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par Gabriel » dim. 3 juillet 2022 à 00h42
Artheus revient et m’adresse un signe de tête : il va prendre ma place pour surveiller Haydon. Depuis qu’il s’est réveillé, le Préfet n’est plus lui-même alors on a fini en quarantaine chez Merkiz et Larchet. Même si le couple est accueillant, l’ambiance est tendue ; on dirait que la note très aiguë d’une mesure s’éternise à l’infini et que la suite de la mélodie ne viendra jamais. Ça met mes nerfs à rude épreuve. Je referme la porte derrière moi, heureux de la pause qui se présente.
Les bâtiments adjacents ont récemment brûlé et il demeure une odeur âcre dans l’air autour, mes yeux parcourent aléatoirement les décombres. Ce chemin ne me dit rien, mais aller vers la place centrale bondée de monde non plus. Je me rappelle qu’une librairie a ouvert non loin quand des bruits sourds me parviennent depuis l’intérieur. Je frappe plusieurs fois sans que personne ne m’ouvre. J’entends des raclements comme lorsque plusieurs chaises sont déplacées.
J’insiste une nouvelle fois et Merek apparaît dans l’encadrement, par-dessus son épaule je distingue Merkiz en train d’essayer de retenir Haydon, tandis que Larchet lui parle d’une voix qui se veut apaisante. Le Préfet se débat comme un diable, des runes se forment autour de ses poignets et j’ai soudain peur qu’ils nous réduisent tous en cendres. J’écarte Merek de mon passage et m’avance d’un pas déterminé vers Haydon avant de l’assommer d’un coup de pommeau contre la tempe. Alors qu’il s’effondre dans les bras de Merkiz, je déglutis une dernière fois, prenant pleine conscience de mon geste qui pourrait passer pour de l’insubordination, ou pire. Mon regard croise celui de mes comparses, indéchiffrable.
Alaric Zolpheus est devant la porte, accompagné d’une vingtaine de gardes.
« Je viens récupérer mon fils, de gré ou de force. »
Je regarde vers Artheus et Merek. Je n’ai vu aucun enfant depuis que nous sommes ici, et le déplacement de vingt-deux militaires me semble disproportionné pour récupérer un gamin en fin de journée. Le Préfet se relève et s’approche du seuil. Est-ce qu’il est le fils en question ? On le suit machinalement. C’est un pli qu’on a pris et dont il est difficile de se débarrasser maintenant : aussi certain que le métal reste soudé à un aimant, on ne lâche jamais ses bottes
.
La discussion se poursuit encore plusieurs minutes, puis nous suivons la garde de Fer et laissons Giran derrière nous.
J’espérais qu’on regagne Oren, mais le Capitaine nous emmène à Gludin. J’observe Haydon et Zolpheus à la dérobée. Peut-être qu’ils se ressemblent. Autant qu’un fils et son père puissent se ressembler, si je compare avec le mien. Je préfère penser que je ressemble à ma mère, mais c’était une Elfe, et n’importe quelle personne qui poserait (ou lèverait) les yeux sur moi penserait que je suis un Humain. Je suppose qu’on ne se voit jamais tout à fait comme les autres nous perçoivent. C’est une chose que j’ai appris à travailler lorsque, poussé par ma mère, j’ai rejoint le temple pour faire mes classes militaires.
Zolpheus nous installe dans ses quartiers et Artheus propose de rester avec Haydon pendant que Merek et moi rejoindrons le terrain d’entraînement de la Garde de Fer pour se dégourdir un peu. On se sépare à l’arrivée pour s’échauffer. Je reprends la routine que j’avais établie à la Forteresse et l’accomplit sans même y prêter une grande attention. Bientôt mon esprit s’apaise et je suis prêt à rejoindre Merek pour quelques affrontements amicaux.
