Je m'éveille.
Suis-je aveugle ? Je ne crois pas... Mais je n'y vois rien.
Qui suis-je ?
Je suis. C'est déjà une information.
Engourdi... Mon corps est entièrement engourdi... Et froid... Plus froid que la matière sous moi et autour de moi...
Mes oreilles se débouchent... J'entends... Des pas, lointains. Une sorte de crépitement... Une cheminée ?
Je ne respire plus. Suis-je mort ?! Je sens pourtant mon corps... Des odeurs...
Je peux respirer.
Je peux respirer mais ne le fais pas spontanément ?!
Les pas s'approchent. Dois-je feindre la mort ? Dois-je me manifester ? Ai-je été ravi ou sauvé ?
Comptons les pas avant arrêt... Impair, je me débats, pair je fais le mort.
Un... Deux... Trois... Quatre... Cinq... Six... Sept... Huit... Neuf... Dix... Onze... Douze... Treize... Quatorze... Quinze... Seize... Dix-sept...
« Il y a quelqu'un ? Aidez-moi, je suis bloqué ! »
Parler m'est douloureux et les sons sortant de ma gorge sont dissonants... Depuis combien de temps suis-je là-dedans ?!
Long silence... Seule la cheminée émet encore des sons. Soudain, les pas se font à nouveau entendre, accélérés cette fois-ci. Pas de réponse...
Le silence...
Peut-être aurais-je dû compter un pas de plus...
Des voix. Très lointaines... Des pas, à nouveau. Trois personnes au moins, les mêmes talons sonores que tout à l'heure, et des chaussures moins nobles...
Les pas s'arrêtent à côté de moi, juste de l'autre côté de cette cloison...
Soudain, un choc à ma droite. Le bois râle, grince, résonne de douleur, tordu par une force efficace – que peut-être je devrais craindre.
La lumière m'éblouit, je n'y vois rien... Elle est pourtant tamisée, mais mes yeux me brûlent, involontairement je me recroqueville, place mes avants-bras en défense, et pousse un râle guttural dont je ne parviens pas moi-même à discerner la provenance...
Le silence s'en suivant laisse le temps à ma vue de s'adapter... Le plafond est aussi sombre – voire lugubre – que les deux personnes ressemblant à des domestiques accompagnant la femme que je suspecte d'être la porteuse de talons.
A bien y regarder, l'endroit n'est même pas éclairé... La pénombre englobe le lieu, qui ne doit pas vraiment être moins lugubre en pleine lumière, donnant à ses lustres fastes et ses boiseries nobles un aspect majestueusement mystérieux.
Quel étrange endroit... Etrange, mais pas étranger. A bien y réfléchir... Je me sentirais presque chez moi...
La Sombre porteuse de talons me regarde avec une intensité indescriptible... Son visage m'est plus que familier... Je la connais, c'est sûr. Je la connais même très bien. Elle est très importante pour moi. Mais je ne sais pas pourquoi, ni comment. J'ignore même qui elle est.
Elle a le port droit et fier mais son regard trahit une faiblesse ingénue qu'elle dissimule... Sans me quitter des yeux et sans mot dire, elle fait disposer ses domestiques d'un mouvement de main.
Nous nous regardons. Longtemps. Elle semble brûler de me dire nombre de choses, mais jamais n'esquisse un début d'articulation, comme si elle avait trop à dire pour n'en dire ne serait-ce qu'un peu.
Le temps passe et je me demande ce qu'elle voit... Je n'ai aucune idée de ce à quoi je ressemble. Je me sens comme un homme de trente ans mais ai l'impression d'avoir vécu bien plus longtemps. Mais toujours aucun souvenir.
Je finis par prendre les devants.
« Où sommes-nous ? »
Long silence.
« Tu ne te souviens donc réellement de rien ? »
Tutoiement... Je ne m'étais pas trompé, nous sommes familiers. Ou alors elle me traite négligemment, mais cela ne collerait pas avec cette lueur dans ses yeux.
