Le 18 Vertefeuille de l'an 965
« … »
« C’est vrai que c’est compliqué en ce moment, on ne peut pas trop se permettre de dépenses, et je ne veux pas prendre dans la solde qui nous a été versée. »
Amina regarde alors son loup, son confident depuis près d’une décennie, allongé non loin, à l’ombre d’un arbre, le museau entre les pattes.
« Tu sais de toi à moi Araf, tu pourrais faire un effort pour me répondre, je sais que tu es réveillé, tu ne ronfles pas… »
La jeune elfe est assise en tailleur sur un coussin, un gourdin d’eau et une tasse de thé en fer cabossée à ses côtés. Ses mains retiennent la canne à pêche, la pointe de cette dernière pliant à peine sous le mouvement de la rivière près de laquelle le camp de la compagnie a élu domicile.
« Je crois que c’est le moment d’une mise au point en fait… »
Le ton grave, elle observe deux oiseaux se battre pour un insecte, virevoltant au sol dans une danse combattive dont le grand gagnant fût le plus petit à son grand étonnement.
« Cela fait combien de temps maintenant qu’on est sur Dion… Trois semaines je crois à présent. Et on en est où…
Rascasse nous a donné la solde de l’homme dont il me tait le nom avant d’aller le trouver pour cette mission… Sincèrement, j’aurai dû le retenir un peu plus, j’ai bien l’impression qu’il ne reviendra pas…
J’ai enterré la solde, je sais qu’il saura chercher les indices où il faut. C’est plus prudent par les temps qui courent.
Je dois bien dire que le retour près des villes plus connues est une bonne chose dans un sens.
Il faut bien se faire connaitre pour attirer les foules, et les petits hameaux même bien placés ne sont pas suffisant pour se faire une rente digne pour vivre. »
De sa main droite, elle saisit sa tasse pour en boire une gorgée tout en remuant sa canne de l’autre, ses yeux sont à présent attirés par un nuage blanc, tout petit, perdu dans le bleu à peine éclairé de ce début de journée.
« Cette nuit, ça a été l’horreur, j’espère que le petit Kupi aura pu passer une bonne nuit. J’aurai dû éviter de l’emmener là-bas. Mais Giran n’est pas mieux comme le dit si bien Neijh.
Je ne sais pas comment vont s’entendre ses deux-là, en tout cas elle semble attentive à lui, et montre déjà des signes de tendresse évidentes à son égard.
D’ailleurs, côté rencontres, il y a de sacrés phénomènes. Je ne cesse d’être étonnée par les personnalités de chaque nouvelle personne que je croise.
Il y a cet elfe, Quetzal, totalement bizarre, avec un gros souci de mémoire… bon et sûrement d’audition à tout comprendre de travers tout le temps.
Je ne sais plus si je t’avais parlé de lui, dans tous les cas j’ai été étonnée de le voir incanter si facilement son invocation hier soir avant de rejoindre Oren. Sa mémoire doit être touchée sur le court terme sûrement.
Il m’a tout de même permis de rencontre un autre edhel, Aether, il a plus de 700 ans, tu te rends compte !!
Tu n’as pas connu Selren, c’était l’elfe le plus âgé que j’ai rencontré, un barde lui aussi, de hum…. 420 ou 430 ans à l’époque, donc… il doit avoir dans les 490 ans je crois maintenant, ou un peu plus… Bref ! »
Entendant son loup ronfler, Amina le siffle sans se retourner.
« Tu ronfles Araf, tu as fait quoi cette nuit encore… »
Son compagnon à quatre pattes pousse un grognement fatigué en baillant puis se couche sur le côté.
« J’ai dit que je faisais le point, il faut que tu sois réveillé pour l’entendre ! »
C’est sur un ton amusé qu’elle lui parle avant de reprendre son petit topo tout en vérifiant que le vers de farine est toujours accroché à son hameçon.
« Donc Aether, je lui ai envoyé mon poème sur l’homme et le pommier, on verra bien le retour qu’il en fera. Je suis ravie que la lecture ait plu au petit Kupi, il est bon public ce garçon.
J’espère juste que ça ne fera pas trop rappel au fait que les hommes sont entêtés… bêtes parfois… Bon, c’est vrai qu’ils le sont par moment seulement, les femmes le sont parfois aussi, mais là ! Monter à l’arbre pour y croquer directement le fruit, je vais le mettre au défi de le faire je pense, sans prendre la pomme des mains bien sûr !
J’appréhende en fait la lecture qu’il en fera… Ecrire, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé, et c’est assez… disons… que c’est peu élaboré en comparaison des chansons et récits que j’ai pu lire provenant de Cefedellen.
Moi qui trouvais ma vie déjà bien remplie, je n’imagine pas la sienne et ce qu’il va en penser. »
Sentant comme une touche à sa canne, elle marque une pause pour reprendre quelques instants après.
« La cité est comme dans mes souvenirs, bien que plus petite en la voyant de mes yeux d’adulte. J’ai eu un souvenir avec ma mère, à vouloir tenter de toucher les feuilles de l’arbre millénaire en revoyant la lumière se scinder au travers du feuillage.
Je ne sais pas si tu t’y plairais, si d’ailleurs tu y serais autorisé à ta balader comme par ici.
Ah ça mord !! Viens m’aider !»
L’elfe se lève en hâte et recule, tenant fermement sa canne à pêche, elle attend le bon moment pour tirer sur le fil tendu et qui remue au possible. Epuiser le poisson pour mieux vaincre sa résistance, c’est le moment qu’elle adore le plus et qui la fait sourire en sentant que ce dernier perd en puissance. Le loup n’a pas daigné bouger pendant ce temps, voyant sa maîtresse gérer la situation, à quoi bon se lever ?
Et en effet, après quelques minutes de combat, une belle perche sort de l’eau, vaincue et qui finit son envol contre le tissu d’une des tentes dans le dos d’Amina.
Le poisson a à peine le temps de remuer qu’il finit assommé par la pêcheuse qui s’en occupe aussitôt.
Le campement étant modeste en équipement, Amina a finalement tout sous la main et à porté de main dans la charrette qui sert de rangement. C’est ainsi qu’elle s’est établie un coin cuisine sur l’un des battants dépliés de la charrette et vient y préparer le poisson tout en reprenant la parole.
« Ça me fait penser, tu sais les trois « frères » elfes dont je t’ai parlé, Ealindir a apparemment disparu. Même si c’est une habitude d’après Melyn, je me poserai de sacrées questions surtout en venant dans une cité comme Giran… Je ne dis pas qu’il ne serait pas capable de se défendre, d’ailleurs en voyant Sendo et Melyn se démener au combat, je doute qu’il soit possible qu’Ealindir se fasse surprendre dans quelque chose.
Après, je mets peut-être la barre haute les concernant, après tout, mis à part savoir qu’ils ont une mission commune et qu’ils se disent « frères », je ne sais pas grand-chose à leur sujet.
J’admets que ça m’intrigue, et je suis assez heureuse de voir d’autres elfes et de pouvoir échanger avec eux… Je n’ai rien contre les autres races, mais c’est particulier de pouvoir parler avec d’autres elfes, ça a un côté rassurant presque quand je suis en compagnie d’eux… comme un retour à la maison… »
Ses paroles, en elfique, comme à chaque fois qu’elle parle à son loup, finissent tout doucement alors qu’elle se concentre sur la fin de la préparation du poisson. Une fois rincé et débité, elle le place dans une marmite où des petits légumes attendent déjà d’être cuits.
Le feu presque éteint se voit réactivé pour la cuisson du repas de la journée. Des petits branchages et des buchettes sont placés de façon à pouvoir laisser l’espace libre de la pierre au centre du foyer afin d’y recevoir la marmite.
C’est dans la contemplation des flammes qu’elle reprend ses palabres. Allant jusqu’à retrouver son loup pour se blottir contre lui, elle se questionne.
« Quel chemin prendre finalement ? Est ce qu’on doit encore attendre que Rascasse se manifeste ?
C’est arrivé tellement de fois que je me retrouve seule, à être obligée de chercher autre chose. Peut-être, est-ce le bon moment pour changer à nouveau de vie ?
J’aime être sur les routes, mais seule, je n’y arrive pas… »