L’aube, enfin.
Mahault Fanagan, Mère Supérieure du Couvent d’Ehlrod, l’attendait depuis que le soleil avait disparu derrière les montagnes enneigées qui encerclait la bâtisse sans âge presque oubliée de tous. Elle avait souhaité voir poindre sur ces sommets les doux rayons roses et orangés du soleil naissant, sentir le vent violent des nuits glaciales devenir la bise matinale qui mettait du baume au cœur de toutes les religieuses qui vivaient ici recluses. Toute la nuit, elle avait pensé à cette minute cruciale où l’astre merveilleux aurait pénétré son champs de vision, à l’instant où il ne serait pas encore tout à fait aveuglant, mais où sa puissance la percuterait de plein fouet.
Mais, ce matin, l’aube était grise. Alors Mahault Fanagan s’écroula sur le sol dur et glacé de sa tour imprenable, la plus haute du couvent.
Ils viendraient la chercher…
Quelques heures auparavant, c'est-à-dire au crépuscule, la Mère Supérieure s’était emparée des biens qu’elle avait juré de protéger plus que sa propre vie lorsqu’elle avait reçu le commandement du couvent. Après les avoir empaquetés dans un sac de toile grossière, elle s’était ruée dans les escaliers qui menaient à la sortie. Il était déjà tard, elle le savait. La nuit, dans les montagnes, tombait très vite. Trop vite. Et, pour y avoir vécu presque toute sa vie, c'est-à-dire plus de quarante ans, elle savait que personne ne pouvait braver les nuits dans cet environnement hostile. Elle rejoignit ses protégées devant la grande porte. Toutes s’étaient couvertes chaudement, n’emportant que le nécessaire. Elles tenteraient de fuir par un chemin qui jadis menait vers les plaines mais qui n’avait pas été utilisé depuis des siècles. Si elles devaient mourir sur celui-ci, ce serait pour protéger l’élue qui ramènerait les reliques en sécurité, dans un couvent beaucoup plus modeste, le couvent des Orphelines dans la province de Rune, en Elmoraden.
Toutes les sœurs s’étaient préparées mentalement, donc, à y laisser la vie, priant le Grand qu’Il les garde ou, qu’en cas contraire, Il leur prépare une place en son Néant Absolu à leur mort. Elles se rejoignirent toutes dans une ronde silencieuse, tête baissée. Leurs lèvres formaient muettement les mots que seule la Mère Supérieure murmurait. La prière dura peu de temps car, déjà, au loin, des flambeaux approchaient. Ils n’étaient plus qu’à quelques heures du couvent, deux ou trois, tout au plus. Beaucoup moins s’ils étaient à cheval.
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Candelynthe Rhosgae arriva la dernière. Tous les membres du Conseil étaient déjà réunis depuis de longues minutes, dans un silence frôlant celui de la mort. Seuls quelques murmures nerveux s’immisçaient entre les rangées d’hommes et de femmes anonymes.
On leur avait annoncé la veille au soir que leur réunion avait été requise par la Régente pour le lendemain. Quelque chose d’important allait avoir lieu, voila tout ce qui leur avait été révélé. Certains avaient voyagé toute la nuit durant pour être à l’heure, les autres avaient tout organisé pour que la réunion exceptionnelle puisse avoir lieu sans éveiller de soupçon dans leur entourage. C’est la Dynastie Menicus qui s’était chargé d’offrir un local. L’un de leur manoir disposait d’une salle secrète possédant une sortie de secours qui débouchait dans la campagne d’Aden. Les Foemius réunirent quelques uns de leurs membres afin de surveiller les allées et venues à moins de cinquante mètres du manoir.
Puis, à chaque heure du jour, de nouveaux arrivants avaient été accueillis. Ils pouvaient être riches, pauvres, bourgeois ou pécores, ils étaient tous traités à la même enseigne car chacun savait ce qu’il en était : la couverture n’avait rien à voir avec le rang social. Et c’est dans une discrétion totale qu’ils étaient descendus dans les souterrains à peine dégagés de leurs toiles d’araignées et autres logeurs nocturnes. On avait installé, dans la plus grande salle, trois longues rangées de banc ainsi qu’un petit podium. Les réunions du Conseil se passaient toujours ainsi : les orateurs demandaient la permission de parler avant de se placer devant l’assemblée en levant la main, simplement. Personne ne se coupait jamais la parole, et tout le monde s’écoutait attentivement. Ce jour-là, particulièrement, le Conseil serait attentif. Tous savaient plus ou moins ce que la Régente prévoyait et tous attendaient des explications, des détails, et surtout des arguments. Risquer de vouloir réaliser son souhait si tôt pouvait également signer un arrêt de mort général portant sur la tête de chacun d’eux. L’enjeu était de taille.
