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C'était il y a fort longtemps. Cette histoire s'est passée bien avant la naissance des pères de nos mères. Et nombre de tonneaux de bière ont été vidés depuis lors. Mais elle est arrivée jusqu'à moi et je m'en vais vous la conter.
Le vieux Nain prit une grande gorgée de bière mousseuse qui vida la moitié de sa choppe, puis regarda son auditoire avec un petit sourire. Il aimait voir les lueurs curieuses qui dansaient dans les yeux des plus vieux comme des plus jeunes lorsqu'il entamait une histoire.
Alors, il poursuivit son récit.
Cette histoire s'est passée ici même, au sein du village qui se tenait en ces lieux avant le nôtre et dont nous retrouvons parfois des vestiges en cultivant l'orge si réputé de nos contrées. Cette histoire est celle de l'une de nos sœurs qui vivait ici avec toute sa famille.
Elle s'appelait Frajani. Elle était née par un froid matin d'hiver, à l'heure où le soleil commence à peine à poindre ses rayons timides. Son père était mineur et partait souvent pour de pénibles et longs voyages à la recherche de nouveaux filons de métaux précieux. Sa mère s'occupait de la fratrie : six garçons et sept filles dont Frajani était la benjamine.
C'était une gamine plutôt silencieuse et discrète. Son visage fin, auquel une tignasse roux doré apportait un halo de lumière, reflétait la douceur de son caractère. Ses grands yeux verts étaient souvent emplis d'une langueur étrange qui aurait pu passer pour de la tristesse ou de la nostalgie. Elle restait le plus souvent à l'écart des autres enfants de son âge et préférait la liberté de sa solitude.
Petite chose perdue au sein d'une grande famille où les cris et les rires retentissait sans fin et où chacun possédait un fort caractère et essayait d'en imposer aux autres, elle était souvent oubliée et elle poussait au gré du vent des montagnes et des saisons, telle une fleur sauvage.
Le conteur s'arrêta à nouveau pour s'hydrater le gosier d'une lampée de liquide ambré et parcourut l'assemblée d'un regard scrutateur. Il se délecta des regards humides remplis d'émotions à l'évocation de son personnage préféré. Car cette légende il l'aimait, de toute son âme ... c'était elle qui l'avait décidé d'embrasser son métier de conteur. Puis il poursuivit son récit, non sans avoir fait signe au tavernier de lui remplir à nouveau sa choppe.
En ces temps anciens où vivait Frajani et sa famille, l'existence était bien plus difficile qu'aujourd'hui. Les gens travaillaient dur et mangeaient peu ... et la bière était de bien piètre qualité, à cause des maigres récoltes du village. Le climat était froid et rude, bien plus qu'aujourd'hui, mais la vie suivait son cours malgré tout.
Frajani aimait à divaguer dans les recoins isolés du village et les champs alentours. Elle savourait le calme et le silence, loin des bruits de la vie villageoise. Et si elle ne fréquentait guère les enfants de son âge et évitait autant que possible sa famille, il y a avait une personne auprès de qui elle aimait passer du temps : Grand-Mère Morine.
C'était une très vieille naine, sans doute la doyenne de toute la région, et tout le monde la nommait par ce sobriquet. Elle vivait dans une robuste maison de pierres, un peu à l'écart. Les autres Nains la craignait car nul ne la connaissait vraiment. Elle avait toujours été là et personne ne savait quel âge elle pouvait bien avoir. Mais tous s'accordait à dire qu'elle était bien plus vieille que le plus vieux des Nains ayant vu le jour sur ce monde et qu'elle gardait la mémoire de plusieurs générations.
Aveugle et usée par sa longue existence, elle ne sortait jamais de chez elle. Et les seules visites qu'elle semblait recevoir étaient celles d'une jeune Naine d'un village voisin, prénommée Arthera, qui prenait soin d'elle et lui apportait à manger. On voyait la jeune fille entrer dans la maison chaque matin à l'aube, munie d'un panier de victuailles, et en ressortir à la tombée de la nuit. Personne ne savait vraiment quelles étaient ses relations avec Grand-Mère Morine, et à vrai dire, tout le monde s'en fichait un peu.
