Spoiler:
Nom : Macquart
Prénom : Kellen
Nom du démon (info HRP) : Mokthar’Zull
Âge : 21 ans
Sexe : mâle
Race : Humain (possédé)
Profession : aucune – utilise un peu de magie. Voudrait se diriger dans la voie des Arts Sombres.
Croyances : il a eu une éducation religieuse concernant Gran Kain. Il n’est cependant pas un fervent pratiquant.
Langues parlées : le commun, uniquement.
Descriptions :
- Physique : Jeune homme d’une vingtaine d’années, à première vue. Il n’est pas très grand, un peu moins de 1m75 et dispose d’une carrure plutôt chétive. Il n’a rien d’un combattant.
Ses cheveux sont courts, souvent en bataille, secs et gris-vert. Ils donnent l’impression d’être malade. Tout comme Kellen.
Son visage semble exprimer la peur, la crainte permanente et la fatigue aussi bien mentale que physique.
Ses yeux sont cernés de poches légèrement violacées, comme s’il ne dormait pratiquement pas. Ils sont si bleus que l’on pourrait croire qu’ils viennent d’un albinos, voire comparables à ceux d’un aveugle. Des veines strient une majorité du blanc de chaque œil.
Sa peau est d’un pâle effrayant, presque autant que celle d’un Elfe, et quasiment translucide faisant apparaître de nombreuses veines bleutés sur son corps, notamment sur ses mains.
Morale : Kellen est un jeune homme instable. Tourmenté par son démon intérieur, il ne fait confiance à personne et est paranoïaque. Il a peur de tout et de rien et se croit perpétuellement en danger ou recherché.
Tout sentiment ou émotion comme le bonheur, la joie, le rire ou le plaisir semble lui être inconnu, ou oublié.
Cette voix dans sa tête le pousse à commettre très souvent des erreurs, parfois irréparables.
Il n’a aucune confiance en lui et va généralement d’échecs en échecs lorsqu’il s’agit d’effectuer quelque chose.
Informations (HRP) sur le démon : Mokthar’Zull est un démon de l’Ombre lié à Gran Kain. Il s’est déjà incarné une fois mais a été renvoyé dans l’Immatériel. Il est de nature versatile, ce qui causa sa perte la première fois.
Son principal objectif est de trouver un moyen, par l’intermédiaire des Arts Sombres, en se servant de son hôte, pour obtenir un corps qu’il pourrait habiter sans avoir besoin de le partager.
Néanmoins, il se complait à tourmenter Kellen par tous les moyens possibles et profite d’un séjour dans le monde Physique, qu’il espère plus long que la dernière fois.
Une cicatrice est plus apparente que les autres, située sur sa joue droite, n’étant qu’une petite ligne droite en relief sur sa peau.
Un tatouage, marqué à même la peau, telle une brûlure, est visible sur son nombril. Il représente plusieurs cercles concentriques barrés de huit flèches de tailles différentes. Il est très similaire à cela : Histoire :
Entre la cité de Gludin et les baraquements Orcs au nord, cachée parmi les arbres et dans l’ombre des montagnes], vivait une famille peu nombreuse. Dissimulés à la vue du monde, ces gens s’adonnaient à de sombres activités. Les Arts Sombres y tenaient une place de choix. Ils vouaient à Gran Kain une foi destructrice et fanatique, cherchant le moyen d’accroître leurs savoirs, leurs connaissances, mais aussi leur puissance et leurs pouvoirs, dans le but ultime d’acquérir, à l’image de leur Père, l’immortalité divine.
Des secrets, qu’il aurait mieux fallu oublier, étaient parfois brisés, exploités et pervertis par leurs idéaux chaotiques. La Démonologie faisait aussi partie des pratiques illicites de ces gens, les Macquart. Ils étaient persuadés que les Démons qui vivaient dans l’Immatériel, associés aux Arts de la Nécromancie, étaient, une fois réunis, la clé de la vie éternelle.
Des siècles durant, dans l’ombre de cette forêt qui les protégeait, ils expérimentaient divers sortilèges, des potions, des invocations d’esprits ou de démons, des réanimations de cadavres et bien d’autres encore, pour parvenir à leurs fins. La plupart du temps, ils étaient eux-mêmes les sujets au centre de ces expériences dangereuses.
Rendus fous, scarifiés, dégénérés, estropiés, lobotomisés, ou parfois simplement tués, les membres de cette famille n’avaient aucune limite concernant les châtiments qu’ils s’infligeaient à eux-mêmes. Ce que les gens « normaux » pouvaient appeler les « liens familiaux » n’étaient pour eux qu’un moyen rapide de trouver des cobayes.
En absence d’effectif, ils n’hésitaient pas à enlever discrètement des gens pour plusieurs buts. Soit pour renouveler le sang familial, soit pour mettre à l’épreuve une nouvelle découverte, néanmoins, pour quelque chose de secondaire. Le sacrifice de soi était considéré comme un honneur aux yeux de cette famille, et d’après eux, également aux yeux du Père.
Les faibles étaient généralement sévèrement punis. Parfois, ces « faibles » n’espéraient qu’une chose pour les délivrer de cet enfer sur terre, la mort. Malheureusement, cette échéance de l’existence signifiait le retour auprès de Gran Kain, et c’était un cadeau que n’offraient que rarement cette famille aux personnes indignes.
Ils préféraient encore les garder enchaînés au fond d’une cave, jusqu’à ce que l’ennui et la solitude finissent par ronger jusqu’à la dernière étincelle de vie. Quand l’âme avait été entièrement consumée, selon les Macquart et leurs croyances, plus rien ne retournait aux côtés du Père au moment du trépas. Il ne restait qu’une coquille vide qui finissait par pourrir.
Lorsqu’un enfant naissait au sein de cette famille, c’était un évènement mémorable. Toute une journée était dédiée à sa naissance, remerciant et louant Gran Kain pour ce cadeau qui leur était fait. Le nouveau né était entièrement immergé dans le sang de chacun des membres de la maisonnée, récolté dans une large coupole ovale, faite de bronze, de la forme d’un œuf vue du dessus.
Ensuite, à l’aide d’une bague, que portaient tous les Macquart adultes, chauffée à blanc à l’aide de bougies, le ventre de l’enfant était ensuite marqué par un symbole, au niveau du nombril. Il représentait plusieurs cercles concentriques, centrés sur le nombril du baptisé, barrés par plusieurs flèches, huit en tout, dirigées dans les huit directions cardinales. Certains prétendaient que ce symbole représentait le chaos absolu, l’entropie.
L’enfant devenait fils du chaos, engeance de Gran Kain, lui-même. Le plus ancien membre de la famille terminait ensuite la cérémonie en traçant du pouce le symbole de leurs bagues sur le front du nourrisson, à l’aide du sang de l’enfant. Il psalmodiait ensuite quelques prières, qui sonnaient aussi faux que des malédictions, pour solliciter l’attention et la protection du Père sur ce nouveau fils ou fille que leur offrait cette famille.
Un enfant, nommé Kellen, avait vu le jour, né de l’union entre Thallos, grand archiviste et démoniste averti de la famille, et Isole, une nécromancienne et alchimiste. Comme le voulait la tradition, Kellen avait été baptisé selon les règles en vigueur, offrant tout son être à Gran Kain.
Jusque là, les deux amants n’avaient pas réussi à concevoir la vie. Nombre de potions avaient été concoctées par Isole afin de leur permettre d’avoir un enfant. Certains ne se gênaient pour dire qu’ils n’étaient pas dignes d’avoir une progéniture et que le Père ne leur accordait pas assez de crédits. La honte avait longtemps pesé sur leurs épaules comme dans leurs chairs.
Lorsque Kellen arriva, ce fut un immense soulagement pour ses parents. Néanmoins, cela ne les sortait pas d’affaires pour autant. Leur enfant était chétif et semblait faible. Il paraissait prématuré et pourtant il était né dans de bonnes conditions. Il était minuscule comparé à d’autres nourrissons.
Des mauvaises langues n’hésitaient pas à remuer le couteau de la plaie encore ouverte de leur honte passée. De ce fait, bien que leur enfant semblât misérable et dénué de toute force de vivre, ils plaçaient en lui d’énormes espoirs d’en tirer honneur et reconnaissance vis à vis des autres membres de la famille.
Très tôt, le père et la mère de Kellen avaient déjà à l’esprit plusieurs moyens de rendre leur fils exceptionnel et d’en faire leur fierté. La mère souhaitait en faire un nécromancien talentueux et son père avait dans l’idée d’expérimenter une de ses découvertes.
Thallos, parcourant les archives de la famille, avait retrouvé le récit d’un membre de la famille qui s’était fait, jadis, possédé par un démon. L’homme, un certain Silk, était persuadé qu’il pourrait obtenir une énorme puissance en associant son être à un esprit démoniaque. D’après les textes qui retraçaient cette histoire, Silk avait perdu la raison. La folie l’avait amené à s’autodétruire.
Il aurait réussi à développer des aptitudes hors du commun. Son corps s’était vu changer, il n’avait plus rien d’humain, et le démon en lui ne pouvait contenir sa démence, allant jusqu’à l’obliger à s’automutiler et même à attaquer les autres membres de la famille. Le pauvre homme, à la fin de sa vie, n’avait pratiquement plus le contrôle de ses actes. Les Macquart de l’époque avaient du se résoudre à tuer eux-mêmes Silk, après qu’il ait lui-même assassiné plusieurs membres de la famille.
Le père de Kellen s’était longtemps attardé sur les mots « aptitudes hors du commun ». Rien n’était écrit pour détailler ces aptitudes qu’avait développées ce Silk, plusieurs décennies plus tôt. La seule option qu’il voyait était d’invoquer à nouveau ce démon. De sa profession, Thallos avait appris une chose. Ce même démon serait certainement affaibli et permettrait à son hôte d’avoir un peu plus de contrôle, dû à sa puissance diminuée par son premier lien rompu.
L’idée lui semblait parfaite. Elle n’avait tout d’abord pas plu à Isole, sa compagne, mais il avait su trouver les mots pour la convaincre. Gran Kain seul savait les dons que pourrait développer l’hôte d’un tel démon. Et emprisonné dans un être jeune permettrait sans doute à ce dernier d’amadouer l’esprit démoniaque et d’en tirer toute sa puissance avec les années, grâce à un conditionnement adéquat. Kellen, alors âgé de cinq ans, semblait être le candidat idéal pour cette expérience.
Dans une cellule de la cave de la maison, la tension était palpable. L’atmosphère lugubre qui régnait dans les quelques mètres carrés de surface étaient amplifiée par les flammes dansantes des bougies. Ces dernières, faites de cire aussi noire que de l’ébène, étaient disposées en cercle sur chacune des branches d’un pentagramme tracé de sang sur les dalles.
