Année 955, quelque part dans la région du champ des murmures
“On y va Corbeau, maintenant..
Deux minutes raton.
J’ai dit maintenant, ils arrivent… “
Le ton pressant du jeune homme encapuchonné ainsi que le tapotement de son pied contre le sol laissaient transparaître sa nervosité.
“J’y suis presque, tu me déconcentres …”
Elle glissa ses doigts fins et adroits, tâchant de finir sa rune magique contre le bâti de la porte de leur cabane de fortune au milieu du marais tout en se murmurant à elle-même le protocole qu’elle avait répété la moitié de sa journée.
“Tu replies le filament magique, le noue et signe ta marque, précis et sans faille…”
Elle se redressa de toute sa hauteur une fois son opération terminée:
“C’est fini, dit-elle à Raton qui vérifiait la présence d’une de ses dagues à sa ceinture, comme un gage de sa survie pour les prochaines heures.
On décampe, Ours et Faucon nous attendent déjà dans la charrette”
Ils s’éloignèrent de la petite demeure de fortune qu’ils avaient érigés de cela il y a quelques mois, quand la région était encore sauf et pour ainsi dire non hostile. Au loin, des yeux aiguisés pouvaient voir d’un côté la cité d’Heine et de l’autre un nuage de brouillard laissant deviner de rapides mouvements de troupe. Des tambours et cor annonçaient une charge imminente alors que Raton grimpait en premier dans l’arrière de la charrette, il proposa aussitôt sa main à Corbeau pour qu’elle y prenne place également. À leur côté se tenait Faucon, un grand elfe, arc à la main, la flèche encochée et le regard tourné vers le brouillard; à sa droite un tonneau était bondé de munitions pour son arme favorite. Raton s’adressa à Ours, un nain hirsute à l’avant de l’attelage:
“On peut y aller ! Des nouvelles des autres ?” demanda t il à la ronde. Faucon lui répondit sans quitter le nuage hostile de sa vision quasi parfaite
“Lombric, Taupe et Porc sont déjà en ville, normalement ils s'arrangent pour nous trouver une place dans un des bateaux en partance pour les royaumes de l’Ouest, Marmotte est allée faire envoyer un message à notre contact là bas. (il marqua une pause, puis reprit d’un ton plus soucieux) Tigre ou Écureuil sont partis observer le nombre et la composition de l’armée, pour le rapporter au commandement en ville…”
Le silence de la compagnie en dit suffisamment long pour saisir qu’ils partageaient tous ce sentiment d’inquiétude, puis l’attelage démarra laissant place à un bruit mêlant roue de charrette et d'eau en mouvement. Corbeau se concentra et fit en sorte que le liquide s’écarte de leur route pour faciliter la traversée du marais.
“Ils seront sur nous avant qu’on arrive en ville, annonça Faucon.
Je fais ce que je peux, ces vieilles carnes ont jamais été des étalons de premier ordre j’te signale” beugla Ours en faisant claquer les lanières de cuir.
Effectivement, les troupes se rapprochaient plus rapidement que prévu:
“Ils seront à la cabane dans deux minutes je pense, Faucon serrait nerveusement la poignée de son arc.
Alors ils vont avoir une petite surprise” leur répondit Corbeau, toujours la tête baissée pour se concentrer et maintenir son incantation de manipulation d’eau.”
Le temps sembla s’étirer alors que l’attente se faisait de plus en plus longue pour les compagnons. Ils virent la troupe déferler aux abords de la petite cahute et quand le premier troufion tenta de fracasser la porte pour bonne mesure alors le piège magique installé se déclencha. Il y eut un flash d’une lumière bleuté puis une suite d’explosions sourdes accompagnées d’halos aveuglants. Quand l’intensité des éclats retomba, les compagnons purent voir que les troupes de l’Ire, tout autour de leur ancien repaire, étaient complètement figées, entourées d’une épaisse couche de glace qui conserverait pendant un temps leur corps désormais dénué de toute étincelle de vie. Faucon se contenta de sourire alors que Raton, plus extraverti, poussa un cri de joie. Ours, pour sa part, grogna de ne pas avoir pu assister à l’évènement.
Mais les réjouissances furent de courte durée: malgré l’efficacité du piège tendu, cela n’avait pas globalement stoppé la charge des créatures féroces et avides de carnage. Ours fut sommé une fois de plus par Faucon de mener les montures de l'attelage au pic de leur performance, lui-même se mit à montrer ses talents d’archers et abattre les créatures qui arrivaient de plus en plus nombreuses à sa portée de tir.
La charrette s’approchant progressivement de la ville d’Heine, la route se fit soudain plus praticable et Corbeau put cesser de maintenir sa concentration sur son sort de manipulation d’eau pour se focaliser sur les créatures qui poursuivaient le véhicule. Elle ne pouvait distinguer grand chose parmi ce maelstrom de vie et d’émanation ténébreuse qu’était l’Ire bestiale à leur trousse, elle fit donc le choix de piocher de sa bourse un petit osselet orné d’un glyphe magique, dans une chuchotement elle énonça le mot de pouvoir qui activa ce dernier tout en jetant le petit objet hors du véhicule. A peine eut il touché le sol qu’un mur de glace d’une épaisseur conséquente apparut de nul part, une partie de la horde n’eut pas le temps de réagir et se fracassa net dessus, écrabouillé et piétiné ensuite par leurs congénères en rage.
Par delà le vacarme, Ours hurla l’information qu’ils allaient passer les portes de la ville, l’attelage, déjà vieillissant à la base, cracha ses dernières ressources pour s’introduire dans la bourgade. Ce fut alors que les portes se refermaient derrière eux qu’une des roues du transport explosa dans un ultime effort , projetant les compagnons en dehors. Corbeau, de part sa vision parcellaire, put, encore moins que les autres, anticiper sa chute. Elle sentit le monde basculer puis un violent choc à la tête la fit passer dans les méandres de l’inconscience…
“Papa ! Elle bouge elle bouge !”
Un nain s’approcha de la couche ou était alitée
Isabel, son fils s’écarta pour lui laisser la place.
“Tout doux la perche, t’as encore la tête gonflée comme un furoncle trop mûr..”
D’un geste doux mais ferme, il l’invita à rester en position horizontale, elle put sentir le léger tangage et devina qu’elle se trouvait au bord d’un bateau.
“J’te la fais courte histoire qu’tu puisses t’rendormir rapid’ment… T’es dans un rafiot en partance pour les royaumes de l’Ouest, y’en a encore pour un moment avant qu’on arrive là bas… Tes compagnons m’ont lâché un peu d’adenas histoire que j’prenne soin d’toi l’temps qu’tu t’rétablisses. Ils ont laissé pas mal d’affaires, y parait qu’c’est les tiennes… J’sais pas j’ai pas fouillé. Ils m’ont dit qu’ils avaient eu qu’une place pour le voyage, alors ils ont décidé qu’ce s’rait toi. Eux, ils m’ont dit qu’ils essayeraient d’défendre la ville autant qu’ils pourraient… S’tu veux mon avis, ils ont surtout signé pour un baroud d’honneur tes copains… V’là l’topo ma grande, maint’nant, honore l’courage et l’sacrifice de peu importe comment tu les appelles et r’pose toi…”
Isabel accusa le coup, encore trop sonnée à la fois par les nouvelles qui venaient de lui être annoncées et par le choc physique qui avait eu lieu il y a quelques heures.
Tous ses compagnons… Ses frères de quelques temps au moins … condamnés… Elle se remit sur le côté et se laissa bercer par les mouvements réguliers du navire afin de fuir ses pensées lugubres.