevoltant sur son visage, avant de se retourner. Beaucoup de questions restaient en suspens, mais elle ne pouvait pas se permettre de perdre plus de temps en ces lieux. La peur de sa mère était plus forte que sa soif de réponses, spécialement aujourd’hui. C’était l’Aryantë. Journée célébrant l’arrivée des premiers Palantirs en ces terres et, par conséquent, de la création des textes fondateurs. Parmi l’ensemble des fêtes religieuses, celle-ci était sans aucun doute la plus sacrée et symbolique. Elle signifiait la naissance de leur peuple et de leur civilisation, et, par conséquent, de la volonté d’Eva. À cette occasion, la vie à Aurinde se figeait dans le temps: chaque personne quittait sa place prédéfinie dans la société pour se vouer corps et âme à la prière, de l’aurore au crépuscule. Au zénith, une grande marche cathartique était organisée en partance du village. Les fidèles devaient se rendre tout d’abord jusqu’à l’Andúnië, où se trouvait présentement Soren, pour prendre un bain dans l’Aina Wendë afin que Eva, dans sa grande bonté, les lave de leurs péchés et pensées profanes. C’était aussi à ce moment précis que les nouveaux-nés étaient baptisés par l’ancien et la grande prêtresse, en faisant un jour particulièrement attendus par les parents. Fraîchement purifiés, les fidèles pouvaient alors prendre la route du Kúne Malle pour se rendre à l’autel de Galathil, lieu où se déroulait la cérémonie principale de l’Aryantë.
___Sa mère, en tant que haute-prêtresse, officiait l’ensemble des cérémonies. La présence de Soren était donc indispensable. Non pas uniquement car cela était son devoir en tant que fille et future Manwë, non. Mais car tout cela était organisé pour elle. Elle, l’Élue des Palantirs. Elle, la descendante directe d’Eva.
___Elle, l’objet de culte de tout un peuple.
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___Les nombreuses bougies qui recouvraient la plaine de l’autel de Galathil faisaient danser des ombres effrayantes dans la forêt. L’odeur puissante de cire chaude se mélangeait à celle de l’encens, rendant l’air difficilement respirable. Les thuriféraire, posés à même le sol, dégageaient une fumée épaisse de manière continue. Elle serpentait à la surface de la neige dans une lenteur chimérique, avant d’embrasser l’écorce de l’arbre millénaire et de se mourir dans la nuit d’encre. Dans le ciel, la lune et les étoiles s’étaient cachées, laissant place à un plafond de nuages qui semblaient figés dans le temps. Des dizaines de personnes tournées vers le grand chène blanc demeuraient immobiles. Emmitouflées sous d’épaisses coules en laine pourpre, ces silhouettes se perdaient à l’horizon dans un silence mortuaire. Seul le crépitement des flammes se faisait entendre.
___Au pied de l’arbre sacré, Soren attendait patiemment. Elle jeta un regard discret au Galathil par dessus son épaule. Il semblait à l’agonie. Une épaisse rampante s’était emprise de lui. Enroulée tout du long de son tronc, elle l’étouffait petit à petit dans une lenteur sadique. Son écorce, auparavant si blanche, s’était grisée et fissurée sous la pression de la spirée. Une épaisse sève écarlate perlait de ses blessures, gouttant tel un métronome dans la neige souillée. Il était trop tard. Les épines étaient déjà profondément ancrées dans sa chair.
___Une cloche se mit à tinter. La jeune sylvaine porta à nouveau son regard sur la foule devant elle, silencieuse. Une personne se tenait là, au milieu du Kúne Malle. Elle reconnue immédiatement sa mère par la coule qu’elle vêtissait, bien différente des autres. D’un blanc écrémé, elle possédait une longue cape où étaient brodés plusieurs symboles elfiques dans un noble pourpre. Les mêmes symboles qui se trouvaient tout autour de l’autel de Galathil. Dans sa main droite, un thuriféraire en fer forgé crachait une épaisse fumée blanchâtre qui stagnait dans les airs dans son sillage. Dans sa main gauche, une fine clochette était fièrement tenue à bout de doigts. Elle la fit tinter une seconde fois avant de la tendre à une autre personne à ses côtés. Les flammes dansantes des bougies lui éclairaient le visage de façon sinistre.
___La haute-prêtresse brava la distance les séparant, quittant le Kúne Malle pour enfoncer ses pieds nus dans la neige fraîche. Enfin à portée, elles se fixèrent longuement dans les yeux sans un bruit. Aucune expression ne transparaissait sur leurs visages, si ce n’est une profonde indifférence. Le même sang avait beau couler dans leurs veines, elles n’en restaient pas moins que deux inconnues.
___« Luhta-se. » Siffla sa mère entre ses dents, de manière à ce qu’elle seule entende. (« Incline-toi. » )
___Soren n’en fit rien. Stoïque, elle continuait de défier son autorité en plongeant ses grands yeux grisâtres dans les siens. Le visage de la haute-prêtresse se referma, alors que ses rides prirent forme pour trahir une colère naissante. Elle se pinça les lèvres, avant de réitérer sa demande d’un ton glacial, à peine audible.