Grand-Mère Morine ne parlait jamais de son passé et lorsque quelqu'un osait lui poser une question à ce sujet, un voile orageux semblait se poser sur son visage parcheminé, coupant toute envie au curieux d'insister sur le sujet. Même Frajani n'osait pas demander alors qu'elle mourait d'envie d'en savoir plus sur cette vieille femme étrange et mystérieuse.
La maison était très ancienne mais solide, implantée sur des fondations inusables. Elle avait traversé des siècles d'intempéries sans broncher et semblait bâtie pour durer jusqu'à la fin des temps. Elle était meublée de manière tout à la fois rustique et monumentale. De lourds éléments de bois massifs, cerclés de ferronneries ouvragées, du genre de ceux qu'on trouve dans les bâtiments d'importance. Certains d'entre eux portaient des gravures étranges que Frajani n'avait jamais vues ailleurs. Une tonne de petits objets étaient disposés de ci de là comme autant de témoins de sa vie.
La vieille dame passait la majeure partie de ses journées assise sur une sorte de grand trône de chêne recouvert d'un brocard de velours rouge foncé, devant le feu crépitant de la cheminée. Elle semblait bien souvent perdue dans des ses souvenirs. Un voile de mystère entourait sa vie comme si un lourd secret pesait sur son passé.
La première fois que Frajani la rencontra, elle était toute petite. Elle s'était aventurée un peu loin du village sans s'en apercevoir, toute concentrée par les découvertes merveilleuses que lui offrait la nature : les fleurs, les papillons voltigeant ... C'était une matinée de printemps et chacun s'affairait à ses occupations quotidiennes. Elle avait échappé à la vigilance d'une de ses sœurs aînées chargée de la surveiller et vagabondait sur les chemins. Mais elle s'était finalement perdue et commençait à sentir la peur la gagner.
Paniquée, elle aperçut enfin une maison isolée et s'approcha de la porte. Elle frappa timidement et une voix douce mais ferme lui répondit :
Entre ma petite Frajani, je t'attendais ...
Surprise, elle resta immobile devant la porte.
N'aies pas peur, je te dis. Entre donc.
Elle s'exécuta et ouvrit. L'intérieur était sombre mais semblait accueillant. Elle franchit le seuil et se retrouva dans une grande salle. Le temps que ses yeux s'habituent au manque de lumière, elle finit par distinguer une vieille Naine, assise au milieu de la pièce. Elle s'en approcha et s'installa par terre à ses pieds, en tailleur. Grand-Mère Morine passa sa main ridée dans ses cheveux, geste qui l'apaisa instantanément. Frajani releva la tête et détailla la propriétaire des lieux.
Un détail frappa de suite son attention : la main qui avait caressé ses cheveux portait une marque profonde, comme une sorte de tatouage qui ressemblait à un marquage au fer rouge. Un symbole bizarre et inquiétant. Frajani devina à ce détail qu'elle se trouvait en présence de Grand-Mère Morine. En effet, il se disait au village que la vieille Naine portait des tatouages étranges sur tout le corps. Personne ne savait pourquoi ni à quoi cela servait, mais des rumeurs parlaient de symboles magiques appelés runes et cela contribuait à augmenter la méfiance des autres vis à vis de la doyenne. Étrangement, malgré les mises en gardes et interdictions de s'approcher de la vieillarde, Frajani se sentait bien ici et n'avait aucune envie de repartir.
Cette première rencontre resta gravée dans son esprit et après ce jour, elle rendit de nombreuses visites à la vieille maison, à chaque fois qu'elle avait besoin de réconfort.
Le conteur prit de nouveau une pause. Les Nains qui l'écoutaient s'étaient faits plus nombreux et semblaient suspendus à ses lèvres. Le tavernier en avait même oublié de rapporter de la bière fraîche. Et lorsque le conteur lui montra sa choppe vide en fronçant les sourcils, il détala bien vite à la recherche du précieux breuvage.