Le sang était celui de Kellen, lui-même. De petits bandages, blancs tachés de rouge, noués autour de ses poignets témoignaient de cette récolte contre sa volonté d’enfant exploité. Il se tenait assis, sans dire un mot, au centre du symbole. Il regardait ses parents d’un air incrédule, tel un chiot que l’on allait abandonner. Ils allaient faire bien pire.
Sur un banc de pierre se tenait son père, assis, un vieux livre posé sur les genoux, protégé par une couverture en cuir noir qui manquait de se détacher du reste des pages. Sa mère était à genou, près de lui, pour tenter de rassurer son enfant, à sa manière, toujours aussi froide et ferme que la dalle d’une pierre tombale.
Les parents avaient revêtu des tenues de cérémonie en soie noire brodées de motifs cabalistiques aux teintes sanguines. Le symbole du chaos était tissé dans leur dos. Kellen ne portait, lui, qu’une écharpe, composée principalement des mêmes motifs que les tenues de ses parents. Autrement, il était aussi nu qu’un petit asticot sur le point de servir d’appât à un gros poisson.
Personne n’aurait su dire s’il grelottait à cause des froides pierres qui lui mordaient les fesses et les pieds ou s’il s’attendait, intérieurement, à subir le pire des châtiments qu’un homme puisse endurer en ce bas monde. Sa mère ne lui tenait pas même la main, se contentant d’observer son mari se préparer et jetant quelques coups d’œil à son fils pour voir s’il ne s’agitait pas, au risque de faire tomber une bougie ou d’effacer le pentagramme tracé de son propre sang.
Lorsque le moment fut venu, son père se redressa, tenant son livre comme s’il allait officier pour une messe funèbre. Il commença à énoncer quelques paroles dans une langue oubliée. A chaque fin de phrase, les flammes des bougies semblaient briller de plus en plus. L’air devint aussi glacial que si la cellule dans laquelle ils se trouvaient était ouverte sur l’extérieur en plein hiver, malgré la puissance croissante des bougies.
Kellen avait voulu se lever, ne pouvant plus supporter la gelure qui lui glaçait les entrailles. Sa mère l’avait retenu à temps, posant une main sur son épaule, l’obligeant ainsi à se rassoir. Elle l’avait foudroyé d’un regard aspirant toute réticence ou contestation pouvant émaner de son fils.
A mesure que Thallos invoquait le démon, priant les forces obscures à ouvrir une brèche entre deux monde : physique et immatériel, un vent léger commença à se lever dans l’étroite alcôve, comme si l’air s’extirpait des parois des murs pour s’engouffrer dans la porte ouverte sur le Vide.
Le père de Kellen pencha la tête et adressa à son fils un sourire, non dénué d’une certaine jouissance de toucher du doigt une telle puissance. Il fit signe à Kellen de poursuivre, comme s’ils avaient répété cette scène auparavant. L’enfant tourna la tête vers sa mère, l’implorant sans un mot pour qu’elle fasse cesser tout cela. De la même manière, muette, Isole l’incita à obéir à son père, pressant légèrement son épaule pour le lui indiquer, puis elle lâcha prise, s’éloignant légèrement du dessin sur le sol.
Kellen commença alors à répéter la phrase que ses parents s’étaient évertués, non sans le violenter, à lui faire apprendre, comme une funeste chanson pour enfant. Il ne savait pas ce que signifiaient les mots qu’il allait prononcer. Seulement qu’ils allaient être aussi douloureux à prononcer que si on l’avait obligé à mâcher un oursin vivant ou un tison ardent.
Quelques secondes suffirent pour que sa langue se délie, que sa gorge s’ouvre, et que les macabres syllabes invitent cet esprit démoniaque à s’emparer de son être et de sa vie.
« … Mokthar’Zull. »
Au moment où il termina l'invocation en prononçant son nom, les flammes dansant sur les bougies parurent exploser. L’espace d’un instant, la cellule fut baignée d’une lueur rouge sang presque aveuglante. Les yeux de Kellen se révulsèrent et il fut pris de convulsions, l’écrasant sur le sol, puis son dos se cabra comme s’il cherchait à faire le pont. Il donna l’impression que quelque chose se battait à l’intérieur de lui-même. Aucun son ne sortait de sa bouche car ses muscles, contractés au maximum, empêchaient l’air de sortir de ses poumons.
Quelques secondes plus tard, les bougies s’éteignirent, comme si Kellen avait aspiré l’aura rougeoyante de la pièce, en même temps que le démon s’empara de lui. Ils étaient dans le noir. Pour y voir plus clair, son père ralluma quelques bougies. Kellen était étendu sur le sol, inerte, les yeux toujours blancs, cachés dans leurs orbites, la bouche grande ouverte.
Thallos et Isole se demandèrent si le choc n’avait pas été trop important et avait eu raison de la résistance de l’enfant de cinq ans qui gisait sur les dalles gelées de la minuscule pièce où ils se tenaient. Son père posait sa main sur son petit torse nu et constata qu’il ne bougeait plus. Il était aussi froid qu’un cadavre.
Cependant, il sentait quelque chose pulser en lui. Son cœur battait au ralenti, mais il n’était pas le seul à rythmer le corps allongé par terre. Thallos pouvait sentir comme une aura mauvaise émaner de son fils. Il n’était pas mort. Malheureusement.
Plusieurs années passèrent et Kellen devint un jeune adolescent. La vie ne lui fut pas facile. Plaçant sur ses frêles épaules l’espoir de redorer le blason de ses parents, ces derniers se mirent très tôt à essayer de lui enseigner la magie en vue de faire de lui un puissant mage, doté de pouvoirs démoniaques.
Ses parents s’étaient attendus à voir des manifestations de ses pouvoirs mais rien ne semblait vraiment se produire. De plus, Kellen paraissait particulièrement peu apte à maîtriser la magie. Il se plaignait d’ailleurs régulièrement de maux de tête et d’avoir l’impression d’entendre des voix.
En effet, il s’était avéré que Kellen avait en partie oublié l’évènement de sa possession. De peur qu’il révèle ce que lui avaient fait subir ses parents, ces derniers n’avait rien dit sur le démon qui sommeillait en lui. D’ailleurs, étant donnée l’efficacité relative de cette possession, la honte se serait abattue sur eux comme un coup de massue.
Les seuls effets vraiment étranges qui semblaient avoir marqué l’enfant étaient de minces changements physiques. Tout d’abord ses yeux, c’était la chose la plus frappante. Ses parents avaient tous les deux des cheveux noirs comme le charbon et des yeux aussi sombres que des puits sans fond. Kellen, lui, était pourvu d’yeux si bleus et si clairs que l’on aurait pu croire qu’il était aveugle.
Ses cheveux semblaient être ceux d’un vieillard malade, à mi-chemin entre le gris et le vert. Sa peau était pâle, aussi blanche que celle d’un Elfe. On pouvait voir à travers de nombreuses veines bleutés, comme si sa peau était à moitié transparente.
Ses maux de tête et ses cauchemars ne cessaient de tourmenter le jeune homme, l’épuisant autant physiquement que mentalement. Pourtant jeune, il avait des yeux de vieillards, entourés de larges cernes violacées et doté d’yeux striés de veines. Il avait presque l’air d’un zombie.
Les autres membres de la famille, non insensibles à l’apparence étrange de Kellen et à ses piètres aptitudes à la magie, faisaient régulièrement remarquer à ses parents que défier la volonté de Gran Kain, à vouloir à tout prix un enfant, avait des conséquences. Ils s’étaient vus affublés, en guise de punition divine, d’un rejeton faible et inutile, disaient-ils.
Toute cette honte portée par ses parents se rabattait sur lui sous forme, le plus souvent, de châtiments corporels ou de vives réprimandes. Ils ne pouvaient supporter qu’un tel être puisse avoir été engendré par eux. Tous leurs efforts semblaient vains. Et leur vengeance était sans pareil, faisant subir à Kellen les pires souffrances. Il ne comptait plus les jours qu’il passait enfermé, sans eau ni nourriture, dans le noir, dans une cellule des caves de la maison. Cela n’arrangeait évidemment en rien son état.
De même, dans l’idée de le rendre plus endurant, et aussi de pouvoir le punir, ils lui faisaient subir divers sévices sensés renforcer son corps et le rendre plus résistant. Nombreuses sont les cicatrices, les hématomes ou les brûlures qui marquent son corps depuis lors. Cela n’avait que l’effet de l’affaiblir encore plus.
Lorsqu’il se retrouvait seul, c’était dans ces instants que les voix se manifestaient le plus. Elles étaient nettement plus présentes et audibles lorsqu’il était envoyé en cellule, sans personne ni lumière. Quand il allait se coucher, il arrivait parfois qu’il entende quelques murmures, comme s’il on avait laissé une fenêtre ouverte et que quelques paroles égarées lui étaient apportées par une brise légère.
Ses rêves étaient généralement très peu reposants. Ils avaient plus l’allure de cauchemars, agitant la plupart de ses nuits, le tirant, trempé de sueur, d’un sommeil qui n’avait rien de réparateur. Ils n’avaient généralement aucun sens. Il voyait du sang, des flammes ou il entendait des hurlements d’agonies. Des créatures difformes lui apparaissaient et essayaient de le dévorer. Cela semblait si réel, comme venu d’une mémoire millénaire.
Il avait déjà tenté de fuir. La famille n’autorisait pas que l’on s’échappe sous peine de pouvoir révéler leur emplacement ou de divulguer des secrets qu’ils préféraient garder pour eux. Les sorties s’effectuaient en groupe et avaient toujours pour objectif d’apporter quelque chose à la maisonnée.
Lorsque quelqu’un s’en était aperçu, toute la maisonnée l’avait appris à une vitesse fulgurante. La honte et le déshonneur n’en avaient été que plus difficiles à endurer pour ses parents. Sa mère l’avait giflé d’un revers de main, lui taillant la joue droite du même coup. Mais ce n’était rien à ce qu’il avait subi par la suite. Son père lui avait également mis une gifle, mais avec sa force d’homme. Il avait manqué de lui décrocher la mâchoire, lui ouvrant largement la lèvre inférieure. Il n’avait espéré qu’une chose, mourir sur l’instant pour ne pas recevoir le châtiment que ses parents allaient lui infliger.
Attaché uniquement par les mains, suspendu dans le vide sans que ses pieds puissent le retenir au sol, il avait passé près d’une semaine dans le noir, sans boire ni manger. Ses parents ne venaient le voir que pour se défouler sur lui et épancher leur rage. Gifles, lacérations, brûlures, tout allait bon train pour lui inculquer le respect.
Au terme de son supplice, il n’était même plus conscient de ce qui lui arrivait, partagé entre la réalité et la divagation. Les voix l’avaient brisé intérieurement, puis abandonné, tandis que ses parents s’occupaient de lui extérieurement. Les murmures habituels dans sa tête s’étaient mis à résonner comme dans une église et lui avaient martelé le crâne de l’intérieur. Elles l’avaient incité à abandonner, à se laisser mourir, brisant les infimes parcelles d’espoir que Kellen pouvait avoir, en lui disant, par exemple, que ses parents ne viendraient jamais le libérer.
A force d’épuisement, il était tombé dans les pommes et ses parents l’avaient détaché à ce moment là, après un peu plus de cinq jours passés de la sorte. C’était la pire punition qu’il n’avait jamais reçu. Toutes les autres qui suivirent lui parurent bien clémentes en comparaison.
Néanmoins, il était brisé. Au terme de cette existence, qui allait bientôt prendre un tournant, Kellen n’était plus qu’un jeune adulte, à peine capable de se tenir droit, effrayé par le moindre bras qui se levait ou le moindre bruit dans son dos. Les voix dans sa tête étaient réapparues par la suite, plus claires que jamais et ne semblaient provenir à présent que d’une seule entité, qu’il entendait à présent aussi nettement que si elle s’était tenue devant lui.
Il ne pouvait se résigner à vivre éternellement comme cela et la mort ne semblait pas vouloir de lui pour l’instant.
Kellen regardait le plafond de sa chambre, à peine plus grande que le lit dans lequel il était allongé. Sa fenêtre sans volets permettait à la Lune d’éclairer toute la pièce, la baignant ainsi d’une lueur bleutée.
{Je sais à quoi tu penses, Kellen.}
La voix dans sa tête semblait pouvoir entendre la moindre de ses pensée, ne lui laissant aucune intimité, et retournant toujours chacune d’elles contre lui. Parfois, ses songes se mêlaient aux paroles de cette entité intérieure, lui donnant l’impression qu’une idée venait de lui, alors qu’elle lui avait été susurrée par ce démon.
{Rappelle-toi, la dernière fois, comment tout s’est terminé.}
Kellen allait sur ses seize ans. Il avait presque sa taille d’adulte, mais il n’en avait que la mince apparence. Craintif, naïf, frêle et faible, voilà ce qui le décrivait bien. Sa corpulence et sa taille allaient également en faveur de ces adjectifs, qui le qualifiaient que trop bien. Il avait l’intention de fuir à nouveau.
Des plans naissaient dans sa tête, parfois insufflés par sa propre imagination, d’autres fois elles venaient d’un autre. Le couloir traversant l’un des étages de la maison, de part son âge, ne pouvait s’empêcher de montrer son mécontentement à chaque fois que quelqu’un y posait le pied, craquant presque aussi bruyamment qu’un coup de tonnerre. Kellen s’était résolu à ne pas emprunter cette voie.
Il ne restait que la fenêtre.
{Tu vas te briser les deux jambes, c’est couru d’avance. J’ai hâte de voir ça !}
D’où il était, en se mettant assis sur son lit, il pouvait voir par la fenêtre. Sa voix intérieure disait vrai. S’il passait par là, il se brisera assurément les deux jambes. Néanmoins, une branche dépassait sur la gauche.
{N’y pense même pas, elle ne supportera jamais ton poids. Saute, ça sera plus drôle !}
La branche ne paraissait pas plus grosse que ses propres bras, remarqua-t-il, légèrement déçu. Il n’avait de toute façon pas d’autre moyen de s’échapper. Le couloir. Il n’y pensait même pas. Le plancher craquerait si fort qu’il se ferait repérer dans la minute. Il n’aurait pas même le temps d’atteindre l’escalier, même en courant.
Une sombre idée lui traversait l’esprit. Il venait de poser le regard sur la bougie à son chevet. Un petit meuble miteux était coincé entre le mur et son lit.
{Qu’en penses-tu ? Un joli feu de forêt !}
L’idée semblait être venue de lui, et pourtant, elle semblait résonner à l’unisson avec la voix qui se tapissait au fond de son être. Pourtant, cette suggestion lui restait en travers de la gorge. Il ne se sentait pas capable de tuer quelqu’un, aussi ignoble pouvait-il être.
{Un accident, ça arrive !}
Surpris par ce qu’il venait d’entendre, il remarqua qu’il avait allumé la bougie de son chevet, sans même y avoir prêté attention. Ses mains s’était dirigée seule, comme mue par une force intérieure. C’était la première fois qu’il ressentait ce phénomène. Ou qu’il s’en souvenait.
Il secoua la tête et écarta ses mains, comme s’il venait de se brûler sur la flamme. Il les observa comme si elles n’étaient pas les siennes. Il fit danser ses doigts pour vérifier qu’il en avait le contrôle, et ceux-ci répondirent sans broncher.
Soudain, il sursauta. Il avait cru entendre le plancher craquer, comme si quelqu’un avait mis un pied dans le couloir. Le plancher ne craquait pas de lui-même, ou pas aussi fort. Encore ! Quelqu’un marchait dehors. Puis plus rien.
Kellen se mit à trembler. Il avait l’impression que quelqu’un allait venir le voir, certainement pour lui faire du mal. Il n’était pas rare que certains autres enfants lui jouent des tours, notamment la nuit, et bien qu’étant enfants, ils avaient parfois des jeux qui valaient bien les pratiques de leurs parents. Kellen s’en méfiait donc tout autant.
Il se munit de la bougie, qui lui dégoulina légèrement sur les doigts. La cire était chaude, mais pas insupportable, comparé à ce qu’il avait enduré dans sa vie.
Il ouvrit discrètement la porte, qui ne grinça que légèrement et passa la tête par la porte.
Rien.
Sa tête fit le va et vient de gauche à droite, pour voir si quelqu’un se manifestait.
Le couloir semblait vide.
Il n’y avait plus un bruit.
La seule chose que ses oreilles discernaient était le son de sa propre respiration.
A cela était combiné le son de tambour de son propre sang, que faisait pulser son cœur jusque dans ses oreilles.
Pas un bruit.
Le calme, absolu…
C’était… si rare…
Il appréciait ce moment privilégié…
…
..
.
{BOUH !}
La voix hurla d’un seul coup, de toute la puissance dont elle disposait, n’ayant fait aucun bruit depuis plusieurs minutes, Kellen avait relâché sa vigilance. Il avait été pris d’un hoquet, surpris par l’intervention de l’entité démoniaque.
Mettant la main sur son cœur pour vérifier qu’il ne s’arrêtait pas, il ne remarqua trop tard que la bougie était tombée sur le sol, et avait roulé lentement, laissant quelques gouttes de cires chaudes sur le tapis. Il vit le fil brûlant encastré dans la cire se tordre doucement et descendre près des mailles du tapis. Il n’eut pas le temps de se baisser pour la ramasser que le feu se propagea. Le vieux tapis ne traîna pas à s’embraser.
{Génial ! Ca va chauffer !}
Pris d’une panique inqualifiable, il s’enferma dans sa chambre, pensant qu’il allait pouvoir se protéger du feu. Il monta sur son lit, les jambes recroquevillées dans ses bras. Il voyait une lueur rouge s’intensifier sous la porte. Porte, faite de bois également. Les flammes ne tardèrent pas à lécher l’intérieur de celle-ci, dans la chambre de Kellen.
Il était là, sans bouger, tremblant sur son lit. Il regardait avancer les flammes dans sa chambre. Bientôt, elles commencèrent à grimper le long de son drap. La chaleur lui arriva très vite et devint insupportable. Il descendit du lit, côté fenêtre. Il n’y avait qu’une seule issue.
{La fenêtre !}
Oui, la fenêtre. Elle ne s’ouvrait malheureusement pas. Il attrapa son meuble de chevet, le hissa derrière sa tête et le projeta contre le carreau qui se brisa à l’impact. Il grimpa sur le rebord, prenant soin de ne pas se couper, et fut pris de vertiges lorsqu’il contempla le sol, deux étages plus bas. La chute serait très certainement mortelle. Il tourna vivement la tête et vit que son lit était complètement submergé de flammes dansant joyeusement.
{Saute, idiot ! Te rate pas, ça serait trop drôle.}
Les jambes repliées comme une grenouille, accroupi sur le bord de sa fenêtre, Kellen tendit le bras vers la branche. A moins d’un mètre il pouvait la toucher. Il jeta un dernier coup d’œil derrière lui et se rendit compte que la totalité de sa chambre baignait dans un brasier infernal. Il n’avait plus le choix. Sauter était son unique échappatoire. Il prit une longue inspiration, et comme poussé par le feu qui avait grimpé le long du mur pour venir lui chauffer le dos, il s’élança dans le vides.
Ses mains saisirent la branche. Cette dernière plia sous le poids du jeune garçon, l’emmenant à une vitesse folle vers le tronc. Puis cassa. Kellen heurta une seconde branche, s’effondrant de tout son long sur celle-ci. Il n’eut pas le temps de se remettre de ses émotions, le souffle coupé par le contact avec le bois, cette branche-ci se brisa elle aussi, en émettant un craquement sec qui retentit dans le crâne de Kellen. Il atterrit sur le sol dans un nuage de poussière, le faisant tousser.
Quelques secondes plus tard, il se relevait. Il se redressa et contempla la maison. De la fenêtre de sa chambre jaillissait des flammes mues par une volonté destructrice. Bientôt, cette lueur se propageait aux fenêtres voisines, ponctué par des hurlements stridents. Les occupants semblèrent avoir été surpris dans leur sommeil par les flammes affamées.
La fenêtre à droite de sa chambre explosa en éclats. Une forme ornée de multiples flammèches accompagnait les débris de verre en suspension dans les airs le temps d’une seconde. Peu après, la forme s’écrasait sur le sol dans un bruit mat. Kellen se mit sur ses pieds et avança avec précaution vers le petit tas de feu vivant.
La chose consumée par les flammes leva soudain la tête, tendant un bras vers Kellen.
« KEEEELLEEEEEN !!! »
C’était sa mère, il l’avait reconnu à sa voix. Mais elle ne lui ressemblait plus. Ses cheveux avaient tous brûlé, mettant à nu son crâne. Ses yeux semblaient s’extirper de sa tête comme pour échapper à la chaleur que dégageait tout son corps. Ses lèvres s’étaient déjà retroussées, séchées par le feu. Dans son regard, Kellen avait pu lire de la douleur. Mais pas seulement. Il avait l’impression qu’elle savait que tout était de sa faute, bien que son visage ne semblât plus capable d’afficher la moindre émotion.
{Bien joué, tu as tué ta mère. Ça sent rudement bon, n’empêche ! Qu’en dis-tu ?}
Il restait sans voix, comme paralysé. La tête de la femme était retombée dans la poussière depuis quelques secondes, mais Kellen fixait toujours son crâne décharné, comme si elle était toujours en train de la foudroyer du regard, comme elle l’avait toujours fait. Il fut tirer de sa torpeur quand d’autres corps surgir des fenêtres du deuxième étage. Ce dernier semblait entièrement pris par les flammes.
{C’est plaisant à regarder. J’ose à peine imaginer ce qu’ils te feront quand ils sauront que tout est de ta faute ! Ahahahaha…}
Il avait plaqué ses mains sur ses oreilles, comme pour stopper la voix qui ricanait dans sa tête. Des larmes coulaient sur son visage, traçant des sillons blancs dans la poussière qui maculait son visage. Des lumières, au premier étage, commencèrent à s’allumer en cascade. Tout le monde semblait à présent conscient que la maison prenait feu.
{Tu as intérêt à fuir, mon petit. Ou ils vont t’étriper vivant ! Quoique, ça pourrait être amusant…}
N’écoutant que la voix qui lui donnait, pour une fois, un juste conseil, il détourna son regard du petit manoir flamboyant, et prit ses jambes à son cou. Il courait à en perdre haleine, comme s’ils s’étaient déjà mis à sa poursuite, s’apercevant du drame qui se jouait dans leur demeure. Il jetait de brefs coups d’œil derrière son épaule, comme pour vérifier qu’on ne le suivait pas.
{Ils arrivent ! Tu les entends ? Ils te cherchent, Kellen ! C’est toi qu’ils veulent ! Fuis ! FUIIIIS !! AHAHAH ! }
Pressé par les hurlements de la voix dans sa tête, qui prenait un malin plaisir à jouir de cette situation, Kellen fonça comme jamais. A le voir courir de la sorte, on aurait pu s’étonner que c’était bien lui qui courait, étant donné sa faible constitution et son manque flagrant d’exercice. Et pourtant, il filait à travers les arbres, lesquels laissaient passer de minces colonnes de lumière lunaire à travers leurs feuillages.
Il n’aurait su dire combien de temps il avait couru comme cela, mais il eut l’impression que cela dura des heures. Il était mu par une panique et une peur que jamais il n’avait ressenti. Très certainement, il sentait également senti coupable de ce qui était arrivé. Il revoyait encore les deux globes oculaires de sa mère, mis à nu par les flammes, le fixant comme pour consumer son âme d’un seul regard. Il avait beau fermer les yeux, il revoyait sans cesse cette image et il l’entendait hurler son nom.
Un peu moins d’une heure plus tard, il atteignait le port de Gludin, en longeant la côte. Il faisait nuit, et il avait encore l’impression d’être suivi. Au loin, derrière lui, une douce lueur orangée dansait derrière les montagnes et une large volute de fumée grise montait vers les ténèbres de la nuit.
Haletant, il marqua une pause, adossé contre une caisse en bois. Le port semblait désert.
{Ils arrivent, cache-toi !}
Kellen avait effectivement entendu un bruit. Sur les nerfs, il obéit sans réfléchir. Il contourna la caisse contre laquelle il se tenait, grimpa sur un pont de bois et rejoignit d’autres caisses empilées les unes près les autres. Il s’accroupit là, recroquevillé sur lui-même. Une mouette passa par-dessus lui, mais il ne la remarqua pas. Quelqu’un riait doucement, au fond de sa tête.
Le lendemain, il fut réveillé par la lumière du soleil qui était venu lui lécher le visage. L’air sentait différemment, ayant un parfum qu’il n’aurait su décrire. Levant les yeux par-dessus un muret de bois, il avait l’impression de voir un paysage complètement différent. Il se redressa légèrement. Des marins semblaient occupés à décharger un bateau. Il était sur ce bateau. A nouveau, l’effroi le gagna.
{On est perdu ? Où sommes-nous donc arrivés ?}
Il semblait bien que cette voix dans sa tête avait raison. Le bateau sur lequel il s’était endormi avait voyagé et avait quitté le port de Gludin. Soudain, une ombre s’abattit sur lui.
« Bah tiens ! Qu’est c’que je trouve ici ! Un gamin ? Qu’est c’que tu fiches là, petit ? »
Un homme à la tête carrée et aux larges épaules, affublé d’un chapeau de marin et d’une épaisse barbe rousse, s’était penché sur lui. Kellen n’avait pas assez de muscles dans les yeux pour les ouvrir plus grands. Il fut pris de tremblements et bondit de sa cachette. Il contourna le marin qui ne le vit pas venir, et Kellen dévala le ponton. L’homme, le temps de se retourner, avait perdu de vue le jeune garçon. Il soupira, haussa lentement les épaules et continua à décharger.
Caché de nouveau parmi divers caisses et sacs de toile, Kellen observait ce qui l’entourait. Cela n’avait rien à voir avec le port de Gludin qu’il avait déjà une fois. Étant petit, il avait accompagné ses parents et avait déjà vu la merveilleuse citée. Là, cela n’avait rien à voir. Le port était gigantesque et entièrement fait en pierre, comme un immense château dont les pieds baignaient dans l'eau. Il faisait froid et le vent glaçait les os du jeune homme.
Un second bateau attendait dans l'eau un peu plus loin, sur un quai adjacent. Le bateau qui l’avait amené là fut rapidement déchargé et reprit la mer sans attendre. Le second navire accosta, et vit sa cargaison également déchargée sur le quai. Des marins s’activaient à déplacer tout le chargement sur le ponton de pierre, tandis que d’autres les amenaient plus loin, dans des coffres ou les entassaient dans un endroit prévu à cet effet.
{Il va sans doute te ramener à Gludin, celui-ci. Tu es perdu ici. Monte vite ! Sinon ta famille ne pourra pas te retrouver !}
Kellen hésita. Il ne savait pas s’il devait retourner là bas. Des gens qui ne l’avaient jamais aimé et qui l’avaient fait tant souffrir devaient l’y attendre. Mais certainement pas pour l’accueillir chaleureusement. Ou alors, aussi chaleureusement que lui avait pu le faire avec tout le deuxième étage. Il n’était pas question qu’il remette les pieds là bas. Il était sûr qu’ils essaieraient de le retrouver pour se venger et lui faire payer son crime. Il en était certain.
{Je confirme, ils vont t’étriper, ah-ah ! Vas-y, qu’on rigole un peu !}
« Le bateau à destination d’Althena, l’Île Parlante, partira dans cinq minutes ! Veuillez monter à bord ! »
Kellen sursauta lorsqu’il entendit la voix grave et puissante de celui qui venait d’énoncer cela. Ce bateau ne retournait pas à Gludin, il allait autre part. Il ne connaissait pas du tout cet endroit, et à en juger par son nom, une « île », il serait certainement à l’abri de ses poursuivants. Il ne connaissait aucune île autour de chez lui, encore moins une qui parlait. Il ne se fit pas prier et fonça sur le pont conduisant au bateau, et partit se réfugier parmi d’autres caisses de bois.
Plusieurs heures plus tard, après avoir passé le voyage coincé entre deux boîtes en bois, balloté et cogné contre ces deux caisses durant tout le trajet, le bateau finit par s’arrêter. Kellen dut pousser sur ses jambes pour se dégager des deux caisses qui l’avaient pratiquement écrasé. Mine de rien, il passa à nouveau sur le pont de bois et mit le pied à terre.
Ce lieu n’avait encore rien à voir avec les précédents. Un magnifique phare s’enfonçait dans la mer et s’extirpait du sol comme pour aller attraper les nuages. Du moins, c’est que Kellen s’était dit. Il était sur une plage de sable fin, et de là où il se trouvait, il apercevait un peu plus loin une cité entourée d’un haut mur.
Intrigué et curieux, il s’avança dans la ville. Plusieurs petites maisons modestes composaient ce petit village. Une simple statue se dressait en son centre. Peu de gens arpentaient les allées principales à cette heure si matinale. Il marcha d’un pas mal assuré, scrutant chaque recoin, chaque ruelle qu’il croisait, pensant apercevoir à tout instant un membre de sa famille qui viendrait pour l’attraper.
Il croisa deux jeunes personnes, un garçon et une fille, très certainement de son âge. Ils portaient tous les deux des tenues que Kellen estima être des sortes d’uniformes scolaires, vu leur ressemblance. Il ne savait pas pourquoi, mais cela lui était venu à l’esprit. Les deux personnes étaient entrées dans une échoppe. Kellen leva la tête et constata que c’était un magasin où l’on y vendait des produits pour les mages.
Le cœur serré, il repensa vaguement à tout ce que ses parents avaient essayé de lui apprendre, en vain. Jamais il n’avait pu réaliser ce qu’ils lui demandaient. Écoutant discrètement la conversation des deux adolescents avec le marchand, il apprit qu’ils étudiaient à l’école de magie, non loin d’où il se trouvait. Puis les deux jeunes sortirent joyeusement, chantonnant de façon insouciante. Kellen les enviait.
{Suis-les ! Qu’est ce que tu attends ?!}
Kellen sursauta. La voix ne s’était pas manifestée depuis plusieurs minutes, et comme cela arrivait souvent, il oubliait vite sa présence. Il se demanda s’il faisait bien de suivre les ordres de cette voix qui ne lui avait attiré que des ennuis depuis toujours, et finalement, il prit la direction qu’empruntaient les deux jeunes apprentis.
Il finit par arriver dans l’école. Les deux jeunes avaient disparus, mais il avait pu repérer l’immense bâtiment avant de perdre définitivement leur trace. Il arriva dans un hall gigantesque. La décoration était sobre et aérée. Un homme à la peau mat, dorée par le soleil abondant de cette région, lui adressa la parole.
« Bonjour. Tu es perdu ?
_ Euh…
_ Comment t’appelles-tu ? Tu étudies ici ?
_ Ke… Kellen… non… je viens… d’arriver…
_ Ah, tu es un nouvel élève ! Parfait ! Viens, je vais te présenter les lieux. »
Kellen fut trainé dans les couloirs de l’école et l’homme, qui se révéla être un professeur de magie, lui présenta l’institution. Lorsqu’il demanda à Kellen où était-il inscrit, il ne sut répondre. Il lui conta une histoire, se faisant passer pour un orphelin qui était arrivé par bateau et qu’il ne savait pas où aller. Le mage fut saisi par l’histoire de Kellen et le prit en pitié.
De fait, il s’occupa de tout pour qu’il puisse étudier dans cette école. L’homme n’avait pas insisté pour en savoir davantage et s’était contenté de la version de Kellen, bien que légèrement incohérente et hachée par de nombreuses hésitations. Il existait quelques chambres à disposition et on lui en attribua l’une d’elles, n’ayant pas d’autre endroit où dormir.
Durant cinq années, Kellen suivit les cours de magie à l’école. C’était un élève discret et timide qui s’effrayait pour peu. Personne ne l’avait approché ou était devenu son ami car il faisait peur, lui aussi, à bon nombre de ses camarades par son attitude et son apparence étranges. La voix dans sa tête s’était calmée petit à petit et ne faisait que de brèves apparitions, lorsqu’il était seul, par exemple.
Kellen n’aurait pu l’assurer, mais il avait toujours eu l’impression que même partiellement muette, l’entité semblait constamment consciente. Il aurait juré qu’elle s’abreuvait des cours qu’il suivait, en silence. Il était également toujours hanté par la vision de sa mère, prises dans les flammes, dans diverses situations, toujours tendant la main vers lui, voulant l’attraper pour l’étrangler, ou simplement le pointer du doigt comme l’unique responsable de sa mort. Pratiquement aucunes de ses nuits n’étaient épargnées.
Cinq années plus tard, il avait acquis les bases en termes de magie. Il avait apprit bien plus en cinq ans ici que depuis tout petit en compagnie de ses parents. Et ici, il n’avait jamais été puni parce qu’il avait échoué.
{Qu’allons-nous faire maintenant ?}
« Je ne sais pas… »
Kellen se dirigea d’un pas mal assuré jusqu’au village d’Althena où il allait se préparer pour retourner sur le continent d’Elmoreden. Gran Kain seul savait ce qui l’attendait maintenant.
Des secrets, qu’il aurait mieux fallu oublier, étaient parfois brisés, exploités et pervertis par leurs idéaux chaotiques. La Démonologie faisait aussi partie des pratiques illicites de ces gens, les Macquart. Ils étaient persuadés que les Démons qui vivaient dans l’Immatériel, associés aux Arts de la Nécromancie, étaient, une fois réunis, la clé de la vie éternelle.
Des siècles durant, dans l’ombre de cette forêt qui les protégeait, ils expérimentaient divers sortilèges, des potions, des invocations d’esprits ou de démons, des réanimations de cadavres et bien d’autres encore, pour parvenir à leurs fins. La plupart du temps, ils étaient eux-mêmes les sujets au centre de ces expériences dangereuses.
Rendus fous, scarifiés, dégénérés, estropiés, lobotomisés, ou parfois simplement tués, les membres de cette famille n’avaient aucune limite concernant les châtiments qu’ils s’infligeaient à eux-mêmes. Ce que les gens « normaux » pouvaient appeler les « liens familiaux » n’étaient pour eux qu’un moyen rapide de trouver des cobayes.
En absence d’effectif, ils n’hésitaient pas à enlever discrètement des gens pour plusieurs buts. Soit pour renouveler le sang familial, soit pour mettre à l’épreuve une nouvelle découverte, néanmoins, pour quelque chose de secondaire. Le sacrifice de soi était considéré comme un honneur aux yeux de cette famille, et d’après eux, également aux yeux du Père.
Les faibles étaient généralement sévèrement punis. Parfois, ces « faibles » n’espéraient qu’une chose pour les délivrer de cet enfer sur terre, la mort. Malheureusement, cette échéance de l’existence signifiait le retour auprès de Gran Kain, et c’était un cadeau que n’offraient que rarement cette famille aux personnes indignes.
Ils préféraient encore les garder enchaînés au fond d’une cave, jusqu’à ce que l’ennui et la solitude finissent par ronger jusqu’à la dernière étincelle de vie. Quand l’âme avait été entièrement consumée, selon les Macquart et leurs croyances, plus rien ne retournait aux côtés du Père au moment du trépas. Il ne restait qu’une coquille vide qui finissait par pourrir.
Lorsqu’un enfant naissait au sein de cette famille, c’était un évènement mémorable. Toute une journée était dédiée à sa naissance, remerciant et louant Gran Kain pour ce cadeau qui leur était fait. Le nouveau né était entièrement immergé dans le sang de chacun des membres de la maisonnée, récolté dans une large coupole ovale, faite de bronze, de la forme d’un œuf vue du dessus.
Ensuite, à l’aide d’une bague, que portaient tous les Macquart adultes, chauffée à blanc à l’aide de bougies, le ventre de l’enfant était ensuite marqué par un symbole, au niveau du nombril. Il représentait plusieurs cercles concentriques, centrés sur le nombril du baptisé, barrés par plusieurs flèches, huit en tout, dirigées dans les huit directions cardinales. Certains prétendaient que ce symbole représentait le chaos absolu, l’entropie.
L’enfant devenait fils du chaos, engeance de Gran Kain, lui-même. Le plus ancien membre de la famille terminait ensuite la cérémonie en traçant du pouce le symbole de leurs bagues sur le front du nourrisson, à l’aide du sang de l’enfant. Il psalmodiait ensuite quelques prières, qui sonnaient aussi faux que des malédictions, pour solliciter l’attention et la protection du Père sur ce nouveau fils ou fille que leur offrait cette famille.
Un enfant, nommé Kellen, avait vu le jour, né de l’union entre Thallos, grand archiviste et démoniste averti de la famille, et Isole, une nécromancienne et alchimiste. Comme le voulait la tradition, Kellen avait été baptisé selon les règles en vigueur, offrant tout son être à Gran Kain.
Jusque là, les deux amants n’avaient pas réussi à concevoir la vie. Nombre de potions avaient été concoctées par Isole afin de leur permettre d’avoir un enfant. Certains ne se gênaient pour dire qu’ils n’étaient pas dignes d’avoir une progéniture et que le Père ne leur accordait pas assez de crédits. La honte avait longtemps pesé sur leurs épaules comme dans leurs chairs.
Lorsque Kellen arriva, ce fut un immense soulagement pour ses parents. Néanmoins, cela ne les sortait pas d’affaires pour autant. Leur enfant était chétif et semblait faible. Il paraissait prématuré et pourtant il était né dans de bonnes conditions. Il était minuscule comparé à d’autres nourrissons.
Des mauvaises langues n’hésitaient pas à remuer le couteau de la plaie encore ouverte de leur honte passée. De ce fait, bien que leur enfant semblât misérable et dénué de toute force de vivre, ils plaçaient en lui d’énormes espoirs d’en tirer honneur et reconnaissance vis à vis des autres membres de la famille.
Très tôt, le père et la mère de Kellen avaient déjà à l’esprit plusieurs moyens de rendre leur fils exceptionnel et d’en faire leur fierté. La mère souhaitait en faire un nécromancien talentueux et son père avait dans l’idée d’expérimenter une de ses découvertes.
Thallos, parcourant les archives de la famille, avait retrouvé le récit d’un membre de la famille qui s’était fait, jadis, possédé par un démon. L’homme, un certain Silk, était persuadé qu’il pourrait obtenir une énorme puissance en associant son être à un esprit démoniaque. D’après les textes qui retraçaient cette histoire, Silk avait perdu la raison. La folie l’avait amené à s’autodétruire.
Il aurait réussi à développer des aptitudes hors du commun. Son corps s’était vu changer, il n’avait plus rien d’humain, et le démon en lui ne pouvait contenir sa démence, allant jusqu’à l’obliger à s’automutiler et même à attaquer les autres membres de la famille. Le pauvre homme, à la fin de sa vie, n’avait pratiquement plus le contrôle de ses actes. Les Macquart de l’époque avaient du se résoudre à tuer eux-mêmes Silk, après qu’il ait lui-même assassiné plusieurs membres de la famille.
Le père de Kellen s’était longtemps attardé sur les mots « aptitudes hors du commun ». Rien n’était écrit pour détailler ces aptitudes qu’avait développées ce Silk, plusieurs décennies plus tôt. La seule option qu’il voyait était d’invoquer à nouveau ce démon. De sa profession, Thallos avait appris une chose. Ce même démon serait certainement affaibli et permettrait à son hôte d’avoir un peu plus de contrôle, dû à sa puissance diminuée par son premier lien rompu.
L’idée lui semblait parfaite. Elle n’avait tout d’abord pas plu à Isole, sa compagne, mais il avait su trouver les mots pour la convaincre. Gran Kain seul savait les dons que pourrait développer l’hôte d’un tel démon. Et emprisonné dans un être jeune permettrait sans doute à ce dernier d’amadouer l’esprit démoniaque et d’en tirer toute sa puissance avec les années, grâce à un conditionnement adéquat. Kellen, alors âgé de cinq ans, semblait être le candidat idéal pour cette expérience.
Dans une cellule de la cave de la maison, la tension était palpable. L’atmosphère lugubre qui régnait dans les quelques mètres carrés de surface étaient amplifiée par les flammes dansantes des bougies. Ces dernières, faites de cire aussi noire que de l’ébène, étaient disposées en cercle sur chacune des branches d’un pentagramme tracé de sang sur les dalles.
Le sang était celui de Kellen, lui-même. De petits bandages, blancs tachés de rouge, noués autour de ses poignets témoignaient de cette récolte contre sa volonté d’enfant exploité. Il se tenait assis, sans dire un mot, au centre du symbole. Il regardait ses parents d’un air incrédule, tel un chiot que l’on allait abandonner. Ils allaient faire bien pire.
Sur un banc de pierre se tenait son père, assis, un vieux livre posé sur les genoux, protégé par une couverture en cuir noir qui manquait de se détacher du reste des pages. Sa mère était à genou, près de lui, pour tenter de rassurer son enfant, à sa manière, toujours aussi froide et ferme que la dalle d’une pierre tombale.
Les parents avaient revêtu des tenues de cérémonie en soie noire brodées de motifs cabalistiques aux teintes sanguines. Le symbole du chaos était tissé dans leur dos. Kellen ne portait, lui, qu’une écharpe, composée principalement des mêmes motifs que les tenues de ses parents. Autrement, il était aussi nu qu’un petit asticot sur le point de servir d’appât à un gros poisson.
Personne n’aurait su dire s’il grelottait à cause des froides pierres qui lui mordaient les fesses et les pieds ou s’il s’attendait, intérieurement, à subir le pire des châtiments qu’un homme puisse endurer en ce bas monde. Sa mère ne lui tenait pas même la main, se contentant d’observer son mari se préparer et jetant quelques coups d’œil à son fils pour voir s’il ne s’agitait pas, au risque de faire tomber une bougie ou d’effacer le pentagramme tracé de son propre sang.
Lorsque le moment fut venu, son père se redressa, tenant son livre comme s’il allait officier pour une messe funèbre. Il commença à énoncer quelques paroles dans une langue oubliée. A chaque fin de phrase, les flammes des bougies semblaient briller de plus en plus. L’air devint aussi glacial que si la cellule dans laquelle ils se trouvaient était ouverte sur l’extérieur en plein hiver, malgré la puissance croissante des bougies.
Kellen avait voulu se lever, ne pouvant plus supporter la gelure qui lui glaçait les entrailles. Sa mère l’avait retenu à temps, posant une main sur son épaule, l’obligeant ainsi à se rassoir. Elle l’avait foudroyé d’un regard aspirant toute réticence ou contestation pouvant émaner de son fils.
A mesure que Thallos invoquait le démon, priant les forces obscures à ouvrir une brèche entre deux monde : physique et immatériel, un vent léger commença à se lever dans l’étroite alcôve, comme si l’air s’extirpait des parois des murs pour s’engouffrer dans la porte ouverte sur le Vide.
Le père de Kellen pencha la tête et adressa à son fils un sourire, non dénué d’une certaine jouissance de toucher du doigt une telle puissance. Il fit signe à Kellen de poursuivre, comme s’ils avaient répété cette scène auparavant. L’enfant tourna la tête vers sa mère, l’implorant sans un mot pour qu’elle fasse cesser tout cela. De la même manière, muette, Isole l’incita à obéir à son père, pressant légèrement son épaule pour le lui indiquer, puis elle lâcha prise, s’éloignant légèrement du dessin sur le sol.
Kellen commença alors à répéter la phrase que ses parents s’étaient évertués, non sans le violenter, à lui faire apprendre, comme une funeste chanson pour enfant. Il ne savait pas ce que signifiaient les mots qu’il allait prononcer. Seulement qu’ils allaient être aussi douloureux à prononcer que si on l’avait obligé à mâcher un oursin vivant ou un tison ardent.
Quelques secondes suffirent pour que sa langue se délie, que sa gorge s’ouvre, et que les macabres syllabes invitent cet esprit démoniaque à s’emparer de son être et de sa vie.
« … Mokthar’Zull. »
Au moment où il termina l'invocation en prononçant son nom, les flammes dansant sur les bougies parurent exploser. L’espace d’un instant, la cellule fut baignée d’une lueur rouge sang presque aveuglante. Les yeux de Kellen se révulsèrent et il fut pris de convulsions, l’écrasant sur le sol, puis son dos se cabra comme s’il cherchait à faire le pont. Il donna l’impression que quelque chose se battait à l’intérieur de lui-même. Aucun son ne sortait de sa bouche car ses muscles, contractés au maximum, empêchaient l’air de sortir de ses poumons.
Quelques secondes plus tard, les bougies s’éteignirent, comme si Kellen avait aspiré l’aura rougeoyante de la pièce, en même temps que le démon s’empara de lui. Ils étaient dans le noir. Pour y voir plus clair, son père ralluma quelques bougies. Kellen était étendu sur le sol, inerte, les yeux toujours blancs, cachés dans leurs orbites, la bouche grande ouverte.
Thallos et Isole se demandèrent si le choc n’avait pas été trop important et avait eu raison de la résistance de l’enfant de cinq ans qui gisait sur les dalles gelées de la minuscule pièce où ils se tenaient. Son père posait sa main sur son petit torse nu et constata qu’il ne bougeait plus. Il était aussi froid qu’un cadavre.
Cependant, il sentait quelque chose pulser en lui. Son cœur battait au ralenti, mais il n’était pas le seul à rythmer le corps allongé par terre. Thallos pouvait sentir comme une aura mauvaise émaner de son fils. Il n’était pas mort. Malheureusement.
Plusieurs années passèrent et Kellen devint un jeune adolescent. La vie ne lui fut pas facile. Plaçant sur ses frêles épaules l’espoir de redorer le blason de ses parents, ces derniers se mirent très tôt à essayer de lui enseigner la magie en vue de faire de lui un puissant mage, doté de pouvoirs démoniaques.
Ses parents s’étaient attendus à voir des manifestations de ses pouvoirs mais rien ne semblait vraiment se produire. De plus, Kellen paraissait particulièrement peu apte à maîtriser la magie. Il se plaignait d’ailleurs régulièrement de maux de tête et d’avoir l’impression d’entendre des voix.
En effet, il s’était avéré que Kellen avait en partie oublié l’évènement de sa possession. De peur qu’il révèle ce que lui avaient fait subir ses parents, ces derniers n’avait rien dit sur le démon qui sommeillait en lui. D’ailleurs, étant donnée l’efficacité relative de cette possession, la honte se serait abattue sur eux comme un coup de massue.
Les seuls effets vraiment étranges qui semblaient avoir marqué l’enfant étaient de minces changements physiques. Tout d’abord ses yeux, c’était la chose la plus frappante. Ses parents avaient tous les deux des cheveux noirs comme le charbon et des yeux aussi sombres que des puits sans fond. Kellen, lui, était pourvu d’yeux si bleus et si clairs que l’on aurait pu croire qu’il était aveugle.
Ses cheveux semblaient être ceux d’un vieillard malade, à mi-chemin entre le gris et le vert. Sa peau était pâle, aussi blanche que celle d’un Elfe. On pouvait voir à travers de nombreuses veines bleutés, comme si sa peau était à moitié transparente.
Ses maux de tête et ses cauchemars ne cessaient de tourmenter le jeune homme, l’épuisant autant physiquement que mentalement. Pourtant jeune, il avait des yeux de vieillards, entourés de larges cernes violacées et doté d’yeux striés de veines. Il avait presque l’air d’un zombie.
Les autres membres de la famille, non insensibles à l’apparence étrange de Kellen et à ses piètres aptitudes à la magie, faisaient régulièrement remarquer à ses parents que défier la volonté de Gran Kain, à vouloir à tout prix un enfant, avait des conséquences. Ils s’étaient vus affublés, en guise de punition divine, d’un rejeton faible et inutile, disaient-ils.
Toute cette honte portée par ses parents se rabattait sur lui sous forme, le plus souvent, de châtiments corporels ou de vives réprimandes. Ils ne pouvaient supporter qu’un tel être puisse avoir été engendré par eux. Tous leurs efforts semblaient vains. Et leur vengeance était sans pareil, faisant subir à Kellen les pires souffrances. Il ne comptait plus les jours qu’il passait enfermé, sans eau ni nourriture, dans le noir, dans une cellule des caves de la maison. Cela n’arrangeait évidemment en rien son état.
De même, dans l’idée de le rendre plus endurant, et aussi de pouvoir le punir, ils lui faisaient subir divers sévices sensés renforcer son corps et le rendre plus résistant. Nombreuses sont les cicatrices, les hématomes ou les brûlures qui marquent son corps depuis lors. Cela n’avait que l’effet de l’affaiblir encore plus.
Lorsqu’il se retrouvait seul, c’était dans ces instants que les voix se manifestaient le plus. Elles étaient nettement plus présentes et audibles lorsqu’il était envoyé en cellule, sans personne ni lumière. Quand il allait se coucher, il arrivait parfois qu’il entende quelques murmures, comme s’il on avait laissé une fenêtre ouverte et que quelques paroles égarées lui étaient apportées par une brise légère.
Ses rêves étaient généralement très peu reposants. Ils avaient plus l’allure de cauchemars, agitant la plupart de ses nuits, le tirant, trempé de sueur, d’un sommeil qui n’avait rien de réparateur. Ils n’avaient généralement aucun sens. Il voyait du sang, des flammes ou il entendait des hurlements d’agonies. Des créatures difformes lui apparaissaient et essayaient de le dévorer. Cela semblait si réel, comme venu d’une mémoire millénaire.
Il avait déjà tenté de fuir. La famille n’autorisait pas que l’on s’échappe sous peine de pouvoir révéler leur emplacement ou de divulguer des secrets qu’ils préféraient garder pour eux. Les sorties s’effectuaient en groupe et avaient toujours pour objectif d’apporter quelque chose à la maisonnée.
Lorsque quelqu’un s’en était aperçu, toute la maisonnée l’avait appris à une vitesse fulgurante. La honte et le déshonneur n’en avaient été que plus difficiles à endurer pour ses parents. Sa mère l’avait giflé d’un revers de main, lui taillant la joue droite du même coup. Mais ce n’était rien à ce qu’il avait subi par la suite. Son père lui avait également mis une gifle, mais avec sa force d’homme. Il avait manqué de lui décrocher la mâchoire, lui ouvrant largement la lèvre inférieure. Il n’avait espéré qu’une chose, mourir sur l’instant pour ne pas recevoir le châtiment que ses parents allaient lui infliger.
Attaché uniquement par les mains, suspendu dans le vide sans que ses pieds puissent le retenir au sol, il avait passé près d’une semaine dans le noir, sans boire ni manger. Ses parents ne venaient le voir que pour se défouler sur lui et épancher leur rage. Gifles, lacérations, brûlures, tout allait bon train pour lui inculquer le respect.
Au terme de son supplice, il n’était même plus conscient de ce qui lui arrivait, partagé entre la réalité et la divagation. Les voix l’avaient brisé intérieurement, puis abandonné, tandis que ses parents s’occupaient de lui extérieurement. Les murmures habituels dans sa tête s’étaient mis à résonner comme dans une église et lui avaient martelé le crâne de l’intérieur. Elles l’avaient incité à abandonner, à se laisser mourir, brisant les infimes parcelles d’espoir que Kellen pouvait avoir, en lui disant, par exemple, que ses parents ne viendraient jamais le libérer.
A force d’épuisement, il était tombé dans les pommes et ses parents l’avaient détaché à ce moment là, après un peu plus de cinq jours passés de la sorte. C’était la pire punition qu’il n’avait jamais reçu. Toutes les autres qui suivirent lui parurent bien clémentes en comparaison.
Néanmoins, il était brisé. Au terme de cette existence, qui allait bientôt prendre un tournant, Kellen n’était plus qu’un jeune adulte, à peine capable de se tenir droit, effrayé par le moindre bras qui se levait ou le moindre bruit dans son dos. Les voix dans sa tête étaient réapparues par la suite, plus claires que jamais et ne semblaient provenir à présent que d’une seule entité, qu’il entendait à présent aussi nettement que si elle s’était tenue devant lui.
Il ne pouvait se résigner à vivre éternellement comme cela et la mort ne semblait pas vouloir de lui pour l’instant.
Kellen regardait le plafond de sa chambre, à peine plus grande que le lit dans lequel il était allongé. Sa fenêtre sans volets permettait à la Lune d’éclairer toute la pièce, la baignant ainsi d’une lueur bleutée.
{Je sais à quoi tu penses, Kellen.}
La voix dans sa tête semblait pouvoir entendre la moindre de ses pensée, ne lui laissant aucune intimité, et retournant toujours chacune d’elles contre lui. Parfois, ses songes se mêlaient aux paroles de cette entité intérieure, lui donnant l’impression qu’une idée venait de lui, alors qu’elle lui avait été susurrée par ce démon.
{Rappelle-toi, la dernière fois, comment tout s’est terminé.}
Kellen allait sur ses seize ans. Il avait presque sa taille d’adulte, mais il n’en avait que la mince apparence. Craintif, naïf, frêle et faible, voilà ce qui le décrivait bien. Sa corpulence et sa taille allaient également en faveur de ces adjectifs, qui le qualifiaient que trop bien. Il avait l’intention de fuir à nouveau.
Des plans naissaient dans sa tête, parfois insufflés par sa propre imagination, d’autres fois elles venaient d’un autre. Le couloir traversant l’un des étages de la maison, de part son âge, ne pouvait s’empêcher de montrer son mécontentement à chaque fois que quelqu’un y posait le pied, craquant presque aussi bruyamment qu’un coup de tonnerre. Kellen s’était résolu à ne pas emprunter cette voie.
Il ne restait que la fenêtre.
{Tu vas te briser les deux jambes, c’est couru d’avance. J’ai hâte de voir ça !}
D’où il était, en se mettant assis sur son lit, il pouvait voir par la fenêtre. Sa voix intérieure disait vrai. S’il passait par là, il se brisera assurément les deux jambes. Néanmoins, une branche dépassait sur la gauche.
{N’y pense même pas, elle ne supportera jamais ton poids. Saute, ça sera plus drôle !}
La branche ne paraissait pas plus grosse que ses propres bras, remarqua-t-il, légèrement déçu. Il n’avait de toute façon pas d’autre moyen de s’échapper. Le couloir. Il n’y pensait même pas. Le plancher craquerait si fort qu’il se ferait repérer dans la minute. Il n’aurait pas même le temps d’atteindre l’escalier, même en courant.
Une sombre idée lui traversait l’esprit. Il venait de poser le regard sur la bougie à son chevet. Un petit meuble miteux était coincé entre le mur et son lit.
{Qu’en penses-tu ? Un joli feu de forêt !}
L’idée semblait être venue de lui, et pourtant, elle semblait résonner à l’unisson avec la voix qui se tapissait au fond de son être. Pourtant, cette suggestion lui restait en travers de la gorge. Il ne se sentait pas capable de tuer quelqu’un, aussi ignoble pouvait-il être.
{Un accident, ça arrive !}
Surpris par ce qu’il venait d’entendre, il remarqua qu’il avait allumé la bougie de son chevet, sans même y avoir prêté attention. Ses mains s’était dirigée seule, comme mue par une force intérieure. C’était la première fois qu’il ressentait ce phénomène. Ou qu’il s’en souvenait.
Il secoua la tête et écarta ses mains, comme s’il venait de se brûler sur la flamme. Il les observa comme si elles n’étaient pas les siennes. Il fit danser ses doigts pour vérifier qu’il en avait le contrôle, et ceux-ci répondirent sans broncher.
Soudain, il sursauta. Il avait cru entendre le plancher craquer, comme si quelqu’un avait mis un pied dans le couloir. Le plancher ne craquait pas de lui-même, ou pas aussi fort. Encore ! Quelqu’un marchait dehors. Puis plus rien.
Kellen se mit à trembler. Il avait l’impression que quelqu’un allait venir le voir, certainement pour lui faire du mal. Il n’était pas rare que certains autres enfants lui jouent des tours, notamment la nuit, et bien qu’étant enfants, ils avaient parfois des jeux qui valaient bien les pratiques de leurs parents. Kellen s’en méfiait donc tout autant.
Il se munit de la bougie, qui lui dégoulina légèrement sur les doigts. La cire était chaude, mais pas insupportable, comparé à ce qu’il avait enduré dans sa vie.
Il ouvrit discrètement la porte, qui ne grinça que légèrement et passa la tête par la porte.
Rien.
Sa tête fit le va et vient de gauche à droite, pour voir si quelqu’un se manifestait.
Le couloir semblait vide.
Il n’y avait plus un bruit.
La seule chose que ses oreilles discernaient était le son de sa propre respiration.
A cela était combiné le son de tambour de son propre sang, que faisait pulser son cœur jusque dans ses oreilles.
Pas un bruit.
Le calme, absolu…
C’était… si rare…
Il appréciait ce moment privilégié…
…
..
.
{BOUH !}
La voix hurla d’un seul coup, de toute la puissance dont elle disposait, n’ayant fait aucun bruit depuis plusieurs minutes, Kellen avait relâché sa vigilance. Il avait été pris d’un hoquet, surpris par l’intervention de l’entité démoniaque.
Mettant la main sur son cœur pour vérifier qu’il ne s’arrêtait pas, il ne remarqua trop tard que la bougie était tombée sur le sol, et avait roulé lentement, laissant quelques gouttes de cires chaudes sur le tapis. Il vit le fil brûlant encastré dans la cire se tordre doucement et descendre près des mailles du tapis. Il n’eut pas le temps de se baisser pour la ramasser que le feu se propagea. Le vieux tapis ne traîna pas à s’embraser.
{Génial ! Ca va chauffer !}
Pris d’une panique inqualifiable, il s’enferma dans sa chambre, pensant qu’il allait pouvoir se protéger du feu. Il monta sur son lit, les jambes recroquevillées dans ses bras. Il voyait une lueur rouge s’intensifier sous la porte. Porte, faite de bois également. Les flammes ne tardèrent pas à lécher l’intérieur de celle-ci, dans la chambre de Kellen.
Il était là, sans bouger, tremblant sur son lit. Il regardait avancer les flammes dans sa chambre. Bientôt, elles commencèrent à grimper le long de son drap. La chaleur lui arriva très vite et devint insupportable. Il descendit du lit, côté fenêtre. Il n’y avait qu’une seule issue.
{La fenêtre !}
Oui, la fenêtre. Elle ne s’ouvrait malheureusement pas. Il attrapa son meuble de chevet, le hissa derrière sa tête et le projeta contre le carreau qui se brisa à l’impact. Il grimpa sur le rebord, prenant soin de ne pas se couper, et fut pris de vertiges lorsqu’il contempla le sol, deux étages plus bas. La chute serait très certainement mortelle. Il tourna vivement la tête et vit que son lit était complètement submergé de flammes dansant joyeusement.
{Saute, idiot ! Te rate pas, ça serait trop drôle.}
Les jambes repliées comme une grenouille, accroupi sur le bord de sa fenêtre, Kellen tendit le bras vers la branche. A moins d’un mètre il pouvait la toucher. Il jeta un dernier coup d’œil derrière lui et se rendit compte que la totalité de sa chambre baignait dans un brasier infernal. Il n’avait plus le choix. Sauter était son unique échappatoire. Il prit une longue inspiration, et comme poussé par le feu qui avait grimpé le long du mur pour venir lui chauffer le dos, il s’élança dans le vides.
Ses mains saisirent la branche. Cette dernière plia sous le poids du jeune garçon, l’emmenant à une vitesse folle vers le tronc. Puis cassa. Kellen heurta une seconde branche, s’effondrant de tout son long sur celle-ci. Il n’eut pas le temps de se remettre de ses émotions, le souffle coupé par le contact avec le bois, cette branche-ci se brisa elle aussi, en émettant un craquement sec qui retentit dans le crâne de Kellen. Il atterrit sur le sol dans un nuage de poussière, le faisant tousser.
Quelques secondes plus tard, il se relevait. Il se redressa et contempla la maison. De la fenêtre de sa chambre jaillissait des flammes mues par une volonté destructrice. Bientôt, cette lueur se propageait aux fenêtres voisines, ponctué par des hurlements stridents. Les occupants semblèrent avoir été surpris dans leur sommeil par les flammes affamées.
La fenêtre à droite de sa chambre explosa en éclats. Une forme ornée de multiples flammèches accompagnait les débris de verre en suspension dans les airs le temps d’une seconde. Peu après, la forme s’écrasait sur le sol dans un bruit mat. Kellen se mit sur ses pieds et avança avec précaution vers le petit tas de feu vivant.
La chose consumée par les flammes leva soudain la tête, tendant un bras vers Kellen.
« KEEEELLEEEEEN !!! »
C’était sa mère, il l’avait reconnu à sa voix. Mais elle ne lui ressemblait plus. Ses cheveux avaient tous brûlé, mettant à nu son crâne. Ses yeux semblaient s’extirper de sa tête comme pour échapper à la chaleur que dégageait tout son corps. Ses lèvres s’étaient déjà retroussées, séchées par le feu. Dans son regard, Kellen avait pu lire de la douleur. Mais pas seulement. Il avait l’impression qu’elle savait que tout était de sa faute, bien que son visage ne semblât plus capable d’afficher la moindre émotion.
{Bien joué, tu as tué ta mère. Ça sent rudement bon, n’empêche ! Qu’en dis-tu ?}
Il restait sans voix, comme paralysé. La tête de la femme était retombée dans la poussière depuis quelques secondes, mais Kellen fixait toujours son crâne décharné, comme si elle était toujours en train de la foudroyer du regard, comme elle l’avait toujours fait. Il fut tirer de sa torpeur quand d’autres corps surgir des fenêtres du deuxième étage. Ce dernier semblait entièrement pris par les flammes.
{C’est plaisant à regarder. J’ose à peine imaginer ce qu’ils te feront quand ils sauront que tout est de ta faute ! Ahahahaha…}
Il avait plaqué ses mains sur ses oreilles, comme pour stopper la voix qui ricanait dans sa tête. Des larmes coulaient sur son visage, traçant des sillons blancs dans la poussière qui maculait son visage. Des lumières, au premier étage, commencèrent à s’allumer en cascade. Tout le monde semblait à présent conscient que la maison prenait feu.
{Tu as intérêt à fuir, mon petit. Ou ils vont t’étriper vivant ! Quoique, ça pourrait être amusant…}
N’écoutant que la voix qui lui donnait, pour une fois, un juste conseil, il détourna son regard du petit manoir flamboyant, et prit ses jambes à son cou. Il courait à en perdre haleine, comme s’ils s’étaient déjà mis à sa poursuite, s’apercevant du drame qui se jouait dans leur demeure. Il jetait de brefs coups d’œil derrière son épaule, comme pour vérifier qu’on ne le suivait pas.
{Ils arrivent ! Tu les entends ? Ils te cherchent, Kellen ! C’est toi qu’ils veulent ! Fuis ! FUIIIIS !! AHAHAH ! }
Pressé par les hurlements de la voix dans sa tête, qui prenait un malin plaisir à jouir de cette situation, Kellen fonça comme jamais. A le voir courir de la sorte, on aurait pu s’étonner que c’était bien lui qui courait, étant donné sa faible constitution et son manque flagrant d’exercice. Et pourtant, il filait à travers les arbres, lesquels laissaient passer de minces colonnes de lumière lunaire à travers leurs feuillages.
Il n’aurait su dire combien de temps il avait couru comme cela, mais il eut l’impression que cela dura des heures. Il était mu par une panique et une peur que jamais il n’avait ressenti. Très certainement, il sentait également senti coupable de ce qui était arrivé. Il revoyait encore les deux globes oculaires de sa mère, mis à nu par les flammes, le fixant comme pour consumer son âme d’un seul regard. Il avait beau fermer les yeux, il revoyait sans cesse cette image et il l’entendait hurler son nom.
Un peu moins d’une heure plus tard, il atteignait le port de Gludin, en longeant la côte. Il faisait nuit, et il avait encore l’impression d’être suivi. Au loin, derrière lui, une douce lueur orangée dansait derrière les montagnes et une large volute de fumée grise montait vers les ténèbres de la nuit.
Haletant, il marqua une pause, adossé contre une caisse en bois. Le port semblait désert.
{Ils arrivent, cache-toi !}
Kellen avait effectivement entendu un bruit. Sur les nerfs, il obéit sans réfléchir. Il contourna la caisse contre laquelle il se tenait, grimpa sur un pont de bois et rejoignit d’autres caisses empilées les unes près les autres. Il s’accroupit là, recroquevillé sur lui-même. Une mouette passa par-dessus lui, mais il ne la remarqua pas. Quelqu’un riait doucement, au fond de sa tête.
Le lendemain, il fut réveillé par la lumière du soleil qui était venu lui lécher le visage. L’air sentait différemment, ayant un parfum qu’il n’aurait su décrire. Levant les yeux par-dessus un muret de bois, il avait l’impression de voir un paysage complètement différent. Il se redressa légèrement. Des marins semblaient occupés à décharger un bateau. Il était sur ce bateau. A nouveau, l’effroi le gagna.
{On est perdu ? Où sommes-nous donc arrivés ?}
Il semblait bien que cette voix dans sa tête avait raison. Le bateau sur lequel il s’était endormi avait voyagé et avait quitté le port de Gludin. Soudain, une ombre s’abattit sur lui.
« Bah tiens ! Qu’est c’que je trouve ici ! Un gamin ? Qu’est c’que tu fiches là, petit ? »
Un homme à la tête carrée et aux larges épaules, affublé d’un chapeau de marin et d’une épaisse barbe rousse, s’était penché sur lui. Kellen n’avait pas assez de muscles dans les yeux pour les ouvrir plus grands. Il fut pris de tremblements et bondit de sa cachette. Il contourna le marin qui ne le vit pas venir, et Kellen dévala le ponton. L’homme, le temps de se retourner, avait perdu de vue le jeune garçon. Il soupira, haussa lentement les épaules et continua à décharger.
Caché de nouveau parmi divers caisses et sacs de toile, Kellen observait ce qui l’entourait. Cela n’avait rien à voir avec le port de Gludin qu’il avait déjà une fois. Étant petit, il avait accompagné ses parents et avait déjà vu la merveilleuse citée. Là, cela n’avait rien à voir. Le port était gigantesque et entièrement fait en pierre, comme un immense château dont les pieds baignaient dans l'eau. Il faisait froid et le vent glaçait les os du jeune homme.
Un second bateau attendait dans l'eau un peu plus loin, sur un quai adjacent. Le bateau qui l’avait amené là fut rapidement déchargé et reprit la mer sans attendre. Le second navire accosta, et vit sa cargaison également déchargée sur le quai. Des marins s’activaient à déplacer tout le chargement sur le ponton de pierre, tandis que d’autres les amenaient plus loin, dans des coffres ou les entassaient dans un endroit prévu à cet effet.
{Il va sans doute te ramener à Gludin, celui-ci. Tu es perdu ici. Monte vite ! Sinon ta famille ne pourra pas te retrouver !}
Kellen hésita. Il ne savait pas s’il devait retourner là bas. Des gens qui ne l’avaient jamais aimé et qui l’avaient fait tant souffrir devaient l’y attendre. Mais certainement pas pour l’accueillir chaleureusement. Ou alors, aussi chaleureusement que lui avait pu le faire avec tout le deuxième étage. Il n’était pas question qu’il remette les pieds là bas. Il était sûr qu’ils essaieraient de le retrouver pour se venger et lui faire payer son crime. Il en était certain.
{Je confirme, ils vont t’étriper, ah-ah ! Vas-y, qu’on rigole un peu !}
« Le bateau à destination d’Althena, l’Île Parlante, partira dans cinq minutes ! Veuillez monter à bord ! »
Kellen sursauta lorsqu’il entendit la voix grave et puissante de celui qui venait d’énoncer cela. Ce bateau ne retournait pas à Gludin, il allait autre part. Il ne connaissait pas du tout cet endroit, et à en juger par son nom, une « île », il serait certainement à l’abri de ses poursuivants. Il ne connaissait aucune île autour de chez lui, encore moins une qui parlait. Il ne se fit pas prier et fonça sur le pont conduisant au bateau, et partit se réfugier parmi d’autres caisses de bois.
Plusieurs heures plus tard, après avoir passé le voyage coincé entre deux boîtes en bois, balloté et cogné contre ces deux caisses durant tout le trajet, le bateau finit par s’arrêter. Kellen dut pousser sur ses jambes pour se dégager des deux caisses qui l’avaient pratiquement écrasé. Mine de rien, il passa à nouveau sur le pont de bois et mit le pied à terre.
Ce lieu n’avait encore rien à voir avec les précédents. Un magnifique phare s’enfonçait dans la mer et s’extirpait du sol comme pour aller attraper les nuages. Du moins, c’est que Kellen s’était dit. Il était sur une plage de sable fin, et de là où il se trouvait, il apercevait un peu plus loin une cité entourée d’un haut mur.
Intrigué et curieux, il s’avança dans la ville. Plusieurs petites maisons modestes composaient ce petit village. Une simple statue se dressait en son centre. Peu de gens arpentaient les allées principales à cette heure si matinale. Il marcha d’un pas mal assuré, scrutant chaque recoin, chaque ruelle qu’il croisait, pensant apercevoir à tout instant un membre de sa famille qui viendrait pour l’attraper.
Il croisa deux jeunes personnes, un garçon et une fille, très certainement de son âge. Ils portaient tous les deux des tenues que Kellen estima être des sortes d’uniformes scolaires, vu leur ressemblance. Il ne savait pas pourquoi, mais cela lui était venu à l’esprit. Les deux personnes étaient entrées dans une échoppe. Kellen leva la tête et constata que c’était un magasin où l’on y vendait des produits pour les mages.
Le cœur serré, il repensa vaguement à tout ce que ses parents avaient essayé de lui apprendre, en vain. Jamais il n’avait pu réaliser ce qu’ils lui demandaient. Écoutant discrètement la conversation des deux adolescents avec le marchand, il apprit qu’ils étudiaient à l’école de magie, non loin d’où il se trouvait. Puis les deux jeunes sortirent joyeusement, chantonnant de façon insouciante. Kellen les enviait.
{Suis-les ! Qu’est ce que tu attends ?!}
Kellen sursauta. La voix ne s’était pas manifestée depuis plusieurs minutes, et comme cela arrivait souvent, il oubliait vite sa présence. Il se demanda s’il faisait bien de suivre les ordres de cette voix qui ne lui avait attiré que des ennuis depuis toujours, et finalement, il prit la direction qu’empruntaient les deux jeunes apprentis.
Il finit par arriver dans l’école. Les deux jeunes avaient disparus, mais il avait pu repérer l’immense bâtiment avant de perdre définitivement leur trace. Il arriva dans un hall gigantesque. La décoration était sobre et aérée. Un homme à la peau mat, dorée par le soleil abondant de cette région, lui adressa la parole.
« Bonjour. Tu es perdu ?
_ Euh…
_ Comment t’appelles-tu ? Tu étudies ici ?
_ Ke… Kellen… non… je viens… d’arriver…
_ Ah, tu es un nouvel élève ! Parfait ! Viens, je vais te présenter les lieux. »
Kellen fut trainé dans les couloirs de l’école et l’homme, qui se révéla être un professeur de magie, lui présenta l’institution. Lorsqu’il demanda à Kellen où était-il inscrit, il ne sut répondre. Il lui conta une histoire, se faisant passer pour un orphelin qui était arrivé par bateau et qu’il ne savait pas où aller. Le mage fut saisi par l’histoire de Kellen et le prit en pitié.
De fait, il s’occupa de tout pour qu’il puisse étudier dans cette école. L’homme n’avait pas insisté pour en savoir davantage et s’était contenté de la version de Kellen, bien que légèrement incohérente et hachée par de nombreuses hésitations. Il existait quelques chambres à disposition et on lui en attribua l’une d’elles, n’ayant pas d’autre endroit où dormir.
Durant cinq années, Kellen suivit les cours de magie à l’école. C’était un élève discret et timide qui s’effrayait pour peu. Personne ne l’avait approché ou était devenu son ami car il faisait peur, lui aussi, à bon nombre de ses camarades par son attitude et son apparence étranges. La voix dans sa tête s’était calmée petit à petit et ne faisait que de brèves apparitions, lorsqu’il était seul, par exemple.
Kellen n’aurait pu l’assurer, mais il avait toujours eu l’impression que même partiellement muette, l’entité semblait constamment consciente. Il aurait juré qu’elle s’abreuvait des cours qu’il suivait, en silence. Il était également toujours hanté par la vision de sa mère, prises dans les flammes, dans diverses situations, toujours tendant la main vers lui, voulant l’attraper pour l’étrangler, ou simplement le pointer du doigt comme l’unique responsable de sa mort. Pratiquement aucunes de ses nuits n’étaient épargnées.
Cinq années plus tard, il avait acquis les bases en termes de magie. Il avait apprit bien plus en cinq ans ici que depuis tout petit en compagnie de ses parents. Et ici, il n’avait jamais été puni parce qu’il avait échoué.
{Qu’allons-nous faire maintenant ?}
« Je ne sais pas… »
Kellen se dirigea d’un pas mal assuré jusqu’au village d’Althena où il allait se préparer pour retourner sur le continent d’Elmoreden. Gran Kain seul savait ce qui l’attendait maintenant.
Spoiler: