J’étais à la préfecture. Quelqu’un me mit dans les mains une lettre. J’essayai de la lire, mais les mots se dérobaient en dansant sous mon regard. Quand je levai la main pour me frotter les yeux, mes doigts chatouillèrent mon visage. Ils étaient couverts de fourrure. Je vis mon reflet dans la lame en argent du coupe papier. Au-dessus de mon col bâillait une mâchoire de loup aux poils fauves, nantie d’incisives et de canines énormes. Pour cacher cette affreuse métamorphose, je levai en hâte la lettre devant mon visage et regardait subrepticement par-dessus si quelqu’un s’était aperçu de quelque chose.
La préfecture était en plein chaos. Les membres du conseil avaient des visages de singes et se balançaient aux lustres en jacassant. Montrant les dents comme un rongeur, un membre disputait quelque chose à un rival à la tête de crapaud. Un autre renversait des ouvrages en gesticulant et engloutissait toutes les pages qu’il parvenait à arracher et qui passaient à la portée de son bec de pélican. Un rideau prit feu quand quelqu’un laissa tomber une bougie, mais personne ne fit mine de l’éteindre. La fumée ne fit que provoquer d’autres hurlements, rugissements, sifflements et cris stridents.
Je tentai de garder mon sang-froid et parvins à quitter la pièce. Je cherchai la sortie, cependant, chaque fois que j’atteignais le palier, je réintégrai la salle du Conseil où la situation empirait. D’abord les conseillers avaient arraché leurs vêtements. Ils se traînaient par terre ou gambadaient les bras nus, et leurs visages déformés évoquaient des espèces que je n’avais encore jamais vues, dont certains arboraient un front couronné d’écailles ou des défenses monstrueuses. La seconde fois, les membres presque nus ondulaient dans des flaques humides, dardant une langue de lézard.
À mon troisième essai, une voix m’appela par mon nom. Nuzä était à côté de moi. En la voyant, j’éprouvai une bouffée d’espoir mêlée de terreur. Elle semblait normale, jusqu’à ce que la peau de son visage se fendille en révélant les écailles qui se cachaient dessous. J’attrapai sa main pour l’entraîner dans ma fuite. Il n’y avait pas de pièce derrière la porte, mais une terrible chute d’eau écumeuse qui me happa et m’engloutit. Un bruit résonnait dans mes oreilles, et j’eus du mal à reconnaître les battements de mon propre cœur. On aurait cru que quelqu’un était en train de battre un tapis. Ma langue et ma gorge étaient sèches comme du papier. Je luttais contre cette obscurité, cette chute éperdue, et ma lutte n’était que terreur.
Je marchais dans une forêt à minuit. Les arbres étaient tout blancs et s’élevaient très haut au-dessus de ma tête, disparaissaient dans une obscurité bleu noir. Bien qu’il n’y eût pas de vent, les feuilles blanches comme neige frissonnaient et chuchotaient.
Levant la main pour écarter un feuillage tombant, je sentis du papier sous mes doigts. Les arbres étaient plats et pâles. Des fougères hérissées, coupantes comme du papier, blessaient mes mains avec une cruauté sournoise. Je n’étais pas seule.
À côté de moi marchait une silhouette familière, réconfortante. J’entendais craquer les feuilles sous de lourdes bottes. Puis je reconnus mon compagnon. Du coin de l’œil, je distinguai l’étoffe couleur prune de sa cape. La clarté de la lune était si irrégulière que je la voyais à peine. Il était parfaitement plat. Vu de côté, il était aussi fin qu’une feuille de papier. En proie à une appréhension soudaine, je l’attrapai par le bras et le forçai à me regarder. Les yeux du Marionnettiste étaient deux éclaboussures d’encre, sa bouche une tache souriante. Le clair de lune intermittent éclairait ses grosses mains pataudes et les spirales grossières qui retenaient sa cape. Il n’était tout entier qu’un dessin d’enfant, mais cela ne l’empêchait pas de plisser ses yeux d’encre et de se pencher vers moi pour me dévisager.