___« Luhta-se. » (« Incline-toi. » )
___Après quelques instants, la jeune sylvaine s’exécuta sans quitter sa mère du regard. Elle s’agenouilla devant elle, enveloppée dans la fumée dense du thuriféraire. Elle sentit alors cette main ferme et glaciale se poser sur le sommet de son crâne. Les ongles de la Manwë se plantèrent lentement dans sa peau. Soren serra les dents mais ne trahit aucune émotion, continuant de la fixer. Alors qu’elle la força à baisser sa tête, la jeune sylvaine eut le temps d'entre apercevoir un sourire sadique sur ses lèvres. Elle prit une profonde inspiration pour se donner de la force, les yeux fixés sur un point invisible dans la neige devant elle. La fumée s’insinuait dans ses bronches tel un poison. L’air devenait rare, ses pensées confuses.
___Elle surprit une larme glisser sur sa joue, avant de fermer les yeux. Des psaumes commençaient à être chantées au loin. Ou était-ce à côté d’elle ? Elle n’avait plus aucun repère. Le monde semblait s’écrouler sous ses genoux fébriles, emportant avec lui l’ensemble de ses sens. Sa respiration devint haletante alors que son coeur tambourinait dans sa poitrine. Autour d’elle, un noir absolu.
Soren sentit la pointe d’une lame se poser au milieu de son front. Lentement, elle glissa le long de son visage, embrassant les courbes de son nez aquilin avant de se poser sur ses lèvres. Elle lui offrit son dû, un simple baiser, afin qu’elle puisse continuer son chemin. La lame caressa le bout de son menton avant de se perdre vers sa carotide. La froideur de lame sur son cou la fit trembler de tout son être. Son esprit s'assombrissait. Elle perdit connaissance.
___« Aia Eva ! » (« Avé Eva ! » )
___La jeune sylvaine ouvrit à nouveau les yeux. Seulement quelques secondes s’étaient écoulées et pourtant, cela lui paraissait une éternité. Autour d’elle, des ombres semblaient la fixer. Tout était flou, comme si les ténèbres avaient inhibés sa propre réalité. Plus rien n’avait de sens.
___« Aia Eva ! » (« Avé Eva ! » )
___Une main s’empara de la sienne pour l’aider à se relever. Ses jambes flageolantes n’arrivaient plus à supporter son propre poids. Toute sa force, ses pensées et ses convictions semblaient l’avoir quittées. En se redressant, elle sentit le tissu de sa robe glisser le long de son corps. Ses bretelles avaient été coupées pour la mettre à nue. Mentalement, et physiquement.
___« Aia Eva ! » (« Avé Eva ! » )
___Les ombres continuaient à scander cette phrase dans un capharnaüm abrutissant. La psaume martelait son esprit déjà si embrumé pour s’y inscrire au fer rouge. Elle sentit différentes mains s’emparer de ses poignets et de sa taille pour la maintenir debout, telle un pantin de chair. Elle voulait hurler, mais son corps ne lui appartenait plus. Elle allait à nouveau perdre connaissance quand une main s’empara fermement de son menton. Elle entrouvrit les yeux et crut reconnaître les yeux émeraudes de sa mère. Derrière elle, les ombres avaient maintenant des visages déformés. Leurs bouches étaient ouvertes de façon inhumaine, se dévoilant comme des trous abyssaux dépourvus de langues et de dents. Leurs yeux, entièrement noir de jais, semblaient exhorbités. Elle tenta d’hurler à nouveau de peur, mais ses propres lèvres semblaient ficelées entre elles.
___« Aia Eva ! » (« Avé Eva ! » )
___À la lisière de la forêt, deux silhouettes attirèrent son regard. C’était Eux. Elle le savait. Elle le sentait au plus profond de son être. Ils restaient immobiles, comme ancrés dans une autre réalité. Était-elle en train de perdre la raison? Son champ de vision fut à nouveau entravé par le visage de sa mère. Elle sentit ses deux mains se poser sur ses tempes pour la contraindre à la regarder.
___« Aia Eva quanta Eruanno, i Héru aselyë, aistana elyë imíca nís. Airë Eva Eruo ontaril, á hyamë rámen úcarindor, sí ar lúmessë ya firuvammë: násië. » Scanda-t-elle au visage de sa propre fille, ses yeux plongés dans les siens. (« Avé Eva pleine de grace, les Dieux sont avec toi, coeur béni parmi les femmes. Sainte Éva, Mère des Dieux, prie pour nous pécheurs, maintenant et jusqu'à notre mort: Amen. » )
___Soren sentit toutes les mains qui tenaient son corps se retirer afin de la relâcher. Elle s’écroula dans la neige, entièrement nue, comme une vulgaire poupée de chiffon. Depuis combien de temps étaient-ils là ? Encore abasourdie, elle tira ses jambes difficilement contre elle pour s’emmitoufler. Elle était glacée. Son corps, parsemé de spasmes, semblait prêt à se disloquer. Autour d’elle, le silence était revenu.
___Elle entrouvrit difficilement les yeux, le regard encore voilé. À travers les mèches collées à son visage par la sueur, elle aperçut l’ensemble des fidèles inclinés vers elle, faces contre le sol. Sa mère, à quelques centimètres seulement, se tenait dans la même position de soumission. Le regard de la jeune fille se hasarda à la lisière de la forêt mais les deux silhouettes avaient maintenant disparus. Avaient-elles seulement existé?
___Elle sentit son esprit la quitter une nouvelle fois. Alors qu’un voile noir obscurssissait sa vue, elle eut tout juste le temps d’entre aperçevoir sa mère crachant discrètement un caillot de sang à même la neige. Elle ferma enfin les yeux, le coeur plus léger.