Chapitre I — La Mauvaise Education.
Premier — Conversation avec une Putain,
Le corps de la putain était encore étendu dans les draps, totalement dénudé, ses formes parsemées d'une fine pellicule de sueur. Ses longues boucles ébène se répandaient comme des serpents endormis sur la couche immaculée, ne laissant que transparaître entre deux mèches un rouge à lèvres d'un rouge écarlate abusif, digne de son rang. Elle resta quelques instants ainsi, ne laissant que comme seul signe de vie son corps s'affaisser et se relever lentement sous le rythme de la respiration qu'elle parvenait avec grand mal à reprendre. Finalement, elle se redressa dans une pose lascive — semblable à une sirène au sourire espiègle attendant sur son rocher, tout juste maintenue par un coude.
« Quelle bestialité… »
Elle fixait le dos dénudé de l'homme qui était assis sur une chaise, en silence, à remettre ses bottes en cuir. Les cheveux blonds humidifiés collaient au sommet de ses épaules, alors que des marques de griffure éphémères peuplaient encore son échine dans des taches rougeâtres, se liant avec d'anciennes cicatrices. Remarquant alors le désintérêt qu'elle provoquait à présent par le mutisme de son interlocuteur, la femme s'assit sur le bord du lit en effleurant du bout de ses doigts le creux de ses seins, une étincelle brillant dans ses pupilles verdâtres.
« Il n'est bien dur à discerner toute la rage que tu gardes enfouie en toi. »
L'homme remit lentement sa chemise en toile fine bras par bras, avant de se relever sans prendre la peine de la reboutonner. Il s'approcha lentement de la couche désordonnée où il venait de s'adonner à tous les vices, rejoignant la succube au regard lubrique qui enchaînait les poses lascives et les caresses suggestives en le voyant se mouvoir jusqu'à elle. Une fois à sa portée, celui-ci s'immobilisa pour la regarder de ses yeux d'un bleu pastel ancré dans un masque flegmatique. Amusée, la putain posa sa main sur le haut de son torse dénudé apparaissant entre les deux pans de chemise pour la faire glisser lentement sur ses muscles et les cicatrices les peuplant. Alors qu'elle atteignait son bas ventre tout juste caché par son pantalon de toile noué d'une ficelle, il bloqua sa main avec force en la saisissant par le poignet. Elle releva alors son regard, étonnée, le voyant la fixer toujours sans émotions. Puis, il fit pivoter sa main dont il avait le contrôle pour que celle-ci ouvre la paume en l'air, afin de déposer une bourse de pièces à l'intérieur. Après quelques instants, il relâcha sa prise pour se détourner, laissant la femme dénudée se caresser son poignet endolori dans une grimace. Néanmoins, la lourdeur de la bourse lui permit de très vite oublier la colère qu'elle commençait à ressentir. Elle ne put s'empêcher de reprendre la parole.
« Tu es le frère du “Grand Héros” d'Aden. » railla-t-elle, en ouvrant doucement la bourse.
L'homme se figea quelques instants, laissant le bruit du plancher en bois grincer dans un son sinistre. Elle releva alors son regard vers lui, intriguée par ce brusque silence qui étouffait la pièce.
« Je te paie pour que tu écartes les cuisses, non pour que tu ouvres la bouche.
— Oh, mais ça me va très bien. Je tentais juste de faire la discussion. »
Il tourna légèrement la tête par dessus son épaule, sans pour autant la fixer. La sévérité de ses traits et la noirceur de ses yeux sous le jeu ombragé des chandelles firent comprendre à la putain de ne point tenter davantage la provocation. L'homme reprit alors sa route, attrapant d'une main lourde sa veste tannée en cuir sur le bord d'une chaise avant d'ouvrir la porte et de disparaître dans son encadrement.
Second — Conversation Opaque,
« On se demandait quand tu allais arriver. »
L'homme tira une chaise vide de la tablée dans un grincement sonore, avant de s'asseoir dessus mollement. Il passa une main dans ses cheveux blonds encore trempés pour les remettre en place, avant de sortir presque machinalement une feuille de solanacée séchée roulée sur elle-même pour l'allumer avec la bougie trônant au centre de la table. Sans un mot, il recracha la fumée lentement en laissant sa tête tombée en arrière.
