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Un matin comme un autre à Heine.
Les pêcheurs sont levés tôt et attrapent quelques poissons -et méduses- dans leurs filets. La brume s'élève lentement pareille à des nuages vaporeux, et glisse silencieusement vers le large en lente procession éthérée. C'est une matinée semblable à toutes les précédentes pour les habitants de Heine et pourtant, pour qui sait bien observer, certaines choses ont changé.
Dans une maison du quartier sud-ouest de la ville -connue pour son animation et son lieu de passage fréquenté, l'odeur de tabac qui s'en dégageait et quelques blessés qui sont rentrés sur un brancard et ressortis sur leurs deux jambes - dans cette maison désormais, seul le silence subsiste.
A l'intérieur, pas âme qui vive, plus âme qui vive. Sur la table, quelques cadavres de bouteilles sont encore posés là, vestiges de longues soirées à parlementer et tirer des plans sur la comète. La cheminée est éteinte, et dans le salon règne une atmosphère glacée, sinistre, alors même que le printemps a déjà vu éclore ses fleurs. Un peu plus loin, sur le bureau, de nombreuses piles de papier viennent côtoyer les livres, cartes tracées, et autres annotations laissées là. Pourtant, un objet se démarque. Un journal semble avoir été laissé là volontairement, ouvert, comme pour inviter quelqu'un à braver les spectres résidant au sein de la demeure, afin de venir lire.
La personne à qui les quelques mots qui suivent furent destinés ne s'y présenta jamais.
Cher ami,
As-tu entendu les rumeurs concernant le gouverneur ? Ce ne sont pas juste des bruits qui courent tu sais, Elion est bel et bien introuvable. Lors de ma dernière visite à la magistrature, bien que courte et très formelle, rien ne laissait présager qu'il avait un problème ou allait partir. Et pourtant, le voilà aujourd'hui porté disparu.
J'aurais aimé t'annoncer ceci de vive voix, mais je ne te trouve pas non plus, Sandales. Où êtes-vous allés, tous ?
Quoi qu'il en soit, je ne peux décemment pas rester les bras croisés à ne rien faire. Je pars aussi. Les remèdes ont quasiment tous été distribués, à Dion, et j'ai expliqué la situation à mes collègues qui m'ont dit d'y aller sans me préoccuper de l'organisation. Ils ont été parfaits du début à la fin, tu sais. J'ai rassemblé mes affaires : de quoi survivre dehors, quelques remèdes, mon poignard, et je m'apprête à partir dès l'aube. Je te laisse l'orbe, peut-être en auras-tu davantage besoin que moi. Tu la trouveras dans ma chambre, parmi le reste de mes effets.
As-tu entendu parler de ce qu'il se passe à la tour d'Ivoire ? Sans doute est-ce là que tu te trouves. Si c'est le cas, je t'en prie, prends bien soin des autres. Revel en particulier, il ne pourra pas encaisser mille autres coups. Servez-vous en remèdes, si cela peut aider ! Nous avons bien vu le pouvoir qu'ils avaient.
Je vais tâcher de revenir vite, mais je ne sais pas où commencer mes recherches.
Ça m'inquiète tu sais, j'ai peur que Barnis ait mis la main dessus pour de bon. Si c'est le cas, il n'y a que nous qui pouvons le sortir de là.
A très vite,
Euria.
Le cheval interrompit sa progression tandis qu'Euria tirait gentiment sur ses rênes, se retournant une dernière fois vers la ville de la Brumeuse. Le soleil pointait seulement le bout de son nez à l'horizon, et l'air était glacé.
« - Isabel ? M'entends-tu ? »
Le regard de l'elfe ne quittait pas des yeux la cité encore endormie, tandis qu'aucun son ne sortait de sa bouche. Pourtant elle appelait, silencieusement, tout en sachant qu'aucune réponse ne lui parviendrait. Son amie flottait probablement quelque part, entre Cefedellen et le royaume des songes.
Elle flatta l'encolure de l'animal avant de l'enjoindre à reprendre sa marche, se détournant pour de bon de la ville qui l'avait accueillie, l'avait vue mourir à petits feux, et l'avait vue renaître.
L'animal à la robe blanche progressa au pas quelques minutes, avant de s'élancer au galop, suivi d'un volatile qui, bien que dodu, ne se laissait pourtant pas distancer. Quelle était leur destination ? Euria n'en savait rien. Elle chercherait partout où elle le pouvait, aussi longtemps que nécessaire.
Elle ne rentrerait pas bredouille, pas avant d'avoir au moins essayé.
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Il devait être environ sept ou huit heures du soir.