« Je... Non. »
Elle soupire. Ma réponse semble la décevoir... Non, ce n'est pas uniquement de la déception, elle semble blessée...
« Qui êtes-vous ? »
Une fois de plus, je la blesse. Elle ne semble vraiment pas habituée à ce que je la traite en étrangère. Je me rends compte que le vouvoiement ne doit pas aider.
« Je suis celle qui a veillé sur toi pendant ton sommeil... Je suis celle qui a fait de toi ce que tu es... Appelle-moi comme il te plaira... Soa, Su'aco... Isto Hwesta peut-être... »
Ces noms résonnent tous en moi, mais le premier, Soa... Me fait un effet indescriptible. Comme si devant moi défilaient d'intenses souvenirs en image, que j'en avais le sentiment, mais pas les yeux pour les voir...
« Et moi, qui suis-je ? »
Elle hésite. Comme entre le choix de son cœur et le choix de son devoir. Je ne saurai probablement jamais lequel elle vient de faire.
« Relnan. Relnan le...
— Comte ? »
Le mot m'a échappé comme complétant spontanément le nom. La Sombre elle-même semble étonnée de cette spontanéité. Un Comte ? Un noble ?! Cela résonne dans ma mémoire perdue... Oui, j'ai été de la noblesse d'une façon ou d'une autre, c'est certain... Mais Comte de quoi et par quoi ? Tant de questions... Et chaque réponse apporte son lot d'interrogations supplémentaires...
« Comment te sens-tu ? », me demande la Sombre attentionnée.
« Comme entre la vie et la mort... Je retrouve mes repères petit à petit... Je sens à nouveau mon corps... Mais quelque chose me torture intérieurement, comme une pulsion inconnue... »
Son visage s'éclaircit pour la première fois d'un sourire. Elle me caresse la joue avec tendresse et cette sensation est mêlée de suavité et de froideur.
« C'est normal. Tu as faim. »
Ses mots prennent tout leur sens. A en juger par mon engourdissement, cela fait au moins quelques jours que je suis ici, et il est logique d'avoir faim. Peut-être même est-ce ce qui m'a réveillé.
« Peux-tu te lever ? » me demande-t-elle sans changer d'expression.
Je me hisse avec difficulté sur mes coudes, l'espace confiné n'aidant pas la liberté de mes mouvements. J'essaie de me redresser mais le mouvement est trop brusque et je retombe sur le dos, le bruit du bois résonne dans la pièce.
Je réitère la tentative avec plus de douceur cette fois. J'appuie mon avant-bras sur le bord de la « boite » m'accueillant, et me hisse difficilement jusque là. Je découvre le reste de la pièce, décoré dans le même ton que ce que j'avais pu voir du fond de mon réceptacle, et souris en constatant que j'avais bien reconnu le crépitement des bûches dans la cheminée. Je réussis à m'extraire totalement de mon carcan grâce à l'aide de la Sombre, et après que mes membres se soient habitués à supporter de nouveau le poids de mon corps, me retourne sur ce qui m'accueillait.
Un cercueil... Etrange idée...
« On me pensait apparemment déjà mort... » fais-je remarquer à la Sombre qui referme doucement le cercueil.
« Mais tu l'es. » dit-elle avec amusement.
Mais déjà je ne l'écoute plus et redécouvre le monde qui m'entoure. Des odeurs intenses... L'humidité... Le bois brûlé... Les odeurs me transportent, comme éclatant dans mes narines... Je me mets à marcher machinalement, suivant tous ces flux... Cet endroit n'a pas l'air des plus salubres et pourtant l'aura qui en ressort est charmeuse... Comme une femme trop vieille pour être désirée mais trop habile pour être ignorée...
Le marbre de la cheminée est à peine plus froid que le reste, et des odeurs de tabac séché ravissent mes sens... J'ai bientôt fait le tour de la pièce lorsque je prends conscience d'une fragrance discrète, quasi-imperceptible, qui s'inscrit en fond des autres mais les relève délicatement comme le jasmin dans un plat raffiné... L'odeur m'appelle à elle, et bientôt un contact éthéré, léger, me fait rouvrir les yeux...
