Chapitre I : Ex Nihilo
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Rune : 23ième de l’Augure de la Terre
La silhouette noire se faufila entre les meubles anciens, les accessoires fragiles, draperies précieuses et les joailleries d’époques révolues avec l’aisance du vent du sud soufflant l’air du soir.
Le vieux manoir ne payait pas de mine vu de l’extérieur, tout au plus ne semblait il pas laissé au complet abandon ; mais l’étalage de richesse ornant les murs des pièces de la froide demeure étaient une ode vibrante à l’adage « Il ne faut pas juger d’un livre à sa seule couverture ».
Encore avait-il fallu franchir -sans donner l’alerte aux patrouilles de nuit de la ville, les hauts remparts du manoir, ses pics acérés, les loups noirs et les mandragores du « jardin », le lierre étrangleur disposé traîtreusement parmi la végétation mondaine et les imposantes gargouilles de marbre veillant depuis les toits d’ardoise recouverts d’un manteau blanc par la dernière tempête de neige en date.
Mais l’intrus était bel et bien là, paisible, dans le Grand Hall silencieux, et sa silhouette noire était à présent penchée sur la lourde porte donnant sur la salle de lecture et la bibliothèque. Nul bruit ne vint troubler la quiétude environnante quand ses outils imposèrent finalement leur loi à la vénérable serrure qui céda le passage comme à regret au visiteur nocturne.
La bibliothèque était grande, sûrement la plus grande pièce de la demeure, et les hautes meurtrières qui laissaient entrer la lumière nacrée de la lune laissaient également danser les ombres inquiétantes des arbres voisins, dont les branches privées de leur parure par le rude hiver oscillaient lentement, et venaient parfois griffer les vitres dans un crissement étouffé.
L’intrus se baladait entre les rayonnages à l’odeur de vieux papier des étagères, il avait ignoré toutes les richesses des salles précédentes pour venir précisément ici. Ses pas de loup l’amenèrent finalement jusqu’à un imposant bureau ciselé dans la plus pure tradition des royaumes du sud-est, sur lequel tout un bric-à-brac de lettres et de parchemins était disposé.
Les lettres plus particulièrement, attirèrent son attention.
Celles frappées du sceau du Prince de Schuttgart disparurent même dans sa petite sacoche de cuir sombre. A quoi bon l’or et les bijoux, si l’on pouvait avoir le Pouvoir ?
Le voleur se détourna du bureau, l’objet de sa présence en ces lieux en sa possession.
Il allait repartir comme il était venu quand il se figea, sur le qui-vive : deux yeux brillants l’observaient depuis un coin nimbé de ténèbres, et leur propriétaire n’avait nulle présence qu’il aurait pu déceler.
Muscles tendus et réflexes aux aguets.
Les secondes défilèrent une à une, en silence, et rien ne se passait.
Le voleur finit par s’avancer prudemment, la dague dissimulée mais prête à remplir son office.
Il y avait quelque chose d’anormal. La pénombre à cet endroit précis était trop dense.
Mais les yeux luisaient et l’appelaient à eux.
Il fit encore quelques pas.
Un livre.
Les yeux appartenaient à un épais volume trônant sur un piédestal dissimulé dans un coin de ténèbre pulsatile.
Deux joyaux rouges dont la forme d’amande rappelait le regard elfique étaient incrustés dans sa couverture épaisse.
Il y avait aussi un étrange symbole ornant les lettres qui devaient composer le titre de l’ouvrage : « Ex Nihilo »
En dehors de son apparence vétuste, le bouquin ne présentait aucun des aspects du bibelot magique.
Et pourtant…
Le voleur se rappela où il se trouvait. Mieux valait ne pas traîner ici. Il se retourna donc vers la sortie, qu’il considéra un instant sans bouger. Ce fut plus fort que lui. Il y avait là quelque mystère et les mystères l’attiraient. Faisant à nouveau volte-face, il avança une main gantée vers le cuir sombre de l’ouvrage qui le regardait dans les yeux, dans l’âme…
Mon Nom est Ashutar et je marche Souveraine sur les Terres de ce Monde baigné de Lumière et de Splendeur et de Gloire à la grâce des Dieux Einhasad et Gran Kain, par les bienfaits Desquels mes frères et sœurs et moi, avons pris Forme et Vie.
Car au Début il n’y avait Rien.
Et le Rien était Tout.
Dans cet Absolu Relatif, il y avait des Forces. Celle de la Lumière et celle de l’Ombre étaient très grandes et s’animèrent. Par leur action concertée, ils brisèrent en un Maelstrom d’Energies pures les lois anarchiques du Chaos Ordonné et de l’Inexistence.
Le Rien ne formait plus un Tout et tout ce qui Vit fut appelé à l’Existence.
Ex Nihilo.
Cette Lumière est Einhasad et l’Ombre est Gran Kain.
Pour leurs Bienfaits, nous les Révérons.
Et parmi les êtres qui naquirent des énergies primordiales du Monde, Nous Sommes Leurs Elus.
Tout comme mes Frères et Sœurs, ma Sagesse est Grande.