La Régente les rejoignit donc la dernière, portant dans ses bras un petit garçon au regard grave et au visage encore rond. Alors tous les conviés se levèrent et s’inclinèrent avec un profond respect. L’Imperator honorait le Conseil.
Candelynthe confia son fils à la femme qui lui emboîtait le pas et qui, comme elle, n’était pas masquée. Certains reconnurent Sœur Montaine, une Disciple du Reniement qui s’était retirée quelques années auparavant après avoir, toute sa vie, assisté les nouveaux parents dans l’accueil d’un nouvel enfant. Elle disparu avec l’enfant dans l’ombre de la pièce, derrière l’estrade, tandis que la Régente se clarifiait la voix.
« Conseil, je vous remercie au nom de l’Imperator de vous être réunis si vite. »
Sa voix était légèrement brisée, comme si le froid l’avait engourdie. D’ailleurs sa cape était bien chaude pour cette époque de l’année et ses bottillons de cuir semblaient avoir souffert plus que de raison, comme s’ils avaient été enfoncés dans la neige des heures durant…
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Le soleil avait disparu derrière les montagnes depuis plus de trois heures et une neige poudreuse et lourde avait commencé à tomber, coupant leur champ de vision. Les religieuses marchaient courageusement, tremblantes et serrées les unes contre les autres, se tenant les mains pour ne pas se perdre à travers le blizzard. La marche silencieuse était entourée d’une tension palpable, chacune tendait l’oreille afin de percevoir le moindre bruit suspect. Rien, jusqu’à ce qu’elles atteignent une grotte cachée aux regards par la neige.
Afin de reprendre un peu de force et de boire quelques gorgées d’eau, elles s’étaient arrêtées. Quelques unes priaient dans un coin tandis que les plus jeunes distribuaient des biscuits secs. Aucune torche n’avait été allumée afin de ne pas éveiller l’attention, qui plus est elles n’en avaient pas besoin pour se déplacer. Ces recluses vivaient presque exclusivement dans le noir, n’utilisant des bougies que pour lire ou coudre, leurs activités exclusives.
La Sororité d’Ehlrod avait été crée très tôt par un détachement de Disciple du Reniement afin de garder en lieu sûr des ouvrages de haute importance et des reliques sacrées. De jeunes filles y étaient envoyées plusieurs fois par an, ce qui offrait à la communauté un bon nombre de membres de tout âge. La plus âgée, Sœur Michelle, était âgée de quatre-vingt onze ans et la plus jeune, Sœur Nola, n’en avait que onze.
La Mère Supérieure s’approcha en silence des plus jeunes qui rangeaient les paquets de biscuits. Elle s’adressa alors à Sœur Joséphine, qui, à l’âge de trente ans, était pressentie comme celle qui succèderait à Mahault.
« Mon enfant, il nous faut reprendre la route au plus vite.
- Mère, les autres sont exténuées, accordez leur un peu plus de temps, je vous en conjure…
- Joséphine, ils seront bientôt sur nos talons. S’ils nous rattrapent, nous sommes finies, et Lui seul sait ce qu’ils sont capables de nous faire endurer avant notre dernier souffle.
- Mais, si nous partons sur le champ, nous ne survivrons pas au froid. »
Mahault frissonna, Joséphine avait raison. Mais que valait il mieux craindre ? Elle hocha lentement la tête. Le froid aurait raison d’elles de façon certaine tandis qu’il n’était pas aussi certain qu’ils repèrent leur cachette. Peut-être même s’étaient ils arrêtés pour la nuit au couvent abandonné ou avaient ils perdu leur trace depuis que la neige s’était mise à tomber drue. Sœur Joséphine annonça aux autres qu’elles resteraient ici jusqu’à ce que le temps s’améliore un peu et Mahault alla s’installer dans un coin de la grotte. Un curieux pressentiment ne cessait de la harceler. Elle le mit sur le compte de sa nervosité et cessa d’y prêter attention. Au bout de quelques minutes, elle s’abandonna à somnoler comme les autres, repliée pour conserver en elle la chaleur de son corps.
Au bout d’un temps indéterminé elle se réveilla en sursaut, sans s’être rendu compte que le sommeil l’avait gagné. Au dehors, une torche brillait, non loin de l’entrée de la grotte et, bien qu’elle ne voit pas les femmes qui l’entouraient, elle les sentait se faufiler entre les roches pour venir se coller à elle, tout au fond de la grotte, gardant le silence. Sœur Joséphine vînt lui prendre la main, elle la reconnu à cause d’une vilaine cicatrice gonflée au creux de sa paume. Toutes retenaient leur souffle. Comment avaient-ils pu trouver leur trace dans la neige fraîche ? D’ailleurs elle avait cessé de tomber maintenant et le vent ne soufflait plus aussi fort… Assez d’éléments qui permettraient à leurs poursuivants de les repérer au moindre faux pas.
Repliée contre Joséphine, la petite Nola était terrifiée. Sa respiration s’accentuait à mesure qu’elle luttait pour ne pas s’abandonner à sa peur. Mahault l’entendait et, comme si la peur avait une odeur, chaque religieuse la sentait et elle se communiquait.
« VAS VOIR A L’INTERIEUR, beugla une voix masculine à l’extérieur de la grotte, LES FOLLES S’Y SONT PEUT-ETRE REFUGIEES, PEUT-ETRE MEME ONT-ELLES LAISSE DES INDICES ! »
Les religieuses se serrèrent d’avantage les unes contre les autres dans un frisson commun. C’était terminé.
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« Si je vous ai fait venir en urgence ici, à Aden, c’est que mes recherches ont porté leurs fruits. Voila maintenant six mois que j’étais sur la trace d’une légende, celle de la Sororité d’Ehlrod. Selon cette légende, la Sororité qui était établie au plus haut des sommets de la chaîne montagneuse au nord de notre continent aurait été la proie d’une délégation d’Inquisiteurs. On raconte qu’elles ont toutes péries dans l’enceinte du couvent mais qu’on ne retrouva jamais les corps ni même leurs secrets. Mais certains racontent également que des reliques avaient été confiées à cette sororité… Reliques d’une importance sans égale pour notre société.
A l’aide des archives que protègent ma famille depuis des siècles, il m’a été possible de trouver des traces manuscrites d’une telle organisation qui aurait en effet élu domicile dans les montagnes. C’est avec une curiosité débordante et pour le bien et l’avenir de notre communauté que, dans le plus grand secret, j’ai suivit ces traces. Et, aujourd’hui… »
Candelynthe s’interrompit, jaugeant l’assemblée du Conseil du regard. Elle fit signe à un homme masqué qui sortit de l’ombre, portant un sac de toile aux armoiries des Rhosgae. Il s’avança jusqu’à être visible de tous et s’agenouilla pour ouvrir le sac. La toile s’étala autour des objets qu’il ne toucha point, les présentant dans le silence le plus complet aux yeux tantôt ahuris, tantôt curieux qui les fixaient. Certains eurent un hoquet de surprise, d’autres se levèrent pour mieux voir lorsque, faisant fît des règles du Conseil, un homme sortit de sa rangée pour venir se placer entre les bancs et le podium.
« Régente, pouvez-vous nous… expliquer ce que sont ces… »
Candelynthe esquissa un fin sourire alors que ses yeux calculateurs se posaient sur l’homme. Certains, peut-être, pensaient encore que sa régence serait comme les autres, immobile, méfiante et frileuse. Mais aujourd’hui elle les ferait changer d’avis.
« Vous le savez. Oui, tous. Vous savez ce qui se trouve devant vos yeux car c’est bien ce que vous attendez tous… »
Elle alla rejoindre le jeune homme, le congédiant d’un geste de la main. Il s’inclina et lui laissa la place. Candelynthe détacha de ses épaules sa cape, puis son chandail et se servit de ce dernier pour prendre entre ses mains l’un des objets de toutes les attentions, prenant soin de ne pas le toucher directement. Alors elle le souleva bien haut, les mains en coupe, le regard illuminé par la rage de la victoire.