« Tu étais passé où ?
— Ailleurs. »
Le jeune homme brun qui tenait une choppe dans sa main ne put retenir un rire face à cette réponse, avant d'appeler d'un geste grossier une serveuse pour qu'elle ramène de la bière. Il revint alors au nouvel arrivant, gardant un sourire amusé aux lèvres, avant de reprendre la parole.
« Tu ne changeras donc jamais, Julian. »
Le jeune homme blond fit basculer sa tête en avant, fixant alors son interlocuteur pour lui souffler sa fumée dans le visage. Celui-ci ne vacilla point, visiblement habitué, se contentant d'élargir son sourire en s'adossant à sa chaise à nouveau.
« Tes parents savent par quels moyens tu dépenses leur argent ?
— Ce n'est pas leur argent. » Rétorqua le jeune homme en prenant dans ses mains la choppe que lui tendait la serveuse.
Le brun haussa les épaules, avant de plonger lui aussi dans un mutisme. Julian, quant à lui, posa ses deux coudes autour de sa bière, plongeant son regard à l'intérieur en laissant sa feuille de solanacée se consumer entre ses doigts. Pendant un long instant, les deux amis restèrent ainsi plongé dans le silence, alors que tout autour d'eux étaient en proie à des cris, des rires, et du tapage. Mais cela ne semblait aucunement les importunés, comme appréciant les deux la solitude et ce fidèle ami qu'était le silence. Après plusieurs minutes, un son s'échappa des lèvres du blond.
« Zack.
— Oui ?
— Où est Astrée ? »
Il ne répondit point. Alors que Julian releva son regard sur lui pour forcer une réponse, celui-ci fuit les prunelles délavées en reprenant une gorgée de sa pinte. Il soupira doucement avant d'écraser sa feuille dans une assiette encore pleine de nourriture.
« Je vois.
— Tu pensais quoi ? Qu'elle allait arrêter de le voir pour tes beaux yeux ? »
A son tour, il ne répondit rien. Accusait-il le coup, ou ne ressentait-il rien ? Son visage ne trahissait aucune émotion, demeurant toujours aussi froid et statique. Finalement, il porta la choppe à ses lèvres et replongea dans un mutisme sous le regard de Zack. Une soirée comme les autres, au fond ; où le dialogue verbale n'était plus qu'une incohérence majeure dans un univers de désœuvré.
Troisième — Homo Homini Lupus,
L'enfant courut dans les champs, les lèvres entre-ouvertes sous l'effort, les yeux exorbités par la peur. Sa course semblait effrénée, laissant ses petites sandales écraser les herbes hautes dans de petits cris d'effroi. Une motte de terre eut raison de ses jambes flageolantes qui cédèrent sous elle, la laissant s'écraser lourdement au sol en libérant de son étreinte toutes les fleurs qu'elle avait cueilli quelques heures plus tôt. Sous la pluie de lys à la robe nacrée, son visage couché sur la terre fut parsemé de larmes d'innocence. Rapidement, elle prit appuie de ses petites mains boudinées sur le sol pour se redresser, dans le bruit de ses sanglots se mêlant à sa respiration saccadée. Elle n'eut le temps de reprendre sa route qu'un grognement sinistre la figea sur place ; la laissant être parsemée de tremblements dans sa petite robe bleuté tâchée par sa chute.
