Les geôles de Shel'Oloth
Des chaînes aux maillons entremêlés tintèrent. Bientôt, le son se fit plus fort, et son glas annonciateur du sort attendant le Sombre. Y aurait-il préféré la mort ? Peut-être, si moins d’incertitudes s’y terraient. Mais, assurément, la vie qu’on lui réservait désormais le priverait tant de l’ombre que de son art.
Des gardes guidèrent le Sombre jusqu’à des escaliers en pierre, mousseux par endroits, aux arêtes irrégulières, entamées par des siècles tant d’usage que d’érosion. Là, l’on guida le Sombre dans les profondeurs les plus obscures de Shel’Oloth, là où la Cité Sombre ne s’accommodait d’aucune lumière et s’efforçait d’étouffer celles de ceux qu’elle y jetait.
Thyr descendit les marches, les poings scellés devant lui et une lame pressée entre ses omoplates. Lentement, d’un pas digne qu’il ne saurait troubler par l’irrégularité d’une glissade, le Sombre s’enfonça dans l’obscurité qui le mènerait jusqu’à sa demeure pour les prochains siècles. Il perçut un crépitement derrière lui et, l’instant d’après, les ombres s’étendirent devant lui, mais pas elle : l’un de ses accompagnateurs avait jugé utile d’allumer une torche.
Alors, pressé par des gardes qu’une visite des tréfonds de Shel’Oloth semblait plus incommoder que celui qui y serait contraint, Thyr avança. L’air s’épaississait à chacun de ses pas, accablant les Sombres d’une odeur rance, entêtante. Un garde renâcla ; Thyr sourit.
Des vers dansaient dans son esprit. Seulement, il ne trouvait nulle ombre avec qui les partager.
Le prisonnier pressa le pas, renfrogné, s’épargnant un instant la pression d’une lame dans son dos. Mais, déjà, les gardes le rattrapaient, presque heureux de mener le Sombre à sa geôle si prestement.
Bientôt, le cortège arriva au bas des marches, à l'entrée d'un couloir humide, soutenu par une voute scellée de racines. Les gardes s’immobilisèrent un instant cependant que Thyr continuait à avancer.
«
C’est immense », constata l’un d’eux en portant sa torche au dessus de sa tête.
Les ombres s’étirèrent, achoppant sur les huis et les renfoncements ponctuant les murs.
Un sifflement puis un hurlement parvinrent aux gardes. La flamme des torches vacilla. Rance, nauséabond, l’air ne cessait cependant jamais de circuler dans les geôles de Shel’Oloth, portant jusqu’aux condamnés sains les maux affligeant les autres.
«
Ne trainons pas ici », commenta un autre garde.
Les Sombres acquiescèrent d’un hochement de tête et pressèrent le pas jusqu’à Thyr qui disparaissait déjà dans l’obscurité.
Le cortège reformé, les gardes et leur prisonnier progressèrent le long des cellules en considérant leurs occupants, prostrés pour la plupart. Quelques prisonniers, vifs, jetèrent leurs bras au travers de l’ouverture taillée dans leur huis, accès par où le geôlier leur dispensait leur infâme pitance journalière.
Enfin, Thyr et les gardes parvinrent à destination : un Sombre émacié, presque moribond, les attendait devant un huis grand ouvert, une lanterne à la main. Derrière lui, Thyr devina sa destination : une pièce minuscule, à peine assez large pour s’y tenir assis les jambes recourbées contre son torse.
D’un geste de la main, le geôlier invita Thyr à s’approcher de lui puis, quand il fut à portée, saisit ses avant-bras pour y inspecter ses fers et les runes précisément gravées dans le métal.
«
Pas de magie ? » demanda le geôlier aux gardes.
«
Pas de magie », confirma l’un des gardes. «
Il est parfaitement inoffensif. »
Le geôlier soupira. Il détailla un instant les runes tracées sur les fers, comme pour se convaincre de leur efficacité.
«
S’il était parfaitement inoffensif on ne le jetterait pas ici », commenta le Sombre émacié.
L’ombre d’un sourire passa sur le visage du condamné. Le geôlier fronça les sourcils et, d’une main ferme, guida Thyr jusqu’à l’intérieur de sa geôle.