« Ô Conseil, laissez-moi vous présenter… Dasparion ! »
Et tous retinrent leur respiration en levant les yeux vers le crâne que brandissait leur Régente.
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Les pas de l’homme crissèrent dans la neige à l’entrée de la grotte avant qu’ils ne raisonnent sur le sol pierreux. Il promena sa torche dans un large mouvement circulaire une fois, sans les apercevoir. Il avança, et réitéra son mouvement, mais ne les vit toujours pas. Il se retourna vers l’entrée pour crier à son chef qu’il n’y avait personne et rien qui puisse prétendre qu’elles avaient fait halte là. Il allait ressortir, aussi vite qu’il était entré, visiblement peu rassuré mais c’était sans compter un petit gémissement qui était parvenu à ses oreilles alors qu’il mettait un pied dehors.
Il ne vérifia pas, il savait. Son regard fixa la nuit de la grotte lorsqu’il appela les autres en gesticulant. Quinze hommes environ entrèrent à toute vitesse dans la grotte, arme et torche au poing.
« ELLES SONT LA !!! »
Ils se ruèrent dans le coin qu’elles occupaient, sautant dans le tas alors que les religieuses hurlaient de terreur tentant de fuir. Un homme attrapa l’une d’entre elles par les cheveux pour la jeter au sol, frappant les flancs de celles qui se recroquevillaient au sol. Un autre se frayait un chemin entre les religieuses pour les déloger toutes de leur abri rocheux. Les plus vieilles tombaient au sol dans de répugnants chocs mats, sans pouvoir se relever. Mahault vit avec horreur l’Ancienne, Sœur Michelle, tomber la tête la première contre un pic de pierre qui s’enfonça dans son crâne par la tempe. Toutes les religieuses tournèrent vers elle leurs regards. La mort, cette mort, les attendait. Ce fut la panique, les plus jeunes courraient vers la sortie, échappant à leurs assaillants. La petite Nola se cacha derrière un rocher aux ordres frénétiques de Sœur Joséphine qui protégeait de son corps la Mère Supérieure. Le sang de Sœur Michelle coulait rapidement, il atteignit les pieds de Mahault en quelques secondes à peine alors qu’elle s’était levée. Sœur Joséphine l’attrapa par le poignet pour l’entraîner vers la sortie mais ils étaient trop nombreux. L’un d’eux tira Mahault en arrière par son chignon, et la vieille religieuse sentit ses cheveux craquer dans la poigne de l’homme. Sœur Joséphine, qui n’abandonna pas sa prise, tomba en arrière et fut rattrapée par un autre homme qui l’enserra contre lui à la taille, le visage indécemment proche du sien. Mahault se débâti comme un beau diable, d’autant que le sac de toile dans lequel les reliques avaient été cachées était toujours dans la grotte. Elle leur jeta un regard étrangement suppliant, mais la douleur vive qui prit possession de son dos lui fit crisper les paupières. Elle était tombée sur une pierre et l’homme qui la trainait vers la sortie par les cheveux s’en moquait bien.
Avec une terreur sans nom, Mahault fut traînée dans la neige qui mouilla son vêtement avec autant d’efficacité que si elle avait plongée dans un lac glacial. Là, les plus jeunes avaient été récupérée par d’autres hommes qui étaient restés à l’extérieur. De ce qu’elle pu en voir, ils étaient bien plus nombreux que prévu, peut-être une trentaine. Quelle chance pouvait bien avoir la vingtaine de religieuse dont elle avait la garde ? Elle fut attachée à un énorme rocher avec les autres. Leurs tortionnaires serraient les cordages sans ménagement, coupant l’arrivée de sang dans leurs mains et leurs pieds. Au fur et à mesure, les hurlements à l’intérieur cessèrent. Sœur Joséphine ainsi que trois autres religieuses furent traînées de la même manière et attachées à un autre rocher. Huit, elles étaient huit. Mahault ferma les yeux à ce signe et commença à prier, les autres religieuses l’imitèrent mais leur numéro prit vite fin lorsque les hommes s’en aperçurent.