Le jour où tout débuta était un jour comme les autres. Chacun vaquait à ses occupations, et comme toujours, la petite Frajani était livrée à elle-même. Elle errait de ci et de là, visitant inlassablement les moindres recoins du village et de ses alentours. Elle aimait à trouver les petits détails insolites que personne ne remarquait jamais, et ramassait sans cesse une multitude de petits objets plus ou moins anciens, perdus par leur propriétaires, qu'elle gardait précieusement dans un joli petit coffre en bois chez Grand-Mère Morine. Elle lui faisait partager ses découvertes et, bien souvent, la vieille Naine lui racontait des histoires attachées à ces objets.
Mais ce jour là, la découverte qu'elle fit n'était pas de taille à entrer dans sa boîte à trésors. Elle trottinait au milieu de la forêt qui bordait les champs cultivés, quand elle déboucha sur une petite clairière. Au milieu de l'espace découvert, un vieux mur se dressait qui soutenait une porte ancienne de bois massif ouvragée ornementée de fer forgé. Tout autour, le sol était jonché de quelques pierres, comme si la porte avait débouché dans le passé sur un grand bâtiment. Elle s'approcha et détailla l'ouvrage. Il comportait des symboles qui lui rappelaient quelque chose ... c'était les mêmes que ceux des meubles de Grand-Mère Morine. Elle resta un instant interdite, puis une envie irrépressible se fit sentir : elle ne savait pas pourquoi mais elle devait ouvrir cette porte. Elle souleva le loquet et poussa de toutes la force de ses petits bras. Après quelques instants d'efforts, le lourd panneau finit par bouger, dans un grincement lancinant. Elle traversa alors le seuil et se retrouva de l'autre côté.
L'espace d'un instant elle ressentit alors une sensation étrange. Elle eut l'impression de se trouver à l'intérieur d'une grande pièce remplie de gens, des personnes silencieuses, agenouillées devant une statue monumentale dans une sorte de recueillement. Elle vit de riches ornementations et des tentures ... ainsi que le trône qui était à présent chez sa vieille amie. Elle ressentait un sentiment de plénitude et de sérénité. Troublée, elle se frotta les yeux et la vision disparut. Elle se retrouva au milieu de l'herbe. Et d'un coup, elle fut assaillie par une grande lassitude. Elle s'allongea alors sur la tendre verdure qui semblait lui tendre les bras pour se reposer un peu. Et elle s'assoupit.
Lorsqu'elle se réveilla, la première pensée qui s'imposa à elle fut le souvenir de son rêve éveillé. Il fallait qu'elle en parle à Grand-Mère Morine pour qu'elle l'aide à trouver une explication à tout cela ... Elle partit en courant vers la vieille bicoque, toute excitée de lui faire part de son aventure.
Elle raconta son histoire durant de longues minutes. La vieille Naine resta tout d'abord impassible mais lorsque Frajani parla de sa vision, elle tressaillit légèrement et ses mains tremblèrent. L'espace d'un instant, la jeune Naine eut l'impression de voir le symbole tatoué sur sa main briller légèrement, mais elle se dit bien vite qu'elle avait dû rêver et revint à son récit. Une fois qu'elle eut terminé, elle attendit que Grand-Mère Morine lui parle, mais cette dernière garda le silence un long moment. Mais finalement, la vieille dame lui demanda s'il s'était passé autre chose par la suite. Alors Frajani lui raconta qu'elle s'était allongée sur l'herbe et qu'elle s'y était endormie. Elle lui parla aussi de la sensation étrange qu'elle avait ressentie au moment de quitter les lieux, elle s'était sentie retenue comme si les lieux ne voulaient pas la voir partir ... Grand-Mère Morine lui demanda enfin si elle avait entendu quelque chose de particulier, mais la petite répondit de manière négative. La doyenne hocha la tête doucement à plusieurs reprises et il sembla à Frajani voir couler une larme sur les joues parcheminées. Puis elle prononça ces quelques mots :
Ma petite Frajani, il va se passer de terribles choses ... mais tu n'es pas encore prête ...
