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par Kal » lun. 1 avril 2013 à 18h05
Aethel est né dans un village de Gracia, comme il en existe des milliers d’autres, d’un père chevalier et d’une mère fille de marchands.
Son père, Wigstan Glover, avait juré fidélité à la Comtesse d’Havoise à l’époque où il était encore jeune et, disait-on, beau et fringuant ; dans les souvenirs d’Aethel, toutefois, le chevalier avait toujours été bedonnant, le regard vitreux et les joues proprement rasées uniquement lorsqu’il se rendait à la cour du comte Talorgan d’Havoise. Elle lui avait confié l’administration d’un village et l’homme s’y était enterré ; lorsqu’elle était morte et que son fils lui avait succédé, le nouveau comte n’avait pas cru bon de le faire remplacer.
Aethel se souvient surtout de cette époque. La comtesse était morte peu de temps après le mariage de son père et quelques mois avant sa naissance. On racontait aussi que sa mère, Briane Glover était été belle, à ce moment-là, dotée d’une magnifique chevelure blonde et d’une gorge à faire pâlir des elfes. Elle aussi n’avait pas laissé cette image dans l’esprit de son fils. Elevée dans une laine qu’on jugeait luxueuse dans la région, elle n’avait jamais souffert de la faim. Son caractère, profondément bovin, lui accordait un bonheur simple : tant qu’elle pouvait mâcher les fruits de la terre issus du travail de ses paysans et regarder passer les caravanes des puissants, tout lui allait. Elle fut une mère douce, aimante comme toutes les mères doivent l’être, un peu niaise parfois et prompte à gifler, comme toutes les femmes honnêtes doivent l’être pour que leurs enfants ne deviennent pas de sombres délinquants.
Puis vint la déchéance de Wigstan, et comme Briane Glover avait la réactivité d’une bonne vieille brebis, ça aussi, elle le regarda passer sans rien faire. A mesure que le temps passait, elle devint insipide, fantomatique, et finit par mourir dans la quasi indifférence générale.
Aethel était né pour être chevalier ; il grandit pour découvrir que c’était impossible. Lorsque son père lui apprit à monter à cheval, lorsqu’il avait six ans, il lui dit également qu’un beau jour, le comte le prendrait parmi ses écuyers ; Wigstan avait alors un début de bedaine et des épaules de bûcheron. Lorsqu’il commença sérieusement à lui apprendre l’usage de l’épée, à huit ans, sa côte de maille le serait au ventre. A dix ans, lorsqu’Aethel voyagea pour la première fois à la cour du Duc pour une affaire de meurtre au village, Wigstan avait dû faire élargir la côte. L’enfant fut durement marqué par les regards méprisants des chevaliers du Duc à mesure que la journée passait et que son père, de plus en plus imbibé de vin, parsemait sa barbe et son tabard de sauce en engloutissant goulûment la nourriture offerte par le suzerain. A douze ans, il entendit Wigstan déclarer que la côte ne lui allait plus et Briane, d’une voix lente et sans timbre, qu’il n’y avait pas de quoi payer le forgeron pour la faire encore élargir ; non que cela soit nécessaire : l’épée du chevalier vieillissant ne quittait plus le fourreau, même pour entrainer son fils. La côte de maille fut mise de côté, puis vendue quelques mois plus tard, lorsque le besoin d’argent se fit plus pressant.
A quatorze ans, Aethel aurait dû devenir écuyer du comte Talorgan, auprès des autres fils de ses chevaliers. Mais Wigstan se présenta devant le suzerain, dans ses riches vêtements dépassés dont les épaules menaçaient de craquer ; son fils à ses côtés se sentait honteux, trop conscient des regards. Il aurait voulu s’indigner, ou au moins être surpris, mais il ne fut que déchiré par le rire caverneux de Talorgan et de la meute de courtisans à ses côtés.