Je serrai son bras plus fort et le sentit se froisser sous mes doigts avec horreur. Le lâchant aussitôt, je reculai, mais il émit un sifflement assourdi et tendit vers moi ses longs bras parcheminés, dont l’un était maintenant tout chiffonné. Ma peur se mua en colère et je frappai si violemment son bras qu’il se déchira. Sa silhouette chancelante était tellement horrible et difforme que je le frappai encore et encore, en le mettant en pièces à force de le déchirer. Des fragments du Marionnettiste voltigèrent dans l’air comme des flocons de neige ou des serpentins. Il ne resta bientôt de lui qu’une bouche en papier, s’agitant comme un papillon. Je la saisis entre mes doigts, la pinçai cruellement et faillit la couper en deux à force de l’étirer.
« Pourquoi ? » articulai-je.
Mais je tirai trop fort sur la bouche grimaçante, qui se déchira. Lançant un regard éperdu autour de moi, j’aperçus au loin une autre silhouette familière. À cette vue, un chagrin brûlant m’envahit, mais sur le moment je ne me rappelai pas pourquoi.
« Suriel ! » criai-je.
Je courus à travers la forêt de papier pour rejoindre la silhouette qui s’éloignait. Suriel semblait se mouvoir plus vite que je ne parvenais à courir. Il paraissait glisser, et j’eus l’impression troublante qu’il ne bougeait pas les jambes.
« Suriel ! Attends-moi ! Quelque chose ne va pas ! Nous ne sommes pas censés être ici. »
Je crus qu’il allait ralentir, se retourner, mais il n’en fit rien. En revanche, les feuillages se mirent soudain à s’agiter. Il y eut une pluie de feuilles de papier, puis une main d’ombre se tendit, immense, vers le paysage boisé. Je hurlai un avertissement. Même après que je n’eus plus de souffle pour hurler, mon appel sembla se propager sans fin. La tête de Suriel était écrasée entre un pouce et un index géants. L’espace d’un instant, je le vis tituber tandis que sa tête se déchirait à moitié. Puis la main referma son poing sur lui et l’entraîna vers le ciel, trop haut pour que je puisse le voir.
« Non ! Hurlai-je en courant. Ramenez-le ! »
À ce moment, j’entendis au-dessus de ma tête un bruit de papier déchiré.
« Je vais vous tuer ! Vous tuer ! »
Il y eut un silence. En tendant le cou, je ne réussis à distinguer qu’une énorme silhouette noire au milieu des arbres, se détachant sur le ciel étoilé. Au-dessus de ma tête, le feuillage bruissait. Des branches craquaient et claquaient. Une pluie de feuilles blanches desséchées tomba sur mon visage : la main allait de nouveau s’abattre.
C’est alors, et seulement alors, que je fus saisie d’une terreur aveugle. Baissant les yeux, je vis pour la première fois nettement mon propre corps. J’étais en papier, une poupée en lambeaux couverte de griffonnages à l’encre noire. Il serait si simple de me déchirer. J’avais commis une terrible erreur.
Je me laissai tomber sur le sol obscur et me faufilai sous les fougères blanches, non sans tressaillir en sentant mon corps de froisser et se déchirer légèrement. Je me figeai sur place pendant que la main géante explorait la forêt à tâtons, à la recherche de la source du hurlement menaçant. À ma recherche.
Les secondes se dilatèrent jusqu’à l’extrême limite. Les battements de mon cœur parurent ralentir mais leur rumeur s’enfla au point que le sol se mit à vibrer. La masse pâle des arbres trembla, se dissipa, tandis que les ombres gagnaient du terrain. Puis, quelque part dans les hauteurs, la lune s’éteignit en tremblotant, et tout sombra dans les ténèbres.