« Qu’allez-vous faire de nous…, murmura Mahault au jeune homme à peine âgée de vingt ans qui venait de la gifler, où sont les autres… ? »
Il lui rit au nez alors qu’une lueur macabre illuminait son visage encore juvénile.
« Mortes.»
Mahault répéta le mot qui n’avait pas encore été prononcé depuis le début du massacre. Alors il prit un sens pour toutes les survivantes et des larmes silencieuses et résolues roulaient à présent sur leurs joues. Mais Mahault se fit violence pour ne pas céder à la terrible vision qui s’imposait à elle. Elles étaient encore huit, vivantes et pas trop blessées. Elle devait faire son possible pour qu’au moins l’une d’elle survive.
Alors qu’elle retournait le problème dans tous les sens, les hommes ressortirent les cadavres déjà froids de ses anciennes protégées. C’est alors que Mahault se fit la réflexion la plus terrifiante de la nuit : toutes les vieilles femmes avaient été tuées, mais les plus jeunes avaient été épargnées et attachées. Elle-même âgée d’une quarantaine d’année pouvait bien en paraître trente-cinq grâce au climat froid et aux exercices physiques qu’exigeait une vie dans un tel environnement.
Après avoir jeté les cadavres dans le vide qui bordait l’autre côté du chemin que les femmes avaient quitté pour se réfugier dans la grotte, ils se réunirent tous pour savoir ce qu’il convenait de faire pour le reste de la nuit. Le temps menaçait d’être à nouveau tourmenté et, de ce que Mahault put en entendre, ils avaient déjà perdu deux hommes et leurs montures. Alors ils conduisirent les autres chevaux à l’intérieur et entrèrent à leur tour, laissant les religieuses à leur sort dans le froid. Mahault cru s’être trompée sur leurs intentions. Elle souhaita aussi de tout son cœur qu’ils ne trouvent pas les reliques mais, au bout d’une bonne heure, elle se persuada qu’ils étaient passés à côtés.
Mais ils ne les avaient même pas questionnés pour savoir ce qu’elles en avaient fait… Qui étaient ces hommes alors ? Ils portaient pourtant le blason de l’Eglise d’Einhasad sur leur poitrine, et certains arboraient également des médaillons votifs attachés à leurs cous. Mais, lorsque Mahault avait apprit qu’une délégation se dirigeait, armée, vers le couvent, on lui avait également affirmé qu’ils venaient pour récupérer les reliques. Seulement, cela faisait des siècles qu’elles étaient cachées par la Sororité et que personne n’en avait jamais plus fait référence, que personne ne les avait cherchées… Se pouvait-il qu’elle se soit trompée sur le but de leur visite ? Qu’est-ce qui avait mené ces hommes à prendre tant de risques s’ils n’avaient pas un but vraiment important à atteindre ?
Mahault fit part de ses questions aux religieuses qui l’entouraient. Certaines n’écoutaient pas, murées dans leur terreur, mais les autres hochèrent la tête silencieusement, toutes aussi perdues qu’elle. Alors Sœur Joséphine jeta un regard sans équivoque à Mère Mahault. Ce qu’on racontait était donc vrai ? Les hommes de foi d’Einhasad étaient-ils comme on le leur avait décrit ?
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Candelynthe les laissa reprendre leurs esprits. Le Conseil reprit place mais ne fit pas silence tout de suite. Les questions qu’ils se posaient étaient murmurées aux voisins ou mourraient dans leurs esprits, remplacées par d’autres. La Régente les invita alors à regagner leur calme et levant légèrement les mains vers eux. Ils tournèrent leurs regards vers elle et, rendus dociles par la surprise et l’admiration même, ils se turent en même temps.
« Je répondrai à vos questions, en temps voulu. Mais à présent, laissez-moi poursuivre.»
Elle retourna au centre du podium, le crâne toujours entre ces mains comme s’il était un signe de pouvoir ultime. Prenant son temps, elle chercha ses mots en les observant. Ceux qui n’étaient pas masqués semblaient accrochés à ses lèvres, attendant la suite. Les autres, devina t-elle, ne devaient pas être dans un état très éloigné des autres.
