Sashyel De’Asirys
En cette nuit, la lune était rouge. L'œil de Mère contemplait, hautain, le spectacle de ses enfants déchirés. Aux abords de la maison De’Asirys la bataille faisait rage, le sang commençant à imbiber la terre rêche et stérile. En ce lieu, en cette heure, les sombres se battaient entre eux, fratricides, les uns éradiquant les hérétiques, les autres défendant leurs vies et leurs valeurs. Au cœur de cette bataille sanglante où seuls les vainqueurs verraient le jour suivant se lever, un guerrier impressionnant de charisme et de noirceur tranchait à vif tout ce qui passait à portée de sa lame acérée. Fer de lance de la maison De’Asirys, Sashyel ne se battait pas pour survivre. Mais comme nombre des siens, il bataillait avec la rage de vaincre, la soif du sang, la brûlure de la vengeance, la morsure de la haine. Ainé et héritier légitime des De’Asirys, vêtu de l’armure draconique aussi rougeoyante que le sang qui la nourrissait, il ne faisait aucun doute qu’il était le sombre à abattre. En cette nuit, que par sa lame, les shilenistes paieraient fort le prix de leur soif de pureté. Cela faisait longtemps que la maison De’Asirys était contestée et récriée par la communauté de Sel’Oloth. Des décennies, des siècles. Mais avant cette nuit, l’influence incontestée et incontestable qu’elle représentait, réfrénait les ardeurs de ses opposants pourtant nombreux. Les dragons étaient certes des enfants de Mère, mais il était intolérable de les vénérer plus qu’Elle-même. Maison de guerriers féroces et sanguinaires, les De’Asirys n’avaient cependant pas rechigné à donner leur force pour le peuple. Certes arrogants et imbus de leur pouvoir sur la communauté, ses fils et ses filles n’en restaient pas moins toujours présents en première ligne lors des batailles du peuple. L’ainée des filles avait même obtenu le titre non moins estimé de garde personnel de la Valsharess.
Elle avait été la première à tomber en cette nuit.
Les prêtresses du Temple ne supportaient point cette tâche sombre dans le tableau morbide de la communauté. La puissance de cette maison devenait chaque jour plus intolérable aux yeux de la première prêtresse. Les tentatives nombreuses et vaines de leur faire reconnaitre Shilen comme seule et unique divinité restaient un échec et un affront personnel qu’elle ne pouvait tolérer davantage.
Crainte et détestée, elle n’eut que peu de mal à rallier les ennemis des De’Asirys. Toutes querelles furent mises de côté le temps d’éradiquer les traîtres, soudant ironiquement le peuple contre leurs frères de sang. Isayel fut donc la première, plus vulnérable de par sa présence proche de la Valsharess, séparée des siens.
Menée au Temple par la ruse, elle se laissa arrêtée le temps de voir de quoi il en retournait. Confiante en la protection de l’influence des siens. Mais le tribunal risible de justice ne lui laissa finalement que peu d’illusions. Et c’est en refusant pour la troisième fois d’abandonner son Dieu-Dragon qu’elle emporta avec elle une partie des gardes et de l’assistance, vendant cher sa vie, offrant son sang et celui de ses victimes à leur Protecteur éternel.
La lune se leva rouge cette nuit. Accusatrice. Réclamant sang et vengeance. Les opposants, les justiciers de Shilen, trouvèrent face à eux une maison soudée et disciplinée. La mort dans cette parodie de justice de l’ainée de leurs filles n’était pas restée dans l’ombre de l’ignorance. Par trahison ou divination, personne ne le saura jamais, les De’Asirys attendaient leurs ennemis de pieds ferme, la haine au cœur, la rage aux lèvres. Parfaitement calme cependant, c’est d’un seul corps qu’ils suivirent l’armure Dragon, symbole de leur puissance, trésor ancestral de leur maison. Rien n’y faisait. Même en sous nombre, leurs aptitudes au combat se révélaient dévastatrices. Fins stratèges, guerriers d’exception, même les plus jeunes et inexpérimentés emportèrent avec eux plus que souhaité. Mais rien n’y faisait. Ce fut une communauté entière qui se levait en cette nuit, spectacle ironique et désolant. Même dans les plus grandes batailles que le peuple dut livrer pour combattre les ennemis de la race, à aucun moment telle mobilisation n’avait pu se faire.