« Ton fils, mon écuyer ? Et dis-moi, Wigstan, qu’as-tu donc fait ces dernières années pour mériter cet honneur ? »
Ils rentrèrent au village penauds, et Wigstan alla boire ; le lendemain il vendit son épée pour boire encore. Un autre chevalier fut nommé. Briane, blanchissante, passa de femme de chef de village à paysanne courbée. Et Aethel laissa ses rêves de chevalier se perdre dans le vent.
Briane mourut lorsqu’il avait quatorze ans. Il en ressentit une profonde tristesse mais aucune surprise, tant elle était frêle sur la fin. Il lui sembla presque qu’elle était morte d’ennui plutôt que d’autre chose. Wigstan continua à dilapider les deniers de la famille, en bière, vin et cartes ; incapable d’assurer seul l’entretien de la ferme comme de payer les dettes de son père, Aethel vendit progressivement toutes les bêtes et les terres qui avaient pu composer la dote de sa mère, puis s’abaissa au pire du pire : aller demander la charité du comte, afin de travailler pour lui ; ça plutôt que de devenir journalier. Au moins Talorgan ne le reconnut-il pas, ce qui épargna au jeune homme de nouvelles moqueries.
Il fut intégré à la garde du château, au poste le plus bas. Laver des bottes, récurer des pots, laver le linge et apporter à manger à la lie qui encombrait les geôles n’était pas l’image qu’Aethel s’était fait de sa vie ; mais au moins était-il nourrit, logé, avec une petite solde qui passait intégralement dans les fonds de bouteilles de Wigstan. Il sembla à Aethel qu’il devenait de plus en plus comme sa mère. Une bête de troupeau fonctionnant jour après jour, sans but, sans passion, jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, couchée dans un coin.
Jusqu’à ce qu’Aethel rencontre le chevalier Lhadhaniel.
Rencontrer était un trop grand mot. Le chevalier apparut un jour au château. Sale, convalescent de quelques blessures graves, il avait été débarqué ici depuis un hôpital de campagne. Depuis le début de la guerre ce genre de prisonniers affluait dans les prisons dont Talorgan avait reçu la charge par l'Empereur, au point que le comte avait trouvé des méthodes toutes personnelles pour alléger sa charge. Mais les autres étaient des soldats, hommes de troupes ou mêmes suivants, parasites d’armées, pilleurs de cadavres, marchands de faux talismans ou mercenaires. Ils allaient et venaient, édentés, tous semblables, laids, puant. Certain mourraient de blessures qui ne vieillissaient pas, de désespoir, d’ennui, en se battant les uns avec les autres ou dans les petits jeux personnels du comte. Aethel les oubliait bien vite. Il n’était même pas sûr, à vrai dire, qu’il les différenciait correctement les uns des autres.
Pas Lhadhaniel.
Aethel n’aurait pas sût dire quand on lui avait dit que celui-là (aussi sale, blessé et puant que les autres) était un chevalier. Peut-être l’avait-il entendu de la part d’autres gardes, ou du comte en passant ; Talorgan se félicitait de la beauté de la prise, et se promettait d’en « prendre grand soin » lorsqu’il se serait suffisamment remis, comme il parlait de ses chiennes de chasse favorites. Comble d’ironie, le comte buvait de plus en plus, et l’alcool ne lui réussissait pas plus qu’à Wigstan ; mais là où Wigstan se contentait de sombrer, Talorgan avait l’alcool assez cruel pour vouloir faire couler d’autres âmes avec lui. Avec le temps, il avait commencé à se montrer même plus sélectif, au point de ne rechercher pour sa prison favorite d'Atareus que les meilleurs combattants. Toujours est-il que pour Aethel, le prisonnier devint spécial, son favori dans ce chenil de déchets. Il guettait ses paroles à mesure qu’il se remettait, cherchait en lui quelque chose qui aurait pu le différencier des autres, en sachant très bien qu’il n’y en aurait pas. Comme son père, les chevaliers étaient des hommes orgueilleux qui n’avaient rien de plus que les autres ordures de la terre. Un jour ou l’autre Lhadhaniel s’effondrerait, comme les autres, chouinerait à genoux ou crèverait dans un immonde bruit de pet, comme tous les hommes lorsque les muscles de leur abdomen se relâchent brutalement. Aethel attendait ce moment avec impatience ; ce moment qui lui prouverait que son père n’était pas plus pathétique que les autres chevaliers et que son rêve perdu avait été sans valeur.