La Sombre me regarde, ses cheveux me caressant le visage dans un courant d'air... L'origine de cette note parfumée aurait pourtant dû m'être évidente...
A nouveau nous nous regardons et le dialogue de notre silence est interminablement intense.
Je suis tiré de cette rêverie par la faim me tordant à nouveau. Par automatisme, je cherche autour de moi un buffet, me disant que la pièce s'y prêterait bien, mais rien que des verres et un carafon...
« De quoi veux-tu te repaître ?
— Peu m'importe... Quelque chose de consistant, qui calme cette faim...
— Un goût sauvage peut-être ?
— Que ne sais-je... Ce qui vous... Te semblera adapté.
— De l'Orc fera l'affaire. »
Elle se dirige vers le couloir, seule issue de cette pièce, mais je ne sais me résoudre à la suivre. Ai-je bien entendu ce mot ? S'agirait-il d'un animal qui m'est inconnu ? La coïncidence serait vraiment étrange...
Voyant ma réticence, elle se retourne.
« Tu es peut-être encore trop affaibli pour marcher à une vitesse normale ? »
Mais que répondre... Probablement mon air dépité durant le long silence suivant cette question a-t-il donné sa réponse à mon hôte.
« Oh... Alors ça aussi... »
Elle soupire. Elle finit par revenir vers moi et le temps qu'il lui faut pour couvrir la distance laisse à mon esprit la liberté de s'égarer en pensées et en craintes qui ne font rien pour me rassurer.
« De quoi as-tu faim ?
— Mais... Peu m'importe. Tant qu'il s'agit de nourriture, tout me va...
— Tu te trompes. Tu n'es plus de ceux-là.
— Parce que je suis sensé être noble ? Soit, apprenez-moi ou réapprenez-moi le raffinement.
— Tu es un non-vivant. La nourriture des vivants est toxique pour toi. »
Elle laisse passer un silence, comme pour me laisser réagir, mais le sens de ses paroles atteint à peine ma conscience tant elles me sont étrangères. Elle finit par poursuivre.
« Ta nourriture est le sang. »
Ses mots tombent sur mon esprit comme la masse contondante d'un Orc. Et pourtant... Le mot sang, en moi, a réveillé quelque chose. Je remarque quelque chose à laquelle je ne portais pas d'attention avant... Des dents... Mes propres dents semblent prêtes à écorcher le revêtement de ma bouche...
Elle me prend la main et m'emmène doucement dans le couloir. Nous passons quelques pièces, et nous retrouvons rapidement dans ce que je suppose être les oubliettes. Des individus de toutes les races sont présents, certains ont l'air furieux et essaient de sortir par la force, d'autres, résignés, semblent attendre...
Nous nous arrêtons devant la cellule d'une femelle Orc. Ses traits creusés trahissent probablement une présence depuis trop longtemps dans ces cellules, mais la quantité encore impressionnante de muscle qu'elle présente me laisse imaginer qu'elle devait être une redoutable guerrière par le passé. La Sombre déverrouille tranquillement la porte et immédiatement l'Orc se jette avec rage sur elle, retenue de justesse par les liens l'attachant au mur. Je ne comprends pas sa langue, mais le ton et son regard me disent qu'elle n'est pas en train de nous flatter.
Puis ce que je redoutais arrive... La Sombre se tourne vers moi, un sourire à la fois malicieux et complice aux lèvres, et d'un geste m'incite à aller vers cette Orc... Se doutant cependant que je vais rester figé tel que je le suis, elle vient à nouveau me prendre la main. Elle maintient l'Orc, trop fatiguée pour résister, et lui tient la tête fermement. Dans un geste d'une rapidité et d'une précision époustouflantes, elle plante ses crocs dans le cou turgescent de la femelle sauvage hurlant. Sa gorge gonflée, le dessin de ses veines superficielles coulant sur sa poitrine, la souffrance et la peur dans ses yeux, et la Sombre qui ne me présente plus à voir que ses cheveux...
Je suis profondément troublé...
Très vite, Soa se retourne et me regarde avec quelque chose d'indescriptible dans les yeux. Suavement, elle vient m'enlacer et force ma bouche en un baiser. Avant même d'avoir eu le temps de m'offusquer personnellement de cela, je n'ai déjà plus l'impression d'habiter mon propre corps... Je le vois, le vis, le sens, mais c'est un tout autre moi qui le contrôle... Dès le contact du sang sur ma langue, qui dévale ensuite ma gorge et nourrit un feu qui était presque éteint dans les profondeurs de mon corps, je suis transformé... Mes membres se raidissent, mes bras fléchis sur mes avant-bras, mes doigts en serre, et tous les muscles antagonistes et agonistes de mes jambes et cuisses se contractent ensemble... Je me sens attraper la Sombre, rendre le baiser plus intense, alors que mon esprit craint de la blesser par ma bestialité...
Mais l'Orc ne se fait pas oublier, criant à l'agonie, et bientôt la Sombre s'écarte pour me laisser la voie libre. J'empoigne la guerrière en furie et je me vois à travers ses yeux... Je vois mon regard... Il est... Intensément effrayant, empli d'une bestialité qu'aucune peur n'arrêterait... Je manque de lui briser le cou en écartant sa tête de son épaule, et plante violemment mes crocs dans sa gorge musclée...
La pénétration des crocs dans la chair est aussi courte dans le temps qu'intense en sensations... Tout est un plaisir inimaginable... D'abord, la peau verdâtre, tendue par la musculature, durcie par les années, couverte d'un mélange de sang et de sueur liée à la peur... Mes crocs glissent un peu sur ce tissu lisse et humide, mais trouvent bientôt suffisamment de force et d'adhérence pour faire courber l'impeccable linéarité de la chair... La pression, très localisée, augmente très rapidement, et assez vite suffisamment pour séparer le tissu finement tissé.
Deux berges sont formées, s'écartent, et tout s'accélère... Le croc s'enfonce avec grâce, passe une très fine couche de tissu tendre un peu graisseux, puis vient le muscle, puissant, résistant... Acéré, l'émail de la dent s’immisce délicatement entre les fibres charnues, en déchire certaines sur son trajet, et bien vite attaque la paroi des vaisseaux. Sous pression dans l'artère, le sang jaillit alors comme d'un fruit juteux dans lequel on enfoncerait un couteau brutalement, et certaines gouttes atteignant mon palais finissent de me mettre en transe pour de bon. Je m'impose à l'Orc de tout mon corps, la bloquant d'une façon presque sensuelle si l'on écartait l'agonie de la guerrière. Je n'ai pas besoin d'aspirer, le cœur puissant propulse le sang dans ma gorge et à son rythme j'avale et m’enivre de ce divin liquide épais mais fluide. Sur elle mes mains se crispent tant que mes ongles pourtant courts lui écorchent la peau.
Cette inondation de sensations m'en a fait oublier la Sombre... Mais elle, en revanche, n'est pas prête à se faire oublier. Sa main part de mon dos et remonte sur mon épaule. Doucement, elle la pousse pour m'écarter de ma victime. Mes yeux emplis de rage envers quiconque me retirerait ce festin la troublent et dans son regard la vulnérabilité se lit. Je me sens soudain à nouveau happé dans mon corps et me retrouve face à cette femme qui donne de tout son être pour garder les apparences mais que je viens de choquer sans être moi-même. Incapable de réfléchir et sentant encore le goût du sang dans ma bouche, je ne trouve de réponse à ce regard qu'un baiser. Long, et presque silencieux si l'on omet les cris des prisonniers et en particulier celle se vidant de son sang à côté d'eux.
Nos lèvres se détachent finalement, et j'hésite à finir ce que j'ai commencé. Les yeux de l'Orc m'en implorent. Je m'apprête à m'y affairer, mais Soa me retient.