Frajani n'osa pas poser de questions. La réponse de Grand-Mère Morine l'intriguait. Elle n'était pas prête à quoi ? Que voulait dire cette aventure ? Elle mourait d'envie de comprendre, mais elle sentait qu'il lui faudrait attendre pour avoir des réponses.
Lorsqu'elle rentra chez elle ce jour là, elle ne raconta rien à sa famille, persuadée qu'on se moquerait d'elle ou qu'elle serait punie pour avoir été seule dans la forêt. Puis elle n'y pensa même plus et la vie suivit à nouveau son cours. Jusqu'au jour où elle repensa à la porte étrange et ressentit le besoin irrépressible d'y retourner ... ce qu'elle fit.
Cette fois, elle ne franchit pas le pas de la porte mais elle s'installa directement dans l'herbe, à l'endroit même où elle avait eu sa vision. Elle avait la sensation étrange d'une présence à ses côtés, une présence bienveillante, un peu à la manière d'une mère veillant sur son enfant. Elle se sentait en sécurité, comme chez Grand-Mère Morine. Elle resta là, laissant ses pensées vagabonder, dans une sorte de torpeur. Plusieurs heures s'étaient écoulées lorsqu'elle reprit ses esprits, et la nuit était en train de tomber. Elle se dépêcha de rentrer chez elle, pressentant que son retour tardif ne serait pas du goût de ses parents. Lorsqu'elle arriva au domicile familial, le souper était déjà servi et les autres mangeaient sans avoir l'air de se soucier de son absence. Elle rejoignit sa chaise sous le regard courroucé de sa mère et avala sa soupe froide en silence. Personne ne lui posa de questions mais elle savait qu'il valait mieux que cela ne se reproduise pas, sans quoi elle finirait par devoir fournir des explications.
A partir de ce jour, elle se rendit dans la clairière quotidiennement. Finies les balades à la découvertes de nouveaux « trésors » ... elle ne savait pas pourquoi mais ses pas la conduisaient à chaque fois en ces lieux.
Le conteur avait pris une voix mystérieuse et il lança un regard à chacun des membres de l'assistance, espérant avoir produit l'effet désiré. Pas un bruit dans la salle. Tous semblaient attendre la suite de l'histoire. Il avala une nouvelle rasade de bière et reprit son récit.
Ainsi donc, chaque jour elle se rendait là bas, seule, et passait de longs moments assise ou allongée, à rêvasser, attendant quelque chose, sans savoir quoi. Et puis un jour, alors qu'elle était en train de fabriquer une petite tresse d'herbes folles, elle crut entendre une voix. Elle regarda autour d'elle mais ne vit personne. Elle se leva alors pour aller fouiller les sous bois ... rien ... Mais en revenant non loin de la porte, elle l'entendit à nouveau :
Frajani ...
Ya quelqu'un ? Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ?
Frajani, je suis en toi ... Je suis en chacun de vous ...
En moi ? Mais qu'est-ce que ça veut dire ? J'comprends pas ... Montrez-vous !
Seuls me voient ceux qui croient. Ferme les yeux, Frajani, et tu me verras.
Frajani ferma les yeux et peu à peu un sourire se dessina sur ses lèvres, éclairant son visage. Elle marmonna :
Je sais qui vous êtes ... Vous êtes la Mère ... Vous êtes la Terre ...
Mais la voix ne lui répondit pas, et Frajani eut alors la sensation d'être seule à nouveau. Comme si quelqu'un venait de quitter les lieux.
Elle se précipita chez Grand-Mère Morine pour lui décrire sa rencontre, la voix, les paroles qu'elle avait prononcées ... La vieille Naine sembla s'émouvoir et commença alors à raconter.
Elle raconta sa jeunesse, le temps où les Nains croyaient en la Déesse Mère Maphr, Déesse de la Terre. Ce temps où elle vivait au Temple, comme Grande Prêtresse, Maphra Rhan comme on disait. Du temps béni où le climat était plus clément et la vie plus facile. Du temps d'avant l'oubli.
