Chapitre 1
18 Tombeglace de l'an 959 - Au large de Gludin
Appuyée contre le bastingage de bois mouillé, les rafales de vent lui claquaient inlassablement le visage. Épuisée, Ginit prenant de grandes bouffées d'air, pour lutter contre le sommeil. La nuit avait été longue, l'orage déferlant l'avait empêchée, ne serait-ce qu'un instant, de quitter le gouvernail. Jamais, au grand jamais, elle n'aurait laissé son second manœuvrer son navire, sa précieuse Karelia, seul dans ces conditions. Mais maintenant, au lever du soleil, le calme était revenu et une forte brise les amenait à bonne allure vers leur destination. Déjà,comme apparues de nulle part, les mouettes commençaient à tournoyer au-dessus des mâts. Puis peu à peu, la côte se dégagea de la brume, laissant apparaître dans un premier temps une grosse masse sombre, puis rapidement les feux du port de Gludin.
Chaque traversée était une victoire, amenant, d'un port à l’autre, fret, biens précieux et cargaisons indiscrètes. Les cales pleines, assureraient une bonne paye pour la capitaine. Et bien que fatiguée, c'était avec le sourire qu'elle contemplait la mer et au loin le port qu'il était maintenant possible à discerner à l'oeil nu. La mer et ses éléments, qu'elle avait appris à côtoyer, non sans mal mais avec ferveur à la recherche de sa place dans ce vaste monde étaient maintenant devenus sa maison et ses compagnons. Elle s'y sentait mieux que nulle part ailleurs et, aussi surprenant que cela puisse paraître, avait commencé à sentir un lien se former. Non pas physique ni même visible mais Ginit sentait une connexion, un attrait fort, une liaison magique.
C'était à chaque fois le même sentiment, de l'excitation mêlée à la fatigue, qui accompagnait le passage des feux du port. Les membres de l'équipage étaient impatients de retrouver les tavernes pour y dépenser une bonne partie de leur paye. En entrant dans le port, on pouvait y voir la vie battre son plein, des centaines de pêcheurs, autant si ce n'est plus de marchands et leurs commis qui faisaient tourner la place. Après des semaines, voire des mois, de solitude en mer, le contraste était d'autant plus fort. Le Keralia finit par accoster en plein milieu du port, une chance que la place fut libérée quelques instants plus tôt, se dit Ginit. D'ici, le débarquement des marchandises prendra deux fois moins de temps et l'équipage pourra profiter plut tôt de son congé.
Son second, dernier homme à bord, finit de rouler la brigantine à l'arrière du navire avant de rejoindre ses compagnons à la taverne la plus proche. Qu'importe s'il était à peine midi passé, voici plusieurs jours qu'ils rêvaient tous d'une bière et d'un jeu de cartes. Tous sauf la capitaine, Ginit, qui n'avait pas fermé l’œil de la nuit et allait profiter du confort de la cabine de son nouveau navire pour récupérer.
Chapitre 2
29 Tombefeuile de l'an 877 - Sur les terres familiales dans le nord
Le jour était pluvieux, les flammes du bûcher faisaient s'évaporer les gouttes avant qu'elles ne puissent atteindre le corps sans vie disposé au centre. Voici des années que le patriarche de la famille luttait contre la maladie, contre la vieillesse. Et en jour de Tombefeuille, la bataille, inégale, avait pris fin pour Bogroff Gloriff. Tous étaient présents, les treize héritiers, les oncles et tantes, cousins, cousines et amis de la famille. La place de sépulture se trouvait sur le flanc d'un massif de granit, rendant les flammes visibles dans toute la région. Les chants, les prières et les pleures se déversaient dans la vallée en contrebas. Les yeux rivés sur le linceul en train de se consumer, Ginit redoutait les jours à venir et le moment fatidique ou ses frères et sœurs se disputeraient les biens familiaux et où elle-même n'aurait droit qu'aux miettes, et encore.
Agril, sage et aîné de la fratrie, hérita de la position de chef de famille, avec tous les honneurs et privilèges qui conviennent. Terlgrul, fougueux et astucieux, hérita de la mine de pierres précieuses. Tomur, troisième en ordre de succession, reçut quant à lui la vieille mine d'or. Siflenn, première fille, hérita des bijoux et ornements de valeurs. Timit, Obrafl, Tiama et Augur reçurent tout quatres une somme d'argent conséquente qui leur permettrait de réaliser leurs projets les plus ambitieux. Bannia et Abinit reçurent chacun armes, armures et matériel de bonne facture que contenaient les coffres de la famille. Teflon, bon chef et à son plus grand bonheur, se vit attribuer l'ensemble des poêles et ustensiles de cuisine. Trogram, dernier fils, se vit attribuer les quelques bêtes et chevaux de l'élevage familial. Le patriarche ne s'était même pas donné la peine de mentionner Ginit qui hérita de ce fait uniquement de son nom.