« Ce n'est pas agréable... De finir un mortel. »
La frustration de mon alter-égo à peine rassasié est profonde, mais les sentiments étranges me liant à la Sombre prennent le dessus. Nous restons muets à nous regarder un long moment.
« Tu as beaucoup à apprendre...
— Qui es-tu ?
— Je t'ai déjà dit mon... Mes noms.
— Non... Qui es-tu... Que sommes-nous... ? Pourquoi t'occupes-tu de moi ainsi... ? Et... »
Elle me coupe d'un mouvement de main doux dans sa dynamique mais ferme quant au sens qui y est associé. Je me tais, interdit, et finis par passer ma main dans mes cheveux pour effacer ma mine ahurie.
« Il te faut des vêtements. »
Je ne m'attendais pas le moindre du monde à cela. Je ne m'étais effectivement pas soucié de ce détail depuis mon éveil. Mes mains parcourent par réflexe mon torse et mes yeux les accompagnent. Outre les taches écarlates, je remarque que la chemise en lin qui me servait d'habit subit le poids des âges et peut-être l'usure, et mes doigts rencontrent rapidement des trous dans lesquels se coincer.
Soa se fait un plaisir enfantin de me mettre torse nu et m'emmène par la main comme un ingénu dans une pièce aménagée en garde-robe. Bien sûr, la partie féminine occupe plus des trois quarts de la pièce, mais le choix pour homme est riche malgré tout. La Sombre n'est plus la même, il y a un instant sérieuse et grave, maintenant pleine d'entrain et presque candide. Elle m'étudie du regard longuement, puis fait des allers-retours entre les vêtements et mon corps, et finit par extraire de la penderie des vêtements dont la couleur dominante est le rouge... On ne peut plus adapté au contexte, sans compter la volonté plus ou moins avouée de nous assortir.
Je m'apprête à me changer et à mon regard, elle comprend que je m'attends à de l'intimité. Cela n'est pas pour l'arranger, mais elle se retire sans mot ajouter.
Ce moment de solitude lente contraste avec la brutalité des évènements l'ayant directement précédé dans le temps. Dans le silence de l'immense manoir, je découvre mon corps. Quelque chose cloche... J'ai l'impression d'avoir vécu longtemps, au moins un demi-siècle, mais ce corps est celui d'un homme de vingt ans en pleine santé, trente ans au maximum... Mais je ne vais pas m'en plaindre... Ce qui est manifeste, en tout cas, c'est la pâleur de mon corps. Partout, je suis blanc... Légèrement rosé, mais j'ai l'impression que cela serait encore pire si je n'avais pas bu de sang... Le sang... Rien que d'y repenser...
Non. Pas maintenant.
La tenue est un peu étroite... Trop petite ou juste près du corps ? De toute façon, je n'ai pas le choix.
Aux yeux que me lance Soa, je lui plais ainsi... Encore qu'une pointe de nostalgie vienne entacher l'enthousiasme brillant dans ses yeux.
« Il est maintenant temps de visiter le manoir, qu'en dis-tu ?
— Eh bien... Pourquoi pas... Je suppose que je vais rester ici un moment, alors autant connaître l'endroit dès maintenant. »
A bien y réfléchir, le manoir dans son intégralité est à l'image de la Maîtresse de Maison... Sombre, majestueux, et à la recherche d'un passé paroxystique perdu...
Alors que nous parcourons les longs couloirs de la bâtisse, je détaille tour à tour les pièces et ma guide...
Une chose est sûre, cette femme n'a pas été négligée par la nature et elle amplifie l'effet en se mettant en valeur... Ou voulait-elle simplement jouer la carte de la séduction pour mon réveil ? Non, elle n'aurait pas pu prévoir...
Mais à quel point nous connaissons-nous ? Je me suis réveillé, je la vouvoyais, quelques heures plus tard elle m'embrassait, puis je renouvelais à mon tour l'expérience... Peut-être que son baiser à elle ne voulait rien dire et que j'ai dérapé...