« J’ai visité moi-même ce couvent, plusieurs fois, au fur et à mesure de mes recherches après l’avoir retrouvé. Je n’ai en effet trouvé aucune trace de cadavre, ou même de mort violente ou paisible. A part une. Je l’ai sentie dès que j’ai pénétré dans l’enceinte du couvent, sans pouvoir trouver la source de cette sensation que je connais bien. C’est après avoir étudié les plans avec précision que j’ai découvert une entrée secrète menant à une tour à la taille considérable mais cachée sur l’autre flanc de la montagne. J’ai pu la rejoindre assez rapidement grâce à Caleb. »
Elle invita le dénommé Caleb à venir à ses côtés. Il s’agissait d’un guerrier d’âge mûr, mais pas n’importe lequel. En effet, l’homme avait été le Champion de l’ancien Imperator et était celui du nouvel. Il salua le Conseil à la manière militaire, une main sur le cœur. Il prit alors la parole.
« Conseil, j’ai été exceptionnellement invité au Conseil par notre respectée Régente afin que je témoigne de ses dires dont l’exactitude peut être prouvée par moi-même. Je le jure. »
A nouveau, il porta la main à son cœur, inclinant la tête. Le Conseil accepta de prendre en compte sa voix en hochant la tête d’un seul et même mouvement. Alors il se retira juste derrière la Régente, lui apportant par là son soutient et sa parole jurée.
« Nous avons gravit la tour donc jusqu’à son sommet. Je suppose qu’il y avait là un corps, unique, car des résidus de textile ont été retrouvés dans certains coins des murs, ainsi que quelques os lourds qui n’ont pas été balayé par les intempéries et le vent. Caleb m’a aidé à chercher ce que je pensais pouvoir trouver dans les environs et, caché sous le bois des poutres rongées par l’humidité et le temps, nous avons trouvé un sac de toile. Dans ce sac, il y avait ce crâne ainsi que ces autres objets. »
La Régente se retourna, confiant le crâne toujours protégé par son chandail à Caleb qui le reçu avec un respect frisant le fanatisme et la méfiance. Elle alla alors vers le tas d’autres objets et s’accroupit à côté.
« Ce livre a été écrit de la main même de Mère Mahault d’Ehlrod qui dirigea le couvent jusqu’à sa fin soudaine. Cet objet est une de ses mèches de cheveux enfermée dans son médaillon personnel. Ce parchemin très abîmé est, d’après le livre de la Mère Supérieure, un texte écrit de la main même de Dasparion. Enfin cet autre médaillon aurait appartenu également au Grand Magicien et contient une goute de son sang. »
L’Assemblée était dorénavant abasourdie, assommée même. Candelynthe semblait très fière de son petit effet alors qu’elle laissait son regard clair se balader.
« Conseil, sachez qu’une femme pieuse est morte pour que nous puissions, aujourd’hui, contempler, admirer et vénérer ces objets. Je te demande donc, ô Conseil, de bien vouloir entendre ce qu’ils ont à nous dire afin que la volonté de celui qui les a possédés soit appliquée. »
Candelynthe jeta un coup d’œil par-dessus son épaule au jeune homme qui avait été chargé de porter le sac de reliques. Il s’avança.