La bataille s’éternisa, morbide. Shilenistes et Draconiens tombaient. Les plus faibles étaient épurés. Lorsqu’ils n’étaient pas tués sur le coup, les membres tranchés ou les plaies béantes faisaient leur ouvrage, agrémentés des poisons les plus insidieux. Bientôt, il ne resta au centre de la mêlé, de ce champs de cadavres déformés, qu’un noyau de combattant. La cause était perdue, la fin inéluctable. Du haut du mur d’enceinte, Isildyn, la matriarche, mère de Sashyel et prêtresse des Dragons contemplait la fin de leur maison. Sashyel n’était pas encore vaincu, mais les opposants se faisaient trop nombreux, et la fatigue malgré sa rage le condamnait.
Il restait à Isildyn un dernier devoir à accomplir en tant que mère et prêtresse. Un devoir qu'elle seule et sa dernière fille restant en vie pouvaient accomplir. Elles devaient accomplir le rituel. Elles en avaient toutes deux conscience. C’est ainsi que du haut de l’enceinte, d’un même corps, d’une même conviction, d’une même foi, elles en appelèrent à la puissance des Dragons, à leur protection. Offrant leurs essences vitales, traçant le pentacle de leurs sangs, elles partagèrent leurs pouvoirs.
Les faisant fusionner, l’offrant à leurs déités, se sacrifiant...
Au cœur de la bataille, Sashyel fut pris d’une violente douleur, émanant de son être même, entrant en fusion. Une aura rouge et puissante pulsa de lui, jetant à terre tous ses opposants proches en un souffle violent. Au martyr, il fut soulevé de terre lentement, irradiant de plus en plus fortement, comme déchiré de l’intérieur, réduit en cendre par un brasier insoutenable. Aux bords de la conscience, il sentait sur lui peser le souffle et le regard des fils de Mère. L’appel à sa protection par les prêtresses de sa maison avait attiré leurs attentions, courroucés.
En cet instant décisif, le chevalier dragon savait qu’il était mis à l’épreuve, que de sa foi et de sa force dépendait son devenir, ainsi que de celui de sa lignée. Dans un cri autant de douleur que de rage, il exulta sa foi, son appartenance, appelant à lui la force de leurs protecteurs, avant de perdre conscience et de disparaitre dans une explosion qui souffla quelques opposants comme une partie de la maison.
Les survivants de cette nuit morbide et funeste racontent ainsi que les impies furent massacrés au nom de Shilen. Les pertes furent considérables, les traitres ayant puisé leurs forces dans leur culte corrompu. Tout survivant fut tué à vue, même en étant peu nombreux. La maison fut brulée, ruines maintenant abandonnées et interdites sous peine de sacrilège. Sashyel, ou ce qu’il en restait, fut recherché, mais rien de lui ne subsistait. Aucune divination ni recherche ne permit de le retrouver ainsi que son armure draconique. Tous le considérèrent comme mort, emporté par le souffle de son explosion, geste destiné à préserver des Shilenistes le trésor familial.
Le temps passa.
Les blessures se refermèrent. Le nom de De’Asirys tomba dans l’oubli, aussi douloureux qu’impie.
Trois siècles s’écoulèrent. C’est dans le secret d’une antichambre oubliée du Temple de la maison De'Asirys que l’armure sommeillait. A ses pieds, le corps en endormi de l’héritier. Plongé dans une stase hors du temps, il attendait son renouveau, scellé par le pacte de sang passé entre les prêtresses et leurs déités. C’est dans la plus totale ignorance que le sceau se relâcha. L’armure, en sommeil, attendait le retour de son légitime propriétaire, ne pouvant se réveiller que par l’absorption de son sang. Le corps de Sashyel quant à lui fut libéré de cette emprise intemporelle.
Seul, sans arme, sans vêtement… sans mémoire.
Handicapé par cette absence de souvenirs, il reprit cependant le chemin de la cité sombre.
Sel’Oloth avait changé.
Il y trouva malgré tout une certaine familiarité. Oublié de tous, il poursuivit sa quête de lui-même dans la discrétion et l’ignorance. Retrouvant vite le goût pour les armes, son corps se rappelant instinctivement de certains arts martiaux dont il se nourrissait avec tant de conviction et de ferveur. Il lui faudrait quelques temps pour retrouver ses moyens, mais il savait derrière ces gestes innés, derrière ces rumeurs de batailles et de combats à mort acharnés qui hantaient ses rêves et réflexions, que se cachait un passé lourd de signification et d’héritage.
Cheminant seul, le chevalier poursuivait sa quête, celle qui le délivrerait de l’ignorance, celle qui lui permettrait de renaitre de ses cendres.
(Un grand merci à Odia pour l'aide sans pareils qu'elle m'a apporté pour ce BG))