Lentement, elle pivota sur elle-même pour faire face à sa peur. La terrible créature n'était qu'à quelques mètres d'elle, la fixant de ses yeux jaunâtres, la gueule ouverte pour dévoiler un amas de dents aussi tranchantes que des lames. Semblable à un loup des plaines, ce canidé possédait une taille beaucoup plus imposante ainsi que des poils hirsutes au reflet ébène ; alors que des griffes d'une dizaine de centimètres peuplaient chacune de ses pattes. Face à cette bête la dépassant de bien trois têtes, l'enfant lia ses mains entre elles en éclatant en sanglots, terrifiée. Telle la petite brebis égarée, elle n'était à présent plus qu'un vulgaire bétail ayant eut la prétention de sortir son enclos sans rien risquer ; mais fort malheureusement, le grand méchant loup rodait dans les environs, guettant sa candeur osant braver la plaine, se délectant des senteurs de l'innocence juvénile. Alors qu'elle poussa un dernier cri d'horreur qui résonna dans la plaine aux herbes dansantes sous les alizés, la créature bondit sur elle dans un rugissement bestial.
Un léger éclat se fit voir à l'horizon, suivit très rapidement d'un sifflement aigu. Une flèche vint alors se planter dans l'œil de la bête en plein bond, la fauchant dans son action pour la forcer à s'écraser quelques centimètres à côté de sa proie qui venait de se recroqueviller. Elle se releva péniblement, la gueule ensanglantée par son orbite venant d'être explosé par le projectile encore planté dans sa chair. Les pattes tremblantes sous la douleur reprirent leur force en plantant les griffes dans la terre meule comme pour reprendre appui, cherchant de son unique œil la source de cette attaque. Sa recherche ne fut bien longue : une silhouette se dressait au loin, statique, abaissant lentement son arc. Immédiatement, le canidé abandonna sa précédente proie pour foncer dans sa direction dans un rugissement qui retentit dans toute la plaine, avalant la distance par des sauts impressionnants. La rapidité de la créature était vertigineuse, mais cela ne semblait aucunement troubler l'attaquant qui dégaina lentement des dagues avec une sureté presque déconcertante. A proximité, la bête bondit sur le jeune homme qui demeura immobile, tête baissée. Un son sinistre retentit alors qu'elle atterrit derrière lui dans un bruit sourd. Il ne semblait avoir bougé, ni même avoir attaqué, mais pourtant… Au bout de quelques secondes où les deux combattants se tournèrent le dos sans un bruit, ne laissant que le souffle du vent leur murmurer des mélopées à l'oreille, les entrailles du canidé s'écroulèrent sous son ventre dans un son abjecte. Éventré sur toute sa longueur, il s'affaissa dans ses propres boyaux et intestins avant d'offrir son dernier râle.
L'homme rangea lentement sa dague tachée de sang dans son étui avant de reprendre sa marche comme si de rien n'était.
« Voilà, comme promis, six milles pièces.
— Tu avais dis sept milles. »
Le propriétaire de la taverne poussa un grognement avant de fixer Julian qui demeurait, quant à lui, toujours aussi flegmatique et droit. Il poussa alors un léger onomatopée en sortant une nouvelle bourse de sa poche pour la mettre à côté de l'autre ; le visage trahissant quel plaisir celui lui procurait. Le jeune homme prit alors son dû pour les enfouir dans sa poche, alors que l'homme bedonnant se retourna pour arracher une affiche sur le mur.
« Encore un contrat de réalisé. »
Il regarda quelques instants l'affiche où résidait un dessin grossier d'un immense loup, avant de la froisser pour la jeter plus loin. Il se tourna alors à nouveau vers Julian qui avait le regard fixé sur la choppe devant lui.
« Tu n'as donc que ça à faire ?
— Oui.
— C'est triste.
— Peut-être. »
La conversation brève fut écourtée par une gorgée de bière de la part du mercenaire de fortune qui demeurait seul dans la taverne à une heure aussi tardive. Il prit la peine de se rallumer une feuille de solanacée, la coinçant entre deux doigts alors que son autre main jouait avec les contours de la choppe. Le tavernier essuyait avec un chiffon le bar, en le regardant du coin de l'œil, avant de soupirer.
« Tes parents vont s'inquiéter. »
Aucune réponse, comme à son habitude. Il s'arrêta alors dans son ménage pour regarder son interlocuteur disparaître derrière un nuage de fumée grisâtre. D'un geste lent, il glissa le chiffon dans sa poche avant de poser ses deux mains devant lui pour fixer le jeune homme.