« Ashaz, c’est à toi. Puisses-tu te montrer digne de lire ces lignes à nos paires. »
~
Sœur Joséphine releva soudainement le regard vers l’entrée de la grotte, comme si ses doutes se devaient d’être éclaircis à l’instant même. Deux hommes en sortirent, bouteille d’alcool au poing. Ils se la passaient alors qu’ils se soulageaient contre la paroi de la falaise. Leur urine fumait encore dans la neige tandis qu’ils se dirigeaient vers les religieuses, leurs pantalons toujours entrouverts. Les religieuses se crispèrent d’effroi en les entendant :
« J’prends la grosse, r’gardes moi ça… J’ai jamais eu l’occas’ d’m’en envoyer une de cette taille là, l’ami, et toi ? »
Ils éclatèrent d’un rire gras et leurs haleines empestant l’alcool se condensaient dans l’air glacial. Alors celui qui venait de parler détacha Sœur Anette, la frappant dans le ventre, la tenant par les cheveux. Il la fit tomber au sol à coup de poing, écrasant ses formes généreuses de ses mains violentes tandis que la malheureuse hurlait de tout son cœur qu’on lui vienne en aide. Les religieuses espéraient un miracle alors qu’elles se préparaient à se faire public forcé du pire des spectacles. L’homme ivre profana la religieuse, ça ne dura pas longtemps. Sœur Anette ne criait plus, le regard perdu dans l’immensité du ciel noir. Son sang foncé s’écoulait de son entre-jambe visible par tous tandis que son visage se violaçait. Mère Mahault était dans une rage telle qu’elle en tremblait. Puis l’autre homme, qui avait profité du spectacle, se jeta sur la pauvre religieuse à son tour et se soulagea lui aussi en elle, mais il ne la frappa pas. Lorsqu’il se releva, il fit d’ailleurs la remarque à son compère. Il n’aimait pas coucher avec des femmes violentées. Alors l’autre homme lui répondit que lui non plus, seulement c’était plus fort que lui, il aimait les posséder et les soumettre. Puis ils rentrèrent sans prêter attention aux autres et après avoir attaché tant bien que mal Sœur Anette à son rocher. Quand ils disparurent, elle sanglota et Mahault ne su quoi lui dire pour la consoler.
Pendant deux heures ce fut le même manège. Ils sortaient les uns après les autres, les violant toutes, plusieurs fois et sans relâches. Ils leur brisèrent les os sous leurs assauts, leur arrachèrent les cheveux, leurs coupant même des parties de peau, bref, ils les torturèrent tant et si bien qu’elles n’étaient plus que des épaves. Mais Mahault pensait aux reliques plus qu’à n’importe quoi d’autre. La première fois, elle avait été profanée par le jeune homme qui l’avait giflée et il ne l’avait pas détachée, peut-être de peur qu’elle ne s’échappe. Il était bien jeune pour avoir prit l’habitude de violer des femmes… Mais, plus tard, lorsqu’un autre vînt pour lui administrer le même traitement, il la détacha. Tout de suite, elle lu en lui la perversité. Et puis, il était bavard. Il lui susurrait des mots ignobles à l’oreille, des mots que, pour la plupart, elle n’avait jamais entendu. Puis il la lâchait, prenant plaisir à la voir tenter de fuir à quatre pattes dans la neige. Il la rattrapait pour la faire tomber à plat ventre, l’écrasant sous sa botte, puis à nouveau il la laissait filer. Ce jeu lui plaisait, mais ne plut pas du tout à son chef qui le surprit. Il se retourna alors et, Mahault, qui avait prévu son coup, en profita pour saisir dans la neige un petit rocher qui dépassait. Elle le cacha dans sa manche et tomba à plat ventre alors qu’il venait à nouveau de la frapper. Le chef rentra dans la grotte en ordonnant à l’homme de « vite faire son affaire ». Alors il s’allongea sur elle, lui enfonçant le visage dans la neige et s’exécuta. La torture était longue, cruelle et douloureuse et c’est ce qui donna à Mahault la rage nécessaire pour frapper plus fort qu’elle ne s’en serait crue capable lorsqu’il la retourna face à lui. Il tomba à la renverse, la lâchant, alors que son sang giclait sur la neige immaculée.
La Mère Supérieure ne perdit pas une seule seconde et se rua dans la neige et dans la nuit, courant à perdre haleine sans se retourner. Il la suivait, mais l’abrutit n’avait pas eu le cran de prévenir son chef par fierté. Mais Mahault connaissait bien mieux le terrain que lui, elle ne tarda pas à le distancer. Elle devait fuir, les faire sortir de la grotte pour aller à sa recherche puis revenir détacher ses religieuses et prendre les reliques. Au pire, elle les enterrerait dans le sol de la grotte même.
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Ashaz termina sa lecture dans le silence absolu alors que tous buvaient ses paroles. Il releva les yeux vers l’assemblée avant de tourner la tête vers Candelynthe qui le remercia d’un geste de la main tandis qu’il lui rendait le parchemin. Il se recula à hauteur de Caleb.