Puis elle lui raconta la bêtise des Nains, qui peu à peu oublièrent Celle qui les avait créés, qui chassèrent le Clergé, la Carna Maphra, de leur village, pillant ses richesses ... qui pensèrent qu'ils étaient les seuls maîtres de leur destinée et qu'ils n'avaient pas besoin de guide ... Qui commirent l'impensable.
Enfin, elle expliqua à Frajani que la porte qu'elle avait trouvée était le dernier vestige de l'ancien Temple de Maphr, siège autrefois d'une communauté religieuse. Qu'il était resté debout durant des décennies malgré son abandon et qu'il avait finit par tomber en ruines, aidé par les villageois qui en avaient pillé jusqu'à a moindre pierre pour bâtir leur demeures.
Frajani s'étonnait. On ne lui avait jamais parlé de Maphr. Elle voulait savoir ce qu'était une Déesse, ce qu'était une prêtresse ... Elle voulait tout connaître de cette époque qui lui semblait si différente de la sienne. Et même si elle avait déjà compris beaucoup de choses dans les ruines du Temple, elle avait besoin de mettre des mots sur les évènements qui s'étaient produits ces derniers temps.
Grand-Mère Morine lui promit qu'elle lui expliquerait tout. Mais qu'à présent elle se sentait fatiguée et qu'elle avait besoin de repos.
Frajani retourna donc chez elle, toute excitée par ce qu'elle avait appris et impatiente d'en savoir plus. En se dirigeant vers la porte, elle aperçut la jeune Arthera. C'était la première fois qu'elle la voyait malgré ses nombreuses visites. Elle était installée à un bureau, dans une autre pièce dont la porte était entrebâillée, et elle semblait étudier des ouvrages anciens et poussiéreux. Frajani s'éclipsa discrètement pour ne pas la déranger.
Lorsqu'elle arriva chez elle, sa mère l'attendait sur le pas de la porte, les bras croisés et l'air furieux. Elle ne lui laissa même pas le temps d'entrer et se mit à lui hurler dessus :
Tu sais c 'qu'on ma dit, gamine ?
Non Moma ...
Que tu trainais tes guêtres chez la vieille sorcière !
La vieille sorcière ?
Oui, cette vieille chouette qui habite plus loin. J'aimerais bien savoir c'que t'y trafiques ma fille !
D'abord, Grand-Mère Morine, c'est pas une sorcière, elle est même très gentille. Et elle s'occupe de moi, elle ! Ensuite, je .... je ...
T'as plutôt intérêt à tout m'raconter vite fait. De toute façon tant qu't'as pas craché l'morceau, t'auras pas à manger, c'est simple. La moindre des choses c'est qu'on sache pourquoi tout l'village s'fout d'ta famille, non ?
Alors elle raconta la boîte aux trésors, la forêt et le Temple. Elle raconta Maphr et tout le reste. Mais sa mère ne semblait guère apprécier le récit et son visage se fermait au fil des paroles de sa fille. Puis elle l'envoya préparer le repas et attendit son époux, la mine soucieuse.
Ils discutèrent longtemps et finirent par décider d'interdire à Frajani de sortir le temps que ses bêtises lui passent. Mais autant tenter de priver un papillon de liberté ... Frajani, qui n'en faisait qu'à sa tête, profitait de chaque instant d'inattention pour prendre la poudre d'escampette. Et très vite, ses frères et sœurs chargés de sa surveillance décidèrent de la laisser courir à son gré.
Elle continuait donc à aller au Temple et chez Grand-Mère Morine aussi souvent qu'elle le pouvait et apprenait de plus en plus de choses sur Maphr et sur l'histoire de son village.
Elle entendait aussi souvent la voix lui parler, et même si elle ne comprenait pas toujours tout, ces paroles faisaient leur chemin tout doucement dans son esprit.
Le conteur prit à nouveau une pause et considéra les regards fixés sur lui. Il semblait un peu fatigué, mais son histoire n'était pas terminée et il se devait d'aller jusqu'au bout. Il vida sa choppe pour la seconde fois et toussota pour éclaircir sa voix.