A la fin de la lecture, les frères et sœurs aînés se félicitèrent de leur bonne fortune, enchaînant claques dans le dos, flatteries et chopes de bière. Ginit était restée de marbre, comme figée, les yeux toujours fixés sur l'oncle Trogrom qui tenait encore le testament. Elle finit par se retourner et quitta la pièce commune puis la maison familiale, où personne ne remarqua son absence. Personne sauf Boton, le gros chien d'Agril, qui la pleura et attendit des semaines durant sur le pas de la porte sans jamais la voir revenir. Ginit n'avait jamais été considérée comme une membre à part entière du foyer. Née 24 ans après le benjamin, elle venait briser la perfection de la lignée, portant de 12, chiffre fétiche et porte bonheur de la maison, à 13 le nombre d'héritiers. Totalement involontaire, brisant l'équilibre parfait, ce dernier enfant, tel une petite pierre qui vous gène dans vos bottes, avait toujours été mise à l'écart. Ce soir-là serait la dernière fois.
Alors âgée de trente hivers, Ginit erra quelque temps sur les chemins menant au sud avant de finir dans les bas-fonds du grand port de Giran. Les débâcles des empires et les querelles des hommes ne l'intéressaient pas, seul comptait que sa choppe soit pleine et la chance de son côté. À chaque avancée des hordes, elle passait son chemin, toujours plus vers l'Ouest, inexorablement, en direction de Gludin.
Chapitre 3
5 Astredoux de l'an 956 - Port de Gludin
Ginit n'en revenait toujours pas. Qu'elle avait pu être stupide de prendre un tel risque. Mais que les Astres soient bénis, la chance lui avait souri, juste au bon moment. Sa tête cognait encore très fort mais qu'à cela ne tienne, elle remontait les quais à vive allure, chaque pas résonnait plus fort dans son crâne. Plus elle se remémorait la soirée, encore partiellement floue, plus elle avait de la peine à y croire. Mais elle était bien là, et quelle merveille...
Pour autant qu'elle puisse s'en rappeler la taverne était bondée, tous, plus ou moins, avaient largement dépassé le seuil d'ébriété. Très tôt déjà elle s'était mise à jouer aux dés avec quiconque voulait bien se mesurer à elle. De table en table, de paris en paris, les astres lui étaient favorable et la foule commençait à s'amasser autour de son jeu. Tous venaient admirer sa bonne fortune, tout en espérant la voir finir par tout perdre comme elle en avait l'habitude sur un coup trop osé. Voici une heure qu'elle mesurait sa chance à celle du capitaineRomas. Il était connu pour sa chance, qui finissait, comme par magie, par lui sourir au bon moment.
En mauvaise posture, voyant de plus la montagne de pièces devant son adversaire, Romas attisa la foule et déclara haut et fort pour que tous puissent entendre.
- Si elle ose se mesurer à ma chance ! Je mets mon navire, mon beau brick en jeu contre tout ce qu'elle a amassé ce soir... et plus de son sloop.
Le capitaine brandit ses dés fétiches, sûr de sa "chance" légendaire. Ginit, bien alcoolisée, éclata de rire et déclara.
- Non seulement j'ose te défier, marin d'eau douce, mais j'y mets en plus mon tricorne contre ton pantalon !
Sur ces paroles, elle agita son gobelet de dés et le retourna sur la table. Défiant Romas d'un sourire mi-niais mi-arrogant. Ce dernier fit de même, d'un geste maladroit mais presque théâtral. La taverne était rivée sur la table, le silence et la tension presque électrique. Les deux gobelets cibles de tous les regards. Ginit dévoila ses trois dés en premier, fit la grimace et dit plus haut pour que la salle puisse entendre.
- Cinq !
L'assemblée se mit à rire et huer tout en frappant le sol du pied rythmant l'ambiance alors que tous les yeux se tournèrent sur Romas. Sûr de lui, il releva son gobelet tout en riant. Rire sur lequel il s'étouffa quasiment en voyant le triple un qu'il venait de dévoiler.
Ce soir-là, Ginit s'était assuré que les dés de son adversaire seraient justes. Avant d'avoir entamé leur duel, elle avait glissé sa main dans la poche du capitaine pour remplacer ses deux dés fétiches par une paire semblable. Au moins, comme cela, les Astres auraient leur mot à dire.
La taverne sembla exploser de rire. Ginit, après avoir payé la tournée générale se retrouva à danser sans fin alors que Romas, humilié, avait été jeté, sans pantalon, hors de la taverne.
Elle avait un nom, Karelia. Ginit posa ses mains contre la coque, caressant les lettres d'acier tout en s'avançant. Nombreux matelots et pêcheurs étaient venu voir la nouvelle capitaine prendre possession de son du. Romas, moyennement apprécié car il en avait plumé plus d'un, n'était évidemment pas présent. Et jamais, ô grand jamais, il n'aurait osé contrarier les dés, ou plus précisément les marins devant lesquels il avait perdu la face. Depuis le quais, en contrebas, elle pouvait contempler ce magnifique deux mâts. Long de 130 pieds, beaucoup plus robuste que son vieux sloop et surtout munis d'une cabine. Certes modeste mais elle lui permettrait d'y vivre; fini les auberges à la salubrité discutable destinées aux matelots. Fini les magouilles de bas étage. Avec ce navire, elle pourrait enfin faire affaire. De vraies affaires.