Mais Lhadhaniel ne céda pas.
Mois après mois, le chevalier ne sombra pas comme Aethel s’y attendait. Il se remit de ses blessures et continua à lutter en sourdine pour des idéaux qui, pourtant, n’auraient dû avoir aucun sens dans sa situation. Bien malgré lui, Aethel commença à l’admirer, à espérer qu’il s’en sorte ; bien malgré, il commença à espérer autre chose pour sa propre vie.
A espérer, de nouveau, qu’il pourrait être chevalier.
Puis Lhadhaniel mourut dans l’arène de Talorgan, et Aethel démissionna.
Il retrouva son père au village, dans une maison qui menaçait ruine. Malade du ventre, déprimé, loqueteux, le chevalier et héro de son enfance semblait plus prêt de s’écrouler que leur demeure. Il fut emporté l’hiver suivant. Aethel se demanda d’où venait la peine qu’il ressentait, après la honte que lui avait causée Wigstan, son incapacité à lui offrir un avenir, mais il pleura tout de même. Après tout, c’était son père, l’homme qui l’avait posé sur une selle lorsqu’ils avaient encore un cheval… l’homme qui lui avait mis une épée entre les doigts et lui avait promis, plein de fierté, qu’il serait chevalier un jour.
Il vendit ce qui restait de leurs biens, récupéra leur dernière bête de somme, chargea ses affaires sur son dos et quitta le village. Son but : rejoindre la terre d’origine de Lhadhaniel, dans l’espoir fou que là-bas, il pourrait trouver quelqu’un pour lui accorder sa chance.
Au cours de son voyage, il comprit rapidement que quelque chose avait échappé au comte Talorgan. A mesure qu’il se rapprochait du but de son voyage, des rumeurs de plus en plus crédibles parvenaient à ses oreilles ; des rumeurs qui ne pouvaient avoir qu’une explication : le chevalier Lhadhaniel était en vie.
Dès lors, le but d’Aethel changea. Si l’homme avait survécu, il ne suffisait plus au jeune homme de vaguement s’établir sur sa terre natale ; il souhaitait l’avoir comme mentor et devenir Chevalier à ses côtés. Il avait beau ne lui avoir jamais adressé la parole et supposer que Lhadhaniel ne le reconnaitrait même pas, il était convaincu que le destin avait voulu que le chevalier laisse une telle empreinte dans sa vie.
Le problème fut, bien sûr, que sa cible et ses camarades avançaient plus vite que lui et bénéficiaient clairement de d’avantage de fonds, ce qui rendait la poursuite malaisée. A de nombreuses reprises Aethel dû s’arrêter pour travailler et renflouer ses finances. Un peu de mercenariat, du travail journalier lors des récoltes l’occupèrent pendant deux ans alors que, à pied ou en bateau, il suivait la trace de Lhadhaniel et de Syriac. Il lui arriva de perdre complètement leur trace et de devoir repartir en arrière, perdant ainsi un temps précieux. Il lui arriva de s’arrêter et de presque s’établir dans un village ou un autre, convaincu que sa quête était vaine, jusqu’à ce qu’un évènement mineur –un homme ivre, le regard éteint d’une femme… son propre reflet dans l’eau- le pousse à tout laisser tomber, à reprendre ses affaires et à se remettre en route. Quoi qu’il arrive, il ne serait ni Wigstan, ni Briane, et ne vivrait pas une petite vie d’ennui, aussi vide de sens que d’excitation.
Sa traque le mena finalement à Aden, où les deux chevaliers s’étaient enfin arrêtés…
[Edit le 01/04/2013 à 22:20, avec quelques corrections pour rendre le tout plus conforme avec le BG de Selkirk le Rouge.]
Dernière modification par Kal le mar. 2 avril 2013 à 15h17, modifié 2 fois.