Non... Elle avait l'air agréablement surprise... Et cette façon qu'elle a de me regarder... Je ne suis pas du genre à porter de l'intérêt à ce genre de choses d'habitude, mais cette lueur... Non, il y a quelque chose.
Mais comment élucider la question ?
Perdu dans mes pensées, et ce qui devait arriver arrive... Je lui rentre lamentablement dedans alors qu'elle m'explique la fonction d'une pièce... Depuis combien de pièce pense-je à elle plutôt que de l'écouter ? Quel visiteur indigne je fais...
Le temps d'échanger un regard et elle a compris ce qu'il en est. Nous nous dirigeons vers le salon, l'endroit de mon éveil, où deux fauteuils et un canapé font face à l'âtre de la cheminée. Sur son invitation, je m’assois et détaille les flammes, pensif.
« Un cigare ? »
Elle ouvre face à moi une boite d'une facture impressionnante. L'odeur du tabac parvient à mes narines et je suis médusé à l'idée d'en fumer un.
« C'est gentil, mais...
— Tu adorais cela, avant. »
Après tout, pourquoi pas... De son côté, elle s'empare d'une cigarette qu'elle pose sur son porte-cigarette, avant d'allumer nos choix respectifs. Assise non-loin de moi, elle m'imite dans ma réflexion. Nous restons à fumer en fixant le foyer. Qu'est-ce qui peut bien passer par son esprit ? Si déjà j'arrivais à utiliser le mien pour me poser les bonnes questions...
« Alors... Qui étais-je, avant... ? Qui est ce Relnan Le Comte que je me trouve être ? »
La formulation est étrange, j'en conviens, mais c'est ainsi que je me sens : étranger à moi-même. Et cette sensation n'est vraiment pas à mon goût.
« Eh bien... Tu étais quelqu'un d'important, d'exceptionnel. Et pas uniquement à mes yeux. Tu t'étais fait une place dans le monde et cela t'avait valu de t'attirer de la sympathie de certains, et les foudres des autres.
— Je vois... Je suppose qu'il s'agit de choses normales, pour un Comte.
— Oui, il s'agit de choses normales, pour... »
Elle étouffe la fin de sa phrase en tirant sur sa cigarette.
« Quoi d'autre ? Etais-je riche ? Quels étaient mes défauts ? Et ma famille ? »
La Sombre soupire, son visage me laissant entendre qu'elle est à la fois médusée et frustrée.
« Je ne peux pas... Trop t'en dire.
— Pourquoi cela ?
— Parce que ce sont... Les ordres.
— Les ordres ? Mais de qui ?
— De... « L'ancien toi ». »
Que répondre à cela... Elle a l'air tout aussi peu arrangée que moi par cette réponse.
Le manoir retrouve son silence traditionnel... Plus le temps passe, et moins celui-ci m'angoisse. Beaucoup de choses, ici, se disent sans les mots. La simple présence Soa à mes côtés a quelque chose de réconfortant. Mais cet inconnu que je suis m'inquiète, en revanche. Comment vais-je apprendre qui j'étais ? Et pourquoi pourrais-je vouloir tout oublier ? Ai-je fait des choses horribles ? Mais qu'est-ce qu'une chose horrible pour un homme se nourrissant de la vie des autres...
« Que suis-je pour vous ? »
Le vouvoiement, à nouveau... Je ne m'en suis pas rendu compte, mais réalise bien assez tôt en voyant mon hôte blessée à nouveau. Me confondre en excuse ne servirait à rien...
« Je voulais dire, que suis-je pour toi ? Et qu'es-tu pour moi ?
— Nous sommes... Liés.
— Qu'est-ce à dire ?
— Tu... Es très important, pour moi. Et... Je le suis pour toi. En tout cas... Je l'ai été. »
Cette situation est intenable... Bien sûr, cette femme m'intrigue, m'attire, attise mon attention, et dans ses yeux je me sens spécial... Mais... J'ai l'impression d'à peine la connaître... Encore qu'au fond de moi...
Changer de sujet. Vite.