« Vois-tu, Conseil… Vois-tu la volonté de Dasparion ? Nous nous devons d’accomplir son souhait, ici et maintenant, car c’est un signe que nous envoie le Très Grand ! S’il m’a été donné de retrouver ces reliques légendaires, s’il m’a été donné d’enfanter celui qui exaucera nos vœux les plus chers, c’est qu’Il m’a choisie pour cela. »
Naturellement, personne ne pouvait la contredire. Ses arguments, tant demandés, étaient de taille. Ils la laisseraient faire et lui offriraient tout pour qu’elle parvienne à ses buts, elle le savait.
« Je ne te demande rien de plus que la veille, Conseil. Simplement ton soutient inconditionnel, ton appui militaire et diplomatique. L’Imperator et moi en son nom, ainsi que ses plus fidèles sujets, sauront nous montrer digne de notre Père à tous en appliquant les volontés de son envoyé, Dasparion. Dès aujourd’hui, dès maintenant, Conseil, nous commencerons à œuvrer pour la liberté de notre culte, de notre culture et de notre avenir. Qu’Il en soit témoin et qu’Il nous bénisse si telle est bien sa volonté. »
Le Conseil se leva en guise d’assentiment. Candelynthe jubilait intérieurement, ils n’avaient pas bougé le petit doigt, ne faisant qu’écouter et acquiescer. Au début, elle avait voulu réveiller ce Conseil figé et trop prudent, mais elle avait abandonné pour préférer jouer à leur jeu. Ils voulaient tout sans rien faire, très bien, elle allait faire en sorte qu’ils soient exaucés et qu’ils lui doivent tout à l’avenir. Et les alliés de son fils, qui étaient donc les siens, la soutiendraient avec ferveur.
Mais ce qui amusait le plus Candelynthe alors qu’elle se trouvait là, devant eux, le torse bombé et la tête haute, c’est qu’ils étaient tous loin de savoir tout ce qu’elle avait pu découvrir en lisant les dernières pensées écrites de la Mère Supérieure d’Ehlrod. Elle ne souhaitait bien entendu pas œuvrer contre eux, naturellement, mais il était nécessaire qu’elle garde pour elle certains éléments afin qu’ils continuent à avoir besoin d’elle.
Un âne suivrait-il la carotte s’il en possédait déjà plein sa mangeoire ?
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L’aube était grise, oui. Grise, triste et sale. Pourtant elle avait souhaité de tout son cœur qu’elle soit radieuse. Elle se refusait à croire que Gran Kain les avait abandonnées, pourtant l’idée s’infiltrait dans son esprit éreinté à la manière d’une épine fine et dangereuse.
Face contre terre, Mahault pleurait. Son corps profané, torturé, abîmé, la faisait cruellement souffrir. Elle sentait la fin proche mais ce n’était pas ce qui la rendait le plus triste. Ses religieuses avaient toutes péries, attachées au rocher ou jetées par-dessus la falaise ou encore rouées de coups. Lorsqu’elle avait prit la fuite, ils s’en étaient d’abord débarrassées puis avaient suivit la piste qu’elle avait tenté pourtant de rendre la moins évidente possible. Elle avait retrouvé les cadavres en faisant une boucle par un sommet escarpé que des hommes à cheval ne pouvaient absolument pas franchir. Puis elle avait récupéré les reliques qui étaient restées cachées dans la grotte et s’était de nouveau enfuie en suivant à nouveau ses propres traces puis en bifurquant par un chemin dont le couvent seul avait la connaissance. La nuit allait prendre fin lorsqu’elle distingua à l’horizon la délégation sur sa piste. Elle avait courut plus vite et s’était réfugiée dans le couvent après plus de deux heures de courses fatigantes. Mahault s’était ensuite enfermée dans la tour secrète, priant pour qu’ils ne la retrouvent jamais.
Elle ne pouvait pas mourir tout de suite, elle le savait. Des secrets devaient être consigné dans son journal car ils brûleraient tout ici, dans les bibliothèques. Ils se perdraient à jamais et c’était inconcevable. Alors elle sortit sa mine de carbone de son sac de toile et son livre gravé des armoiries du couvent. Pendant de longues heures elle écrivit, nerveusement, à cause de la fatigue et la mort qui la sommait de se rendre rapidement. Elle acheva son texte par une phrase en gros caractères :
« Toi qui lit ces mots secrets,
Que ton âme périsse si jamais,
Tu n’y as pas été par Lui invité. »