Mais au village, les gens commençaient à jaser et à regarder la petite de travers. Il se disait même qu'elle avait tourné folle et qu'elle entendait des voix dans sa tête. Sa famille vivait très mal la situation, mais Frajani n'en avait cure et continuait ses aller-retours entre le Temple et la maison de la Grande Prêtresse.
Puis l'hiver arriva ... froid ... très froid ... glacial même. Un des hivers les plus rigoureux qu'on ait vu à ce jour. Les intempéries se succédaient sans relâche, ne laissant aucun répit aux pauvres Nains de la région. Le village devint triste et morne, presque sans vie.
Frajani n'allait plus guère au Temple mais passait à présent ses journées chez Grand-Mère Morine.
Puis vint le jour où tout bascula ... Le fameux jour qui grava le nom de la petite Frajani dans la légende et dans la mémoire de tous ceux qui la connurent.
Ce matin là, le ciel était d'un gris sombre, menaçant, presque noir, semblable à un ciel d'orage en été, chose très inhabituelle à cette saison. On pouvait sentit l'électricité dans l'air et la tension monter chez tout un chacun. Puis ce fut la grêle ... violente et destructrice ...
Frajani était installée confortablement chez Grand-Mère Morine au moment où les éléments commencèrent à se déchaîner. Elle l'écoutait parler de l'ancien temps, assise au coin de la cheminée, lorsque la voix s'adressa soudain à elle d'un ton ferme et pressant :
Frajani, c'est toi qui leur servira de guide. Ecoute la Maphra Rhan et mène-les !
Frajani regarda Grand-Mère Morine et comprit de suite qu'elle aussi avait entendu la voix. D'un coup, à sa plus grande surprise, elle la vit se saisir d'une canne en bois ouvragé, posée à côté de son siège, et se lever. C'était la première fois qu'elle la voyait debout depuis qu'elle la connaissait. Puis la Grande Prêtresse se saisit de la main de Frajani et l'entraîna vers la porte d'entrée. Au passage, elle fit signe à la jeune Arthera d'abandonner sa lecture et de les suivre sur l'instant. Elles sortirent ainsi toutes les trois sous une pluie battante et cinglante, mais étrangement, l'eau qui tombait du ciel à grosses gouttes semblait s'écarter autour d'elles pour éviter de les tremper.
Elles marchèrent jusqu'au centre du village, sur la place du marché. Les rares passants qu'elles croisaient n'en croyaient pas leurs yeux. Personne n'avait jamais vu Grand-Mère Morine sortir de chez elle, de mémoire de Nain. L'heure devait être grave et cela n'augurait rien de bon. Alors, Grand-Mère Morine s'adressa à Frajani :
Tu dois les amener au Temple. C'est la seule chose qui pourra les sauver.
Frajani acquiesça et se mit à courir dans tous les sens, essayant de convaincre les autres Nains de la suivre. Mais ils la regardaient comme si elle était devenue folle et personne ne semblait l'écouter. La pauvre petite s'arrêta bientôt et lança un regard de détresse vers son amie, les yeux pleins de larmes.
Ils ne veulent pas m'écouter ...
Soudain une voix ferme et forte retentit et résonna comme si elle rebondissait sur les murs extérieurs des bâtiments alentours. Les Nains qui se trouvaient déjà là furent bientôt rejoints par une masse de plus en plus nombreuse, attirée par le bruit inhabituel. Dès que les premiers mots furent prononcés, tous se figèrent et attendirent. Grand-Mère Morine se tenait droite, Arthera à ses côtés. Ses tatouages brillaient d'une lueur éclatante et ses yeux aveugles semblaient fixer chacun d'entre eux, comme pour entrer au plus profond de leur esprit.
Le temps de Notre Mère est revenu. Écoutez Frajani et suivez-là car Elle l'a demandé. Vous L'avez oubliée et Elle vous a laissé faire. Mais aujourd'hui Elle se rappelle à vous et ceux qui refuseront de croire perdront la vie en ce jour.
Puis Grand-Mère Morine ressembla de nouveau à la vieille Naine que tout le monde connaissait. Mais un vent de panique sembla soudain submerger la foule qui se groupa autour de Frajani, attendant qu'elle leur montre le chemin.