« Nous sommes... Des vampires. Pourquoi ? Comment ?
— Pourquoi ? Etrange question... Pourquoi étais-tu homme avant et moi Sombre ?
— Oui, j'en conviens...
— Comment... Pour ta part, j'y ai contribué. Très largement. Nous étions deux à te convertir, ma sœur et moi.
— Ta sœur ?
— Oui. Enfin... Pas nécessairement au sens où tu l'entendrais. Nous sommes tous une grande famille. Tu es également mon frère... Bien que tu sois aussi plus que cela.
— Oh, je vois... Comment cela se passe-t-il ?
— Quoi donc ?
— Le fait de convertir...
— C'est un rituel. J'espère que tu auras l'occasion de le découvrir un jour, à mes côtés.
— C'est intriguant... Peut-on forcer quelqu'un à le faire ? Ai-je été forcé ?
— Dans l'absolu, le consentement n'est pas nécessaire. Mais tu l'étais.
— Dans quelles circonstances ?
— La vie éternelle, la protection contre les maladies, le poison, les malédictions... C'est ce dont tu avais besoin sur le moment.
—Nous étions déjà... Intime ? »
Le mot ne me sied pas mais je n'en trouve pas d'autre. En tout cas, il semble l'amuser.
« Non. Nous nous connaissions à peine. »
J'ignore si c'est l'ambiance, le fait qu'elle ait terminé sa cigarette et moi mon cigare, ou le fait que nos langues se délient, mais elle se rapproche de moi. Doucement – probablement pour ne pas me brusquer –, elle appuie sa tête sur mon épaule.
Son contact me perturbe toujours autant. D'abord immobile – trop tendu –, je me détends un peu.
« Je me sens fatigué...
— Pourtant tu t'es reposé un moment ! »
Dit-elle avec amusement.
« L'Orc t'a peut-être fatigué. Elle était féroce... Ce genre de sang n'est pas anodin.
— Y a-t-il une chambre pour moi ?
— Tu es de la famille. »
Nous nous levons. A nouveau dans le couloir, elle s'arrête devant une pièce relativement grande pour le cercueil qu'elle accueille en son centre. Il est magnifique, me dis-je. A y repenser, tant qu'à utiliser un cercueil comme lit, autant le rendre attrayant.
« Voilà où... Je dors. »
L'hésitation éveille ma curiosité mais je ne cherche pas plus loin. Le cercueil est grand... Je me dis que l'on doit pouvoir y tenir à deux.
« Et moi ? »
Elle hésite un instant. Elle semble finir par trouver un compromis.
« Toi... Tu as le choix. Tu peux regagner le cercueil d'où tu t'es éveillé... Ou utiliser celui-ci également. »
L'invitation est sans équivoque : elle ne parle pas de me laisser son lit, mais bien de le partager. J'hésite longuement et me dis que cette hésitation risque d'être mal vécue. Dormir avec cette Sombre ne me répugne pas, il est clair que je la trouve ravissante. Mais... Mais je ne la vois pas comme elle me voit. Pour moi, c'est une magnifique créature qui m'accueille chaleureusement, mais passer la nuit avec elle tiendrait plus de l'opportunisme... Elle... Cette façon qu'elle a de me regarder... Ses sentiments ont l'air aussi sincère qu'intense. Je ne peux pas me permettre de souiller cela.
Cette nuit, je retrouve donc l'étroitesse et la froideur de mon cercueil. Non... Pourquoi ce carcan de bois alors qu'à quelques pieds de moi se trouve un sofa confortable... Va pour le sofa.
Le sommeil a du mal à venir... Le bruit... Une sorte de malaise... Mais je conserve mon honneur et mon estime de moi-même.
J'ai l'impression d'avoir toute une vie à réapprendre...
Sans compter que tout me dit de ne pas chercher à élucider le mystère de mon passé, mais que je sais que je n'arriverai pas à m'en retenir.
Un craquement dehors. Un cri au loin. Le silence. Le sommeil. Les bruits de la forêt proche...
Mauvaise nuit.