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Depuis ce jour, que je me remémore perpétuellement, je cours en accueillant le vent. Je me nourris de lui et le connais par cœur. La moindre brise, la moindre bourrasque, le moindre blizzard, j'écoute et entend tous les soubresauts de l'air. Ils me chuchotent où sont les lacs, les étendues d'eau, les océans. Toutes ces rivières, ces mers, ces étangs que je fuis désormais. A cause de toi.
Je cours en espérant pouvoir comprendre.
Je cours sans cesse.
Je me revois encore descendre cette petite butte verdoyante en me dirigeant vers l'étendue d'eau, prête à te faire sursauter en m'accrochant à ta chemise. La bleue, celle que tu mettais habituellement quand tu allais pêcher. Mais cette fois, je ne te vois pas. Ton panier est là, pourtant. Quelques poissons s'y trouvent, d'ailleurs. Ils se tordent désespérément en tentant d'échapper à leur funèbre destin.
Je te cherche du regard, du haut de mes dix ans. Tu es toujours là, au bord de cet étang, ta ligne tendue et tes yeux las plongés dans un horizon qui nous est tous invisible. Toujours les pieds dans l'eau, quelle qu'en soit la température, à attendre que ta ligne se fasse toucher. Tu es toujours là, chaque matin d'Astrée à Tombefeuille. Au milieu de ces paisibles roseaux que seul le vent vient faire tressaillir. Je parade dans ce vent, il m'apaise. Je sais que tu es là.
Mes yeux balayent les hautes herbes, dans lesquelles tu n'es pas censé te trouver.Puis l'orée de la forêt, dans laquelle tu n'as aucunement l'habitude de t'aventurer. Non, d'habitude tu es toujours là, l'esprit plongé dans ton activité favorite. Toujours. Je plisse les yeux, et aperçois ta canne. Tu ne la quittes jamais, pourtant. Mais elle est là, nonchalamment jetée dans le sable ocre, à moitié dans l'eau.
Mon souffle se bloque soudain dans un hoquet d'effroi en suivant du regard la fine strie rougeâtre qui serpente dans l'eau. Bien sûr que tu es là, tu ne pourras jamais être ailleurs qu'ici. J'ai brutalement l'impression que ma cage thoracique se compresse, mes yeux se troublent. Je veux crier, mais mes poumons ne sont plus désormais que deux petites poches ne voulant plus accueillir d'air, enserrés dans une poitrine qui semble se rétrécir à la même vitesse que ma détresse grandit. Ta forme se détache de l'eau. Tu es là, immobile. Je pose difficilement un pied devant l'autre, souillant mes chausses puis ma chemise de cette eau marécageuse. J'avance alors dans cette eau gelée, la main tendue, pour t'attraper. Mais tu es si loin ; mes pieds ne touchent désormais plus le fond de l'étang. J'ai terriblement envie de te rejoindre, vais-je y parvenir de la mauvaise façon ? J'hoquette dans l'eau troublée, prise de sanglots et de panique. Montre-moi que tu respires, s'il te plaît ! Remue, agite un bras ! Pourquoi ne bouges-tu plus ? La scène devient floue devant moi. Sont-ce mes yeux, trop remplis de larmes ? Ou mon esprit, qui s'est finalement décidé à te rejoindre ?
Je sens de puissantes mains m'empoigner les épaules. Tout se passe si vite, et pourtant si lentement. Toi aussi, tu es sorti de l'eau, je te vois. Je vois ta chemise, cette chemise que j'aime tant. Elle est trempée, comme ceux qui nous ont aidé à sortir de l'eau. Montre-moi un signe de vie. S'il.. S'il te plaît ? Je comprends. Je comprends seulement quand un linceul t'est déposé sur le visage. Tu me laisses ; tu m'abandonnes. Je n'arrive plus à respirer, les soubresauts de ma poitrine deviennent compulsifs, une cage étreint mes poumons, et je hurle. Je te hurle de te lever. Je te hurle de ne pas me laisser. Le creux de mes joues devient océan, mes mains griffent mes sauveurs, je leur supplie de me laisser t'étreindre une dernière fois. Ma voix s'éreinte à force de hurler, et mes forces me quittent. Comme tu me quittes. Tu me quittes.
Ils t'emportent, sans vouloir me donner d'explication sur ce qui a pu t'arriver. Je les hais tous, désormais. J'aurais envie de te dire que c'est à cause de toi. Je ne peux que t'en vouloir de m'avoir laissée hurler devant eux. De m'avoir laissée pleurer, m'humilier pour toi. Tu étais tout. Je ne suis aujourd'hui plus rien.
Eva aurait-elle pu laisser faire cela ? Ou bien était-ce Shilen, reprenant grâce à son élément sa propre création qui ne lui était plus dévouée? Je me redresse, dégoulinant d'eau et de rage. Je reprends alors ma course.
Je cours sans cesse.
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