« Il ne t’en a même pas voulu. »
Il fait référence à mon acte un peu téméraire de l’avant-veille. Uniquement pour espérer me déstabiliser et gagner le combat qui s’annonce, je pense en moi-même. Je lui souris :
« Bah, c’est un type pragmatique. J’ai fait ça pour son bien, il le sait. »
Ma lourde épée d'entraînement taquine la sienne pour l’inviter à attaquer et entrer dans le vif du sujet. Moi qui suis du genre bavard, je me rends compte que je voudrais qu’il se taise. Est-ce que j’apprécie le calme du Préfet ou est-ce qu’il déteint sur moi ? Les lames qui s’entrechoquent jouent une mélodie familière qui fait retomber toutes les tensions accumulées. Me concentrer sur le combat me plonge dans une sorte de méditation libératrice et lorsque nous quittons le terrain, je me sens ragaillardi.
« Il nous reste encore un peu de temps avant la relève, ça te dit une bière ?
j’accompagne ma proposition d’un hochement de tête vers la taverne alors qu’on traverse la place de Gludin.
- Seulement si c’est toi qui rince.
- C’est pas possible d’être aussi pingre. À croire que t’es payé une misère. »
Merek lève son majeur à mon attention et son air renfrogné me fait rire. J’attrape son épaule et lui assure que l’addition sera pour moi.
« Delacroix ! J’pensais pas qu’on t’reverrait par ici d’si tôt ! »
La grosse voix du patron des lieux nous interpelle alors que je nous dessinais un chemin parmi les tables des habitués. Merek m’observe et je sens qu’il s’apprête à commenter quand une ravissante Humaine s’immisce entre nous :
« Mais c’est qu’il a pris du gallon c’t’homme-là. Est-ce qu’il va encore nous adresser la parole ? »
Elle fait glisser ses doigts sur l’emblème de mon épaulette, son regard plein de défis et de promesses se plantant directement dans le mien.
« Et Delacroix ! Comme d’habitude ? m’interroge le tavernier depuis le bar.
- On a ses petites habitudes en plus, Gabriel ? Je ne pensais pas que le Préfet recrutait dans les piliers de bar. Merek fronce les sourcils, repoussant gentiment l’Humaine entre nous pour la dépasser.
- Être pilier de bar, c’est le premier critère pour être pied de grue, Merek. »
Il me tape dans l’épaule avant de choisir une table au milieu de la salle. Maintenant qu’on est repérés, autant s’afficher.
« T’es de Gludin, en fait ? Merek attrape la bière que la serveuse lui tend, et elle lui répond aussitôt :
- Mais non, il est pas d’ici, avec une trogne pareil… »
Tirant doucement sur mon oreille, elle se penche pour me murmurer l’heure de sa fin de journée et j’acquiesce une fois en la remerciant pour la bière.
« Je suis de Heine. Quand l’Ire a pris la ville, je suis venu ici à Gludin. J’y ai passé pas mal de temps… »
Mes yeux dérivent malgré moi vers les hanches de la serveuse qui s’est éloignée.
« Et tu t’es fait quelques amis, conclut Merek en suivant mon regard.
- J’suis pas un animal asociable comme Artheus.
- Et c’est à Gludin que t’a fait ta formation ?
- Ouais, Noya m’a renvoyé à Heine quand elle a été libérée. J’étais officier. Et puis je me suis proposé comme volontaire pour la course à la cocarde à Althena.
- La cocarde d’excellence ?
- C’est ça.
- Et toi, tu l’as eue ? »
Je lui souris avant de poursuivre :
« La libération d’Oren est arrivée et j’ai pu y participer. Et ensuite, Haydon est passé Préfet, et j’imagine que comme pour toi, Noya m’a convoqué un matin pour me dire qu’il allait me proposer pour coller aux basques d’Haydon.
- Au Préfet. Merek lève son verre pour trinquer avec moi, et je l’imite.
- Ouais, à Haydon.
Je bois une gorgée, savourant l’amertume du liquide. La brasserie de Gludin n’a pas perdu en qualité.
« Et donc la cocarde, tu l’as eue ?
- Je te montrerai ma cocarde, Merek, mais sois un peu patient. J’suis pas un homme facile. »
Il me gratifie d’une bourrade qui me fait renverser un peu de bière tandis que je ricane. Si je me suis longtemps questionné sur ma place dans mes plus jeunes années, je sais aujourd’hui que je ne pouvais pas mieux tomber qu’entre mes deux comparses pour servir la cité d’Oren.
« Allez, magnons-nous, je veux qu’on puisse vite rentrer. »