Ils marchèrent vers le Temple. La pluie s'était arrêtée mais personne ne songea à retourner vers le village. Une fois arrivés, ils se massèrent à l'endroit que Frajani leur indiqua, derrière la porte, à l'emplacement exact de l'ancien Temple, et attendirent ... ils ne savaient quoi.
Soudain le ciel se déchira en deux dans un fracas épouvantable. Et la gueule béante ainsi ouverte se mit à vomir des flots de rochers et de terre boueuse de toutes parts. Les villageois étaient terrifiés et se serraient les uns contre les autres. Certains se mirent à prier, instinctivement, pour que tout cela s'arrête ...
Le cataclysme dura des heures, jusqu'à la nuit. Tout alentours était dévasté, mais le Temple et ses occupants furent épargnés.
Quand ils osèrent enfin bouger, ils ne purent que constater que le village entier avait été détruit, enseveli sous les tonnes de gravats tombés du ciel, et que c'était un miracle qu'ils soient encore en vie. Mais lorsqu'ils cherchèrent Frajani pour la remercier, elle avait disparu. Et ils eurent beau la chercher partout, personne ne la revit jamais ...
Puis vint le temps des questions ... Grand-Mère Morine expliqua aux Nains traumatisés ce qui était arrivé. Ils s'étaient détournés de Maphr depuis trop longtemps et la Déesse s'était rappelée à eux. Il était temps maintenant de croire à nouveau et de prier. Il lui demandèrent si elle acceptait de les aider. Alors elle leur parla de sa jeunesse de prêtresse, du clergé, du Temple ... de tout ce qui avait été abandonné il y a bien longtemps. Elle leur parla aussi d'Arthera, sa jeune novice, qu'elle accompagnait depuis de nombreuses années dans son apprentissage du culte. Et tous l'écoutèrent avec attention.
Puis les choses revinrent peu à peu à la normale, et le village fut reconstruit sur les ruines de l'ancien. C'est le village où nous vivons aujourd'hui. Le clergé de la Carna Maphra fut lui aussi recréé et Arthera devint la première Maphra Rhan de ce renouveau religieux, guidée par Grand-Mère Morine. Et le Temple auquel vous vous rendez aujourd'hui pour rendre grâce à Maphr est celui qui fut rebâti après la catastrophe, autour de la porte d'origine.
Les auditeurs, croyant l'histoire terminée commencèrent à s'agiter sur leurs sièges et à lever les bras pour commander des bières. Certains semblaient déçus par la fin de l'histoire. D'autres se demandaient ce que Frajani était devenue ... Mais le conteur poursuivit alors :
Personne n'eut plus jamais de nouvelle de Frajani, mais on dit que le jour où Grand-Mère Morine retourna auprès de Maphr, on l'aurait vue sortir donnant la main à une jeune Naine au teint pâle, aux grands yeux verts et aux cheveux d'or ambré. Et qu'elles se dirigeaient toutes deux vers la Montagne.
Je terminerai cette histoire en ajoutant que la jeune Arthera qui devint Grande Prêtresse n'est autre que celle que vous appelez Nannie Arthy. Alors si vous ne me croyez pas, allez-lui demander de vous raconter la Légende de Frajani. Elle la connaît bien mieux que moi.
Il s'arrêta sur ces mots et un petit sourire se dessina sur son visage. Il était épuisé et s'affaissa contre le dossier de sa chaise. Il allait commander une troisième choppe quand une Naine fit irruption dans la taverne, échevelée et rouge, haletante comme si elle avait couru un cent mètres. Elle entra et cria à l'assemblée :
Nannie Arthy nous a quittés! Nannie Arthy nous a quittés ! Mais vous savez le plus bizarre ... ben juste après son dernier souffle, les jeunes novices du Temple disent qu'elles ont vu une jeune Naine aux yeux verts et aux cheveux roux-blonds venir la chercher et qu'elles sont parties toutes les deux vers la Montagne en se donnant la main ...
Et un frisson glacé parcourut la salle ....