Après une maigre pitance, et quelques restes partagés avec son hibou, Euria s'emmitoufla dans ses couvertures et s'absorba dans la contemplation de sa carte du monde, terriblement abimée à force d'être manipulée depuis tout ce temps, et marquée de croix noires sur les zones qu'elle estimait avoir déjà visité. Ses recherches étaient restées infructueuses, mais il y avait encore beaucoup à parcourir.
Depuis combien de temps était-elle partie ? Elle avait compté les jours au début, puis rapidement, avait perdu le fil. Sandales lui manquait. Tenir une conversation, même banale, lui manquait. D'ici quelques jours, elle se rapprocherait de Giran. Elle pourrait peut-être y rester une nuit ou deux, se reposer entièrement, peut-être y croiser des visages connus, avant de reprendre sa route.
La nuit tomba entièrement et ce soir-là les étoiles, d'humeur timide, restèrent cachées derrière les nuages. Euria raconta à ses compagnons de route pour la troisième fois comment elle avait rencontré le dragon de la montagne, mais ne sut jamais en retour ce que le cheval et le hibou pensèrent de ses aventures.
Elle s'endormit.
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Les quelques jours passés en ville l'avait ragaillardie, bien qu'elle n'eut croisé personne de sa connaissance. Laëb et les mouvements des troupes pour l'arrêter semblaient être le sujet sur toutes les lèvres, en ville, et elle s'en voulut de ne pas leur prêter main forte. Et si ça se passait mal, au front ?
La sylvaine secoua la tête pour chasser ces pensées de son esprit, reportant son attention entière sur la recherche. Jusque-là, la faune l'avait laissé plus ou moins tranquille, mais elle n'hésitait pas à jouer de sa dague pour les cas de figures compliqués, satisfaite de constater que l'entrainement régulier qu'elle s'était imposée portait ses fruits.
Elle aperçut une grotte, à moitié cachée sous une végétation dense. Après avoir arrêté et attaché sa monture un peu plus loin, elle s'approcha lentement, dague en main, tous les sens en alerte. A l'intérieur, nulle trace de l'homme qu'elle cherchait. En revanche, elle fut "accueillie" par un groupe de créatures, dont l'apparence était coincée à mi-chemin entre le lézard et l'ours. Ils défendirent leur territoire avec hargne, à tel point que l'elfe ne parvint à quitter les lieux qu'au prix d'une lutte acharnée.
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Tout bien considéré, les recherches qu'elle avait décidé d'entreprendre n'étaient pas si catastrophiques : elles étaient démesurément pires.
Assise sous un abri de fortune, elle attendait la fin de l'orage, maugréant et maudissant sa stupide entreprise. Quelques heures auparavant, son cheval, surpris par la foudre, l'avait désarçonnée avant de prendre la fuite, Zoul battant frénétiquement des ailes pour le suivre. Elle n'avait désormais pour seule compagne que la profonde lassitude qui s'était emparée de son cœur, après ces longues journées de recherche inefficace. Profitant de ce répit imposé, elle changea ses bandages tout en s'assurant que les plaies infligées par les bêtes de la caverne ne s'étaient pas infectées. Une simple formalité, mais elle s'y appliquait avec un soin immodéré.
Pourquoi était-elle partie seule ? C'était idiot, et imprudent. Elle s'était abstenue de demander de l'aide parce qu'il y avait des choses bien plus urgentes, probablement bien plus graves, et qu'elle ne souhaitait imposer ses petits caprices à personne. Force était pourtant de constater que seule, elle n'irait pas bien loin.
" Je pourrais ouvrir un portail, maintenant, et rentrer chez moi. Je pourrais tout laisser tomber et me résigner à demander de l'aide pour de bon."
Il y aurait sûrement des volontaires, des gens suffisamment inquiets pour se dire que ça vaut la peine de fouiller des territoires à plusieurs.
Comme la fois où elle était partie et que ses amis l'avaient cherché, que Revel ...avait fini par la trouver... oui. C'est ça.
Un éclair d'illumination la frappa tandis que la foudre tombait non loin. C'était à Revel qu'il fallait demander, ou plutôt à son chien pisteur. S'il avait pu la trouver autrefois, s'il avait pu les mettre sur la piste d'Asharim, il pourrait sûrement retrouver Elion.
Prise d'un sursaut d'enthousiasme renouvelé, elle consulta encore sa carte. Par chance, l'élevage des Kluzs n'était pas bien loin de son emplacement actuel, se sentant encore trop déstabilisée pour ouvrir un portail, elle estima qu'elle pourrait faire la route à pied. Mais seulement lorsque cet orage serait terminé.