Mon Esprit est animé de l’Essence Primordiale.
Mon Corps est fait de la Matière la plus Pure.
Ma Puissance ne connaît pas son Pareil.
Ma Magie est Sans Limites.
Mes Jours et Ma Cité sont Eternels.
Ma Race parcoure ce Monde sur lequel nous Régnons à pas de Géants…
Danger.
L’instinct lui avait commandé de s’esquiver et cela lui sauva la vie.
Déboussolé, le voleur réalisa qu’il était toujours dans le manoir de Rune et que ce moment d’égarement avait failli lui coûter une lame à travers le cœur. Un coup d’œil de biais : l’Ex Nihilo n’y était plus, son piédestal disparu.
Que s’était-il passé ?
Il faudrait chercher la réponse plus tard.
Pour l’instant, l’humain à la rapière d’argent qui lui faisait face semblait bien décidé à avoir sa tête en trophée.
Les deux adversaires commencèrent à se tourner autour, l’intrus les muscles tendus, l’homme à la rapière, avec une désinvolture frisant l’insulte. Ce dernier était assez grand, il arborait une chevelure blanche courte et soignée et une petite barbiche de la même couleur ornait son menton, rendant son visage aux traits réguliers et froids un peu moins symétrique. L’élégante sobriété avec laquelle il était vêtu contrastait avec la complexe sophistication avec laquelle l’arme qu’il faisait jouer de manière nonchalante avait été forgée et ornementée.
Sa voix raisonna, et elle était grave au-delà de tout aspect.
« Curieux vraiment, qu’avec toutes les rumeurs que je fais courir sur mon Antre, il y en aie encore d’assez stupides ou désespérés pour venir s’y faire déposséder de leur pauvre vie. »
Eclair d’argent et d’acier. Les lames sifflent dans l’air et se mordent dans un ballet meurtrier à une allure démente. Salto arrière pour rebondir sur une étagère et jaillir sur son adversaire dague en avant. L’homme à la rapière s’esquive avec grâce, comme si le coup pourtant déstabilisant lui avait été connu à l’avance.
« Technique téméraire mais sans saveur, reprit l’escrimeur, de sa voix incroyablement profonde, et votre « arme » ne sert guère plus qu’à menacer. Dommage qu’il n’y ait pas de prochaine fois. Vous auriez pu tirer profit des enseignements de cette rencontre. Car voilà comment il faut faire… »
Joignant le geste à la parole, une, deux, trois, le voleur fut désarmé en trois tours de main, et la dague alla voler dans un coin hors d’atteinte. Mais le voleur n’en avait cure. Le combat les avait presque amenés à l’endroit de la pièce qu’il désirait atteindre. Il se précipita donc.
Une douleur de feu dans l’épaule. Un choc.
Avec une vitesse fulgurante, son adversaire l’avait rattrapé et cloué de sa rapière contre une bibliothèque. Il senti son haleine glacée dans sa nuque alors que l’homme lui murmurait à l’oreille :
« Si votre objectif était de passer par la fenêtre alors que votre âme sache que c’était peine perdue. Votre position n’est guère enviable, si proche et pourtant si loin… Voyons à présent de quoi aura l’air mon prochain hôte à dîner… »
Le seigneur des lieux tira alors sur le capuchon du voleur, découvrant sa longue chevelure noire, ses oreilles pointues et son visage féminin à la peau marquée par la malédiction de son peuple.
« Toi… »
Il n’eut pas le temps d’ajouter grand-chose, il fut projeté dans un déluge de pages brûlés jusqu’au fond de la pièce par l’explosion d’une boule de feu qui anéantit la fenêtre près de laquelle il se tenait un instant plus tôt.
La jeune Sombre en profita pour retirer l’arme de son épaule en serrant les dents, salua avec cette dernière dans la direction où l’homme avait atterri, puis commença à se diriger en petite foulée vers la fenêtre en éclats. Elle eut juste le temps d’entendre siffler la dague -qui plus est la sienne- et de la voir se planter dans sa cuisse avant d’être projetée au sol, déséquilibrée dans sa course.
La Sombre tira la dague de sa jambe de sa main libre puis la jeta sur le côté, et se redressa sur le coude du bras qui tenait la rapière.
L’homme reparut devant elle à pas mesurés, une expression curieuse sur le visage, mais ne semblant nullement blessé. Il eut la prudence de se tenir à l’abri d’éventuelles nouvelles attaques depuis l’extérieur.
« Cyrille… souffla t’il dans un murmure, comment…
- Je t’arrête tout de suite, il y a erreur sur la personne mon beau, coupa la jeune femme dans un sourire grimaçant tout en sortant un cristal torsadé pulsant d’énergie bleutée de son dos, mais pour faire bonne figure je te laisse ma dague, cadeau. En échange je te prends ta belle épée. Et au plaisir de ne plus jamais se revoir… »
L’humain souleva un sourcil, il allait sans doute lui donner sa meilleure réplique, mais à ce moment là, les contours de l’image de la Sombre assise à terre semblèrent devenir flous, puis elle disparut tout bonnement sans laisser de traces et il se retrouva seul.