«
Lisez sa sentence », ordonna le geôlier. «
Finissons-en. »
L’un des gardes s’avança de quelques pas, un parchemin à la main. Puis, fronçant les sourcils, il déplia le parchemin et le lut à la lueur de la lanterne du geôlier :
Thyr Methëllyth,
Né en Blancheterre de l’An 532,
Toi qui as commis de multiples meurtres ;
Toi qui as mutilé les corps de tes victimes ;
Toi qui as intrigué, trompé et manipulé ;
Toi qui n’es rien d’autre qu’un fou ;
Toi dont la turpitude est comparable aux pires bêtes enfantées par la déesse déchue ;
Toi que la mort délivrerait ;
Nous, peuple de Shel’Oloth, te condamnons à une éternité dans nos geôles ;
Nous, peuple de Shel’Oloth, te condamnons à survivre et à souffrir ;
Nous, peuple de Shel’Oloth, portons espoir que ton agonie sera éternelle.
Thyr sourit ; le geôlier rabattit l’huis derrière lequel Shel’Oloth l’avait jeté et affublé d’une sentence pluriséculaire. Déjà, geôlier et gardes s’éclipsèrent ; déjà, les ténèbres étendirent leur règne. Alors, un sourire aux lèvres, Thyr attendit, lové dans l’ombre de sa geôle dans l’espoir qu’elle le retrouvât. Seulement, les siècles se succédèrent et elle ne vint pas.
Ombre, es-tu là ?
« Ombre, es-tu là ? » lança Thyr d’une voix mélodieuse.
Le sombre attendit une réponse quelques instants mais, comme depuis de nombreuses années, l’ombre ne lui répondit pas.
« Ombre, es-tu là ? » lança Thyr d’une voix mélodieuse.
Le vent porta sa voix jusqu’à d’autres cellules. Quelques grognements répondirent au Sombre. Mais, toujours, l’ombre, perdue dans les ténèbres, ne répondit point.
Thyr se racla la gorge et s’humecta les lèvres.
« Ombre, es-tu là ? » lança-t-il d’une voix audible par l’ombre et par lui seul.
L’ombre resta silencieuse, enfermée dans son mutisme séculaire. Un hurlement perça le silence, suivi du bruit distinctif de bottes frappant les pavés : les geôles de Shel’Oloth accueillaient un nouveau pensionnaire.
« Ombre, est-ce toi ? » demanda Thyr d’une voix rieuse.
Un nouveau hurlement lui parvint, comme en écho. Thyr secoua la tête : l’ombre n’hurlait point, ce ne pouvait être elle. L’avait-elle abandonné ?
Thyr porta une main à son visage, entraînant l’autre dans son mouvement, et détailla ses traits. Les années avaient altéré son apparence, mais nullement l’efficacité des fers lui meurtrissant les poignets. De son visage, Thyr fit glisser ses doigts fins vers son front, puis le sommet de son crâne. Il y trouva encore ses cheveux, quoique plus longs qu’il appréciait les porter, emmêlés et appesantis de poussière.
« Ombre, es-tu là ? » lança Thyr en faisant reposer ses avant-bras sur ses cuisses.
Mais, l’ombre ne répondit pas, et le Sombre sombra dans le sommeil.
Un raclement tira Thyr de son sommeil.
« Ombre, es-tu là ? » lança-t-il d’une voix faible, enrouée.
« Sale fou », fit une voix glaçante familière du Sombre.
« Geôlier », soupira Thyr en constatant une écuelle devant sa porte.
« Mange, sale fou », souffla le geôlier en s’éloignant de l’huis. « Ton heure n’est pas encore venue. »
Thyr se traîna jusqu’à sa triste pitance, progressant à mesure que l’écho des pas du geôlier se faisait plus faible. Il se saisit de l’écuelle de ses deux mains et, timidement, la porta à ses lèvres. L’infâme liquide envahit sa bouche. Thyr en recracha une partie mais, conscient qu’il ne pouvait espérer mieux dans sa condition, avala le reste.
« Ombre, es-tu là ? » fit Thyr dans un haut-le-cœur en lâchant l’écuelle vide.
L’ombre ne répondit point ; le Sombre persévérerait.
« Ombre, es-tu là ? » demanda Thyr pour la énième fois.
Le Sombre renouvelait son appel chaque minute, sans jamais perdre espoir d’enfin y recevoir une réponse. Puis, quand le sommeil le gagnait, il cherchait l’ombre dans ses rêves. Là, il la trouvait ; là, elle lui parlait. Mais, toujours, lorsqu’il s’éveillait, l’ombre se celait.