« Je ne comprends pas. Tes parents ont l'argent et une vie sans problème. Pourquoi fais-tu ces contrats ?
— L'argent vient de mon frère.
— Pourquoi ne le rejoins-tu pas dans la Légion ? Tu es un bon combattant, et cela fera… »
Il reposa sa choppe dans un bruit sourd, laissant sursauter le vieil homme. Sans lui adresser un seul regard, il jeta quelques pièces sur le bar avant de se relever et se détourner ; disparaissant dans la pénombre de la taverne suivit par un serpent de fumée.
( Justification Archer. )
Quatrième — La Fragrance du Crépuscule,
« A quoi tu joues ?
— A la vie. »
La nuit était sans lune. La neige avait déjà recouvert de son voile pur l'ensemble des terres, tentant de cacher la barbarie de l'homme. Mais rien ne pouvait créer pareille illusion : les senteurs de la désolation étaient portés par le vent. A perte de vue, un ballet d'arbres aux courbes sinistres et au panache sombre se dressait, ne laissant qu'une faible brume s'immiscer entre leurs troncs sinueux telle une marée de fantômes. La vie semblait avoir été ôtée de chaque parcelle de couleur ; ne laissant que les deux âmes à la jeunesse arrogante assises sur la falaise dompter le Monde.
« Cesse de fuir, Julian. »
Il ne détachait son regard du tableau torturé devant lui, laissant quelques mèches d'un blond solaire voleter autour de son visage. D'un geste dépourvu de délicatesse, il essuya d'un revers de main le sang perlant à sa lèvre fendue. La jeune femme à ses côtes tenta de poser une main rassurante sur son épaule, mais il se décala de l'étreinte d'un bref geste.
« Pourquoi as-tu fait ça ?
— Il t'a mal parlé.
— Et alors ? Ce sont mes histoires. Je dois les régler seule. »
Il passa une main dans ses cheveux pour les remettre en place, avant de plonger ses doigts dans sa poche pour prendre une feuille. Mais il fut très vite arrêté dans son geste par la main de la jeune femme qui le fixait, sans sourciller.
« Et arrête avec ces conneries.
— Ce sont mes problèmes. »
Il lui adressa un regard qui voulait en dire long alors qu'elle accusait le coup. Après quelques instants, il sortit la feuille en regardant à nouveau l'horizon, l'allumant. Elle contempla quelques instants les étincelles jaillir de l'extrémité, avant de soupirer en regardant dans la même direction que lui. Un silence s'installa alors, les laissant seuls face au reste de l'univers, avec les étoiles comme seul juge.
« Astrée.
— Oui ?
— Tu te souviens de notre promesse ? »
Elle décocha un sourire en baissant la tête, comme gênée. Puis, elle remit une mèche derrière son oreille avant de relever le regard sur la ligne de l'horizon, liant ses mains pour étendre ses bras, comme tentant de se réveiller — ou se donner la force.
« Comment oublier.
— Alors, pourquoi ?
— Parce que tu es trop compliqué. »
Julian laissa la fumée s'échapper de ses narines, ressemblant étrangement par le jeu de lumière de la lune à un dragon en colère, avant de donner une pichenette dedans pour l'envoyer voler en un petit point orangée dans l'étendue noirâtre qui se mourut en bas de la falaise. Astrée le regarda quelques instants, intimidée par son silence, avant de poser son menton sur son épaule. Elle scrutait le creux de son cou, avant de murmurer à son oreille.
« Tu m'en veux ?
— Non.
— Tu mens.
— Peut-être. »
Elle déposa alors sa tête, fixant l'horizon, le visage trahissant une légère tristesse. Elle sentit alors le bras fort du jeune homme envelopper ses épaules, lui laissant fermer les yeux sous la douceur du contact et son côté apaisant. Ainsi, seuls au monde, ils guettèrent l'aurore arrivé, attendant très certainement au plus profond d'eux que le crépuscule les réunissent à nouveau.