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Sur le chemin, trois hommes arrivèrent à sa rencontre, ou plutôt, deux et un éclopé, suppliant la jeune femme de bien vouloir prendre du temps pour examiner ce dernier. Si la plaie originale n'était pas bien grave, il l'avait laissée trainer suffisamment longtemps pour qu'elle s'infecte. Le petit groupe s'installa sur des rochers faisant office de sièges de fortune, à la lisière d'une forêt. Le vent portait une odeur désagréable et forte, de résine et de charogne. Aucun oiseau ne chantait malgré le beau temps. Euria s'appliquait à stériliser la blessure purulente, tandis que les deux autres ne la quittaient pas du regard. L'un d'entre eux, un elfe, comme elle, lui adressa un sourire qui n'avait rien d'aimable. L'atmosphère était décidément déplaisante.
Manquant de désinfectant après avoir utilisé son stock pour ses propres plaies, le blessé l'invita à se servir de son alcool. Elle fouilla dans la gibecière de l'homme, à la recherche d'une gourde ou d'une bouteille. Entre quelques peaux tannées et autres réserves de viande séchée, elle tomba par hasard sur des feuilles de papiers, surlequels elle aperçut un symbole. Un sceau plus précisément, qui ne lui était pas inconnu, et qui déclencha en elle un frisson d'affolement.
C'était celui des Serres Ardentes.
Sans doute avaient-ils ressenti son agitation car de concert, ils avaient discrètement sorti leurs armes, même le blessé. A son tour elle empoigna sa dague, les mains moites, cherchant du regard un point de retraite bien qu'ils l'encerclaient. L'un d'entre eux émit un sifflement aiguë qui se répercuta loin dans la forêt, déclenchant l'envol des quelques oiseaux silencieux jusque là. Le signal d'attaque était donné.
A voix basse, elle commença à incanter. Un repli valait mieux qu'un affrontement à l'issue funeste, et elle se maudit encore intérieurement de ne pas être rentrée par le biais d'un portail plus tôt.
Cherchant à se concentrer tandis que l'air se chargeait d'énergie autour d'elle, Euria ne vit pas arriver la flèche qui vola dans sa direction et vint se loger dans son épaule. La surprise lui arracha un cri, alors que le semblant de portail qui s'ouvrait sous ses pieds se referma aussitôt. Trop tard pour fuir, le combat était engagé. L'elfe s'élança avec agilité vers son homologue archer, tâchant de repérer les points vitaux qu'elle pouvait atteindre. Elle se mut vivement, comme on le lui avait appris, fléchissant les jambes et les déliant pour se décaler et frapper au moment opportun, tandis qu'il encochait sa seconde flèche. Les autres se lancèrent à sa suite pour l'attaquer mais ne purent sauver leur compagnon : déjà, il se vidait de son sang, un air d'incrédulité passant dans son regard azur. La jugulaire saignait abondamment, et de ridicules gargouillis de gorge précédèrent son trépas.
Comme il est aisé de mourir, pensa Euria, tandis qu'elle filait déjà vers sa seconde cible.
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La jeune femme n'était décidément pas faite pour tuer.
Gisant dans leur sang, les hommes arboraient une sereine tranquillité sur leurs visages sans vie. Un peu plus loin, adossée contre un rocher, Euria se démenait pour ne pas subir le même sort, pressant la plaie béante causée par l'épée qui s'était logée dans son ventre quelques minutes plus tôt. Si elle cédait à la douleur maintenant, elle s'évanouirait et mourrait. Un fin voile recouvrait sa vue tandis que le son de sa propre respiration bourdonnait dans ses oreilles, dans son crâne, jusque dans ses blessures. Du mieux qu'elle le pouvait, elle tâchait d'y insuffler sa magie, mais les mots mourraient sur ses lèvres et le soulagement n'était que de courte durée.
Une silhouette apparut au milieu des nuages brumeux s'élevant de la forêt, marchant lentement dans sa direction. L'espace d'un infime instant, l'espoir s'empara d'elle et une multitude de visages amis défilèrent sous ses yeux mi-clos. On était venu la chercher. Elle avait envie de se lever, de courir dans leur direction, de se laisser aller dans leur bras accueillants pour se permettre de dormir du sommeil du juste.
L'illusion se brisa comme un morceau de verre. Son coeur se mit à battre la chamade et la pression dans ses entrailles s'alourdit. Un malaise étouffant lui compressa la cage thoracique tandis qu'elle luttait pour ne pas défaillir, c'était une sensation qu'elle n'avait pas oublié, une sensation si douloureusement familière.
Comment l'avait-il trouvée ? Ils finissent toujours par les retrouver...
L'homme à la chevelure blanche poursuivait sa progression jusqu'à Euria, qui, peut-être parce qu'elle le reconnut ou peut-être parce qu'elle avait perdu trop de sang, perdit connaissance, sans avoir eu le temps de prier Eva.