« Ombre, es-tu là ? » demanda Thyr le jour où son geôlier ne se présenta pas, et où il fut ainsi préservé de sa triste mais nécessaire pitance.
Quelques fracas parvinrent aux oreilles du Sombre cependant qu’il égrenait les minutes, les ponctuant de son perpétuel appel.
Quelques prisonniers s’agitèrent ; l’écho d’une plainte de protestation se réverbéra dans les geôles. Puis, bientôt, l’écho se fit appréhensif, jusqu’à se muer en une plainte d’effroi.
« Ombre, es-tu là ? » demanda Thyr le lendemain, peu après que son nouveau geôlier, un Orc trapu et ayant, sans doute bien malgré lui, doublé la portion allouée au Sombre, fût passé.
Excepté les appels de Thyr, seuls les murmures du vent parcourraient désormais les geôles. De tous les prisonniers, le geôlier Orc ne semblait avoir maintenu clos que l’huis du Sombre, désormais seul occupant des tréfonds de Shel’Oloth, seule victime de son air vicié et de son humidité moribonde.
« Ombre, es-tu là ? » demanda Thyr chaque jour encore, guettant une réponse qui ne lui parvint jamais.
Bientôt, les visites du geôlier se firent irrégulières. Puis, bientôt, Thyr fut arraché à sa cellule. Pour la première fois depuis des siècles, presque traîné par un Orc le saisissant par un bras, le Sombre marcha. Longtemps recroquevillé, Thyr délia ses membres dans un terrible craquement.
« Ombre, es-tu là ? » demanda Thyr en humant l’air.
Une odeur piquante parvint jusqu’à ses narines. L’Orc tira d’un coup sec sur le bras du Sombre, l’arrachant du sol pendant quelques instants pour le porter devant lui.
« Avance », ordonna l’Orc en désignant le couloir devant lui.
Tremblant, Thyr avança, sans parvenir à déterminer par quel miracle ses jambes réduites à la circonférence de ses os parvenaient à le porter. Lentement, Thyr progressa jusqu’aux escaliers. Là, il s’arrêta un instant, portant son regard vers la lueur perçant à l’angle d’un tournant.
« Avance », ordonna l’Orc en poussant Thyr, d’un ton neutre.
Thyr s’esclaffa en posant un premier pied sur les marches.
« Ombre, es-tu là ? » appela Thyr en souriant.
« Avance », répéta l’Orc de la même voix sans vie.
« Quel vocabulaire », constata Thyr en gravissant une nouvelle marche, néanmoins conscient du ridicule de sa remarque.
« Avance », scanda l’Orc avec monotonie.
Un sourire passa sur le visage du Sombre, qui réitéra ses appels à l’ombre à mesure qu’il s’éloignait de sa geôle et s’approchait de Shel’Oloth.
Enfin, Thyr parvint sur la grande place, et y trouva des Orcs. Le Sombre fonça les sourcils : les siècles avaient balayé la cité et la population qu’abritaient ses souvenirs. Bannières et étendards flottaient par endroits, ouvrages disparaissaient, dévorés par les flammes, par d’autres. Quoique pressé par son geôlier converti libérateur, Thyr détailla les lieux qu’il avait autrefois connu. L’architecture Sombre perdurait, mais il ne distinguait nul architecte.
« Avance », ordonna l’Orc en désignant un attroupement au pied des marches menant jusqu’au Temple de Shel’Oloth.
Soudain, la Cité s’ébranla. De profondes lézardes se dessinèrent sur la haute coupole de la cité Sombre, en faisant s’effondrer certains pans sur les habitations en contrebas. Les jambes de Thyr cédèrent sous son poids. A genoux, son regard tressautant au rythme des tremblements, le Sombre contempla la destruction croissante de la cité cependant que les Orcs s’organisaient nonchalamment.
Les tremblements s’estompèrent après quelques minutes. Thyr se redressa en grimaçant : la cité avait bien mieux résisté qu’il ne l’avait anticipé. S’il avait un temps puisé de l’inspiration dans son architecture angulaire, il espérait en trouver une nouvelle sur des ruines que le sort ne lui offrait malheureusement point le loisir de contempler.
Une main ferme le redressa.
« Avance », ordonna l’Orc en désignant le pied des marches menant jusqu’au Temple de Shel’Oloth, là où quelques membres de l’attroupement avaient disparu sous des éboulis.
Thyr progressa vers l’assemblée d’une démarche chancelante. Il observa un instant les Orcs s’organisant au travers de la Cité. La plupart, comme animés de volontés concordantes, s’organisaient en contingents avant de quitter Shel'Oloth en direction du Sud.
« C’est donc votre fameux « monstre » », cracha un Orc en saisissant le visage de Thyr entre ses doigts épais. « Un sac d’os sans prestance. »
« Oui… c’est lui ! » fit une Sombre, d’une voix tremblante. « C’est un fou, un vrai danger pour Shel’Oloth et ses habitants en son t… »
L’Orc se tourna vers la Sombre, qui porta ses bras meurtris devant son visage aux pommettes tuméfiées et aux arcades sanglantes. Tremblante, elle se prosterna devant l’asservisseur, appréhensive de ses moindres réactions.
« Il n’a rien d’impressionnant », trancha l’Orc en reportant son attention vers Thyr. « Mais nous ne cherchons rien d’impressionnant, seulement d’utile. Sera-t-il utile ? »
« Oui ! » s’empressa de répondre la Sombre, toujours prosternée. « Je suis persuadée qu’il vous sera utile ! »
L’Orc renâcla. Il plongea son regard dans celui de Thyr puis, d’un mouvement du poignet, orienta le visage du Sombre de manière à en étudier chaque angle. D’un doigt rugueux, il dessina les traits de son visage, parfaitement visibles tant sa peau reposait directement sur son ossature.
« De l’indifférence », trancha alors l’asservisseur en relâchant Thyr. « J’ai déjà lu de la peur dans un regard, du dégoût, de la colère… Jamais de l’indifférence. »
Les lèvres de Thyr articulèrent quelques mots, inaudibles. Puis, son regard glissa sur la pathétique Sombre, toujours tremblante alors même que l’Orc ne lui accordait plus aucune attention, avant de passer sur les deux autres Orcs présents en plus de l’asservisseur, sur lequel son regard revint se poser.
« Piètres Mécènes », commenta Thyr cependant que son regard revenait sur l’asservisseur.
La Sombre tressaillit ; elle porta un regard empli de terreur vers Thyr. Soudain, les tremblements la quittèrent ; figée, elle contempla le sourire imprimé sur les lèvres de celui que les geôles de Shel’Oloth auraient dû sceller jusqu’à l’agonie. Figée, elle prit toute la mesure du poids des mots prononcés par le condamné.
Soudain, la tête de Thyr fut projetée en arrière. Il garda son regard rivé vers le plafond quelques instants, avant de le reporter vers l’asservisseur, qu’il gratifia d’un sourire ensanglanté. L’Orc lui asséna un nouveau coup, plus fort, qui le projeta au sol.
« Retirez-lui ses fers et donnez-moi un bracelet », ordonna l’asservisseur.
Les deux Orcs s’ébranlèrent. L’un d’eux saisit Thyr et, armé d’une clef aux motifs intriqués, le libéra de ses fers. Les sceaux glissèrent le long des poignets du Sombre, emportant avec eux des lambeaux d’une peau meurtrie par des siècles de friction, avant de tomber au sol dans un tintement sonore. L’autre Orc ouvrit un coffret et, sans cérémonie, présenta un bracelet à l’asservisseur.
Thyr se frictionna les avant-bras. Toujours souriant, son regard glissa sur la Sombre et les trois Orcs. Il prit une inspiration et, avec elle, renoua avec la force dont on l’avait privé plusieurs siècles auparavant, celle-là même dont l’absence avait confiné ses invocations à la vanité. Alors, Thyr se redressa, ponctuant chacun de ses mouvements de profondes inspirations.
Soudain, l’asservisseur lui saisit un poignet. Thyr grimaça au contact d’une paume rugueuse sur ses chairs à vif.
« Elle est très jalouse, vous savez », fit Thyr sans cesser de prendre de grandes inspirations.
L’Orc resserra sa prise sur le poignet du Sombre et, avec plus de précautions qu’il n’en avait démontré jusqu’à présent, en approcha le bracelet.
« Piètres Mécènes », répéta Thyr. « Vous ne méritez même pas son attention. »
Soudain, Thyr se débattit et, alors que son bras glissait hors de la paume de l’asservisseur, invoqua son alliée.
L’Orc rugit ; la Sombre écarquilla les yeux. Elle voulut hurler, avertir du danger ceux dont elle ne souhaitait pourtant rien d’autre que la mort dans l’espoir de ne point partager ce sort. Mais, déjà, l’écho d’innombrables incantations l’appelait. Déjà